Jérôme Poirot : « Aujourd’hui encore, nombre de Français du monde politique ou médiatique sont au service du régime de Vladimir Poutine » 

Politique
27 mars 2024, 11:45

Jérôme Poirot est docteur de l’université de Paris-IV Sorbonne, ancien élève de l’ENA et auteur de plusieurs ouvrages de référence dans le domaine du renseignement, dont le Dictionnaire du renseignement, Le renseignement français en 100 dates et Renseignement et espionnage : au-delà des légendes. Il a été durant six ans adjoint du coordonnateur national du renseignement à la Présidence de la République. Tyzhden s’est entretenu avec Jérôme Poirot pour en savoir plus sur les relais du Kremlin en France.

– Depuis l’invasion de l’Ukraine, la Russie peut compter sur de nombreux complices au sein du personnel politique et médiatique français qui relaient la propagande du Kremlin. Voyez-vous une évolution de leur discours ces derniers mois ?

– Oui, un certain nombre d’entre eux ont subitement changé de discours ces dernières semaines. Jusqu’à récemment, la Russie ne devait pas « être humiliée ». La Russie ne « devait pas perdre la guerre ». Il fallait éviter « l’escalade ». Ce qui comptait était de « restaurer la paix » et de mettre fin à une guerre qui « fait des morts ». Mais maintenant « tout doit être fait pour aider l’Ukraine ».

Un changement profond d’attitude a lieu depuis peu parmi certains de ceux qui promouvaient une position qui se voulait d’équilibre ou qui semblaient préférer laisser la Russie agir sans entraver réellement sa volonté de conquête territoriale.

– Pouvez-vous donner un exemple de ce changement de pied ? 

– Pour moi, le cas le plus spectaculaire de ces retournements est sans doute incarné par Natacha Polony, directrice de la rédaction de l’hebdomadaire Marianne. Ce journal appartient à Daniel Kretinsky, un milliardaire tchèque qui investit beaucoup en France, notamment dans des entreprises en grande difficulté. Natacha Polony, anti-américaine, souverainiste, proche à la fois de l’extrême gauche et de l’extrême droite encensait depuis deux ans la Russie et son président. Ainsi, si elle dénonçait depuis deux ans la guerre parce qu’elle aurait été voulue par les États-Unis et s’indignait du soutien apporté à l’Ukraine par les pays occidentaux, son discours vient de changer. Le 1er mars 2024, elle affirme : « La position raisonnable ? Armer l’Ukraine et ne pas laisser les États-Unis se retirer », mais aussi « La Russie ne doit pas gagner » et même « Vladimir Poutine, dans ses délires meurtriers a attenté à l’intégrité de l’Ukraine, nous devons soutenir les Ukrainiens qui se battent admirablement pour leur pays ».

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– Est-ce un cas représentatif ? 

– Les profils comme ceux de Natacha Polony ont toujours été nombreux à supporter Moscou, au temps de l’URSS, comme depuis 1991. Il est utile de rappeler combien la France est, depuis un siècle, très pénétrée par la propagande, la désinformation et les ingérences russes. Pour de multiples raisons. Parce que le parti communiste y a longtemps été puissant. Parce que l’anti-américanisme a irrigué une frange des intellectuels. Parce que la politique du général de Gaulle d’équilibre entre l’Est et l’Ouest a souvent été mal comprise. Parce que le contre-espionnage français s’est trop peu consacré aux ingérences russes jusqu’à une période récente. Parce que les roubles ont été distribués généreusement. Natacha Polony représente — représentait — bien ce que peuvent être ces soutiens assumés du Kremlin. En outre, son positionnement a sans doute facilité sa carrière parce qu’elle paraissant porter une voix « originale », critique des positions officielles de la France.

– À vous entendre, les soutiens du Kremlin sont nombreux… 

– Il est indispensable de marteler qu’aujourd’hui encore, nombre de Français du monde politique ou médiatique sont au service du régime de Vladimir Poutine. Un livre de Vincent Jauvert paru le 1er mars, À la solde de Moscou, a fait du bruit, car il donne des noms, pour certains déjà connus, de Français qui ont servi l’URSS, donc qui ont trahi la France. Il cite ainsi les journalistes vedettes, à leur époque, qu’ont été Pierre-Marie de la Gorce (L’express, le Figaro, le Monde diplomatique, Radio-France, etc.), Albert-Paul Lentin (Libération, le Nouvel Observateur), Jean Clémentin (Le Canard Enchaîné) ou encore Gérard Carreyrou (Europe 1, TF1). Cette engeance qui, d’après Vincent Jauvert, préfère Moscou à Paris, la dictature à la démocratie, la répression à la liberté, existe encore. Des journalistes — y compris parmi les plus connus — des responsables politiques, des essayistes, mais aussi certains parmi ces « experts » qui peuplent les plateaux des chaînes d’information sont aujourd’hui des relais de la propagande russe.

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– Qui sont-ils ? Que se passe-t-il avec eux aujourd’hui ?  

– Certains affichent clairement encore et encore leurs positions. Il y aura toujours des avocats irréductibles de la Russie. Le chroniqueur Luc Ferry — cet ancien ministre de l’Éducation nationale (2002-2004) qui ne sait pas que les pays Baltes sont membres de l’Union européenne et de l’OTAN. Nicolas Sarkozy, l’ancien Président de la République, suspecté par la Justice de financement illégal de campagne électorale, corruption, recel de détournement de fonds publics et association de malfaiteurs. Sans parler des enquêtes en cours dont l’une pour laquelle il est soupçonné d’avoir, dans le cadre d’un contrat avec l’assureur russe Reso-Garantia, mené des actions de lobbying illégales. Pierre Lellouche, ancien sous-ministre (2009-2010), très présent dans les médias, toujours prompt à mettre en avant le fait qu’il a — ou aurait — été décoré par le gouvernement ukrainien.

– Que disent-ils ? 

– Ceux-là souhaitent que Vladimir Poutine s’occupe comme il l’entend de l’Ukraine, pourvu que cela fasse baisser le prix de l’énergie et mette fin aux dépenses en faveur de l’Ukraine. Ils ressassent que « la guerre fait des morts des deux côtés », « que les sanctions sont inefficaces », « que personne ne veut mourir pour Kiyv » et, bien entendu « que la guerre a été décidée par Washington », sans oublier que « la corruption est un problème en Ukraine ».

Mais il y a aussi ceux, de plus en plus nombreux, qui n’osent pas ou plus assumer leurs positions. L’exemple qui me vient à l’esprit est celui du général François Chauvancy. C’est le cas qui m’interroge, mais j’invite tout le monde de se faire sa propre idée.

Capture d’écran

Il arrive à ce général d’avoir une pensée pour les soldats russes. Dans un article publié le 17 décembre 2023, il appelle à mettre fin à la guerre — comprendre donner une partie de l’Ukraine à la Russie — lorsqu’il écrit ; « la durée de la guerre ne devrait-elle pas être abrégée compte tenu de ses conséquences sur le fonctionnement de l’Union européenne ? » Il se défend d’être pro-russe. Il n’officie plus à l’antenne de RT France, puisqu’elle a été fermée, ni à celle de CGTN, la chaîne chinoise. Mais ce n’est qu’un exemple parmi d’autre, il était loin d’être le seul ancien militaire ou diplomate à avoir été régulièrement invité par le média russe.

– On est loin du changement de discours de fond que vous annoncez…

– Si on laisse de côté ceux qui propagent la parole du Kremlin, et si l’on revient à ceux qui avaient épousé les thèses russes pour des raisons conjoncturelles, on observe, en effet, un changement important. Beaucoup d’entre eux sont devenus de fervents supporters de l’Ukraine. Ils appellent dorénavant à la défaite de la Russie. Ils poussent à augmenter de manière décisive l’aide apportée à l’armée ukrainienne. Ils réclament la construction d’une défense européenne capable de se passer, si nécessaire, des États-Unis pour assurer la sécurité du vieux contient. Bref, ils sont devenus lucides, ils ont rejoint le camp des défenseurs de la liberté, de la démocratie, du droit international. Le camp de l’Ukraine qui lutte contre des barbares. De vrais convertis à la cause ukrainienne.

– Quelles sont les raisons de cette conversion ? 

– Ce changement salutaire de position — mieux vaut tard que jamais — trouve très probablement son origine dans une série d’évènements survenus ou rendus publics ces dernières semaines. Au mois de février, les États-Unis ont révélé que la Russie pourrait avoir l’intention de détruire des satellites occidentaux en employant des armes nucléaires. Il s’agit d’un coup de tonnerre. En effet, le Traité de l’espace, que l’URSS a signé le 27 janvier 1967, qui lie donc la Russie, prévoit que l’espace doit être utilisé à des fins pacifiques et prohibe le recours à des armes de destruction massives dans l’espace. En s’affranchissant de ces principes fondamentaux, la Russie démontre, une fois de plus, au monde entier qu’elle agit sans foi ni loi.

Le durcissement du régime russe, qui s’est traduit de manière éclatante par l’assassinat d’Alexeï Navalny le 16 février, a montré, après des dizaines d’éliminations de gêneurs ces deux dernières années qui ont eu le bon goût de sauter par la fenêtre ou de mourir subitement, qu’il n’y avait pas de limite à la répression et au cynisme du Kremlin.

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Le soutien de la Russie au Hamas et au Jihad islamique — qui se ressemble s’assemble — a pris plusieurs formes. Très probablement un soutien direct à l’attaque terroriste du 7 octobre dernier, via des cyberattaques. Mais aussi, et de manière plus visible, de par l’invitation des dirigeants de ces deux mouvements à Moscou le 29 février.

L’agressivité grandissante, et dorénavant très inquiétante, des cyberattaques russes contre les intérêts français. La presse a révélé le 11 mars, que plusieurs services de l’État ont été visés par des attaques informatiques d’une « intensité inédite » selon les autorités. Perturber les Jeux Olympiques de cet été et nuire à la France sont les objectifs poursuivis.

La révélation récente que Vladimir Poutine avait envisagé d’utiliser des armes nucléaires tactiques en Ukraine, à l’automne 2022, a également contribué à faire prendre conscience de la nature du régime russe, prêt à tout.

– Cela fait beaucoup… 

– Et ce n’est pas fini ! À cela il faut ajouter que les discours de Vladimir Poutine, des officiels russes et des journalistes moscovites qui les relaient, sont de plus en plus agressifs envers l’Occident. Le 29 février, le président de la Fédération de Russie a utilisé l’expression de « menace réelle » pour avertir les pays occidentaux qu’une guerre nucléaire était possible. Et Dmitri Medvedev a visé plus directement encore la France en écrivant que « La Russie n’a plus de ligne rouge pour la France ».

C’est donc ce mois de février 2024 qui, en raison de l’accumulation de faits, de révélations et de déclarations qui a conduit à une prise de conscience inédite chez de nombreux individus qui étaient jusqu’à présent partisans de la Russie criminelle, ou à tout le moins complaisants avec le funeste projet poutinien.

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– Pourtant, il n’était pas difficile de connaître et de comprendre les intentions russes plus tôt ? 

– Que l’on soit responsable politique, journaliste, universitaire, « expert » ou simple citoyen informé, il fallait être sourd, aveugle ou complice pour ne pas comprendre les intentions russes. Il suffisait d’écouter le président estonien, Lennart Meri, qui, le 25 février 1994 met en garde. Il pointe d’abord l’aveuglement des dirigeants occidentaux : « Je voudrais vous dire ouvertement […] que mon peuple et moi observons avec une certaine inquiétude le peu de conscience qu’a l’Occident de ce qui se prépare actuellement dans les étendues de la Russie ».

Des dirigeants russes, dès après la chute de l’URSS, des idéologues, puis Vladimir Poutine de manière menaçante à partir de 2007 ne cachaient pas la stratégie et les ambitions territoriales de la Russie. Les première et deuxième guerres de Tchétchénie, trois ans après la disparition de l’URSS, montraient déjà sans fard ce qu’était la Russie.