Andreas Umland : « Macron parle bien, mais l’aide française à l’Ukraine n’est pas aussi importante que l’aide allemande »

Politique
21 mars 2024, 11:17

TheUkranianWeek\Tyzhden s’est entretenue avec le politologue Andreas Umland, professeur associé de l’Académie Mogyla de Kyiv, analyste au Centre d’études sur l’Europe de l’Est de Stockholm, sur les changements dans la politique allemande envers l’Ukraine, les raisons de la réticence du chancelier Olaf Scholz au sujet de la livraison à l’Ukraine de missiles Taurus et les difficultés des entreprises allemandes en Ukraine.

– Après qu’Olaf Scholz a affirmé que des soldats britanniques aidaient l’armée ukrainienne à cibler les missiles Storm Shadow, ses partenaires l’ont accusé d’utiliser des renseignements de manière clairement abusive. Une autre controverse politique est survenue entre le chancelier et le président français Emmanuel Macron concernant l’Ukraine et la sécurité de l’UE. Tout cela suggère qu’une certaine tension grandit entre les partenaires de l’Ukraine en Europe, notamment entre la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne. Dans quelle mesure cette tension est-elle ressentie actuellement ?

– La tension est quelque peu naturelle, car il y a une guerre en cours et il s’agit de soutenir l’Ukraine. En Allemagne, ainsi que dans d’autres pays, on craint beaucoup que l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne ne soient entraînées dans cette confrontation et que la guerre se transforme en une Troisième guerre mondiale, une guerre nucléaire. On oublie parfois que la tension était bien plus forte auparavant, car pendant la guerre froide il y avait beaucoup plus de têtes nucléaires, il y avait aussi des tensions idéologiques et le monde était également au bord de la Troisième guerre mondiale. Maintenant, tout cela est oublié. Il s’agit déjà d’une génération différente, qui n’a pas l’habitude de résoudre les problèmes stratégiques de manière générale. Par conséquent, même en Allemagne, il y a actuellement un débat tendu sur les missiles à longue portée Taurus.

Scholz a donc dit que nous ne pouvions pas livrer ce type de missiles parce que c’était risqué pour l’Allemagne, étant donné qu’ils ne seraient utilisables que si des soldats allemands étaient impliqués. Et il a ajouté que (soi-disant) les soldats britanniques participaient déjà à la guerre. Mais c’était une déclaration illogique, car cela voudrait dire que des soldats de l’OTAN seraient déjà impliqués.
Pour lui, il s’agissait d’un argument pour ne pas donner à l’Ukraine des missiles Taurus, car dans ce cas des soldats allemands seraient aussi indispensables. Et bien que certains experts disent : « Non, vous pouvez simplement former les soldats ukrainiens, qui seront eux-mêmes capables de guider ces missiles ».

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Emmanuel Macron a déclaré qu’il ne pouvait être exclu que des soldats de l’OTAN se retrouvent sur le territoire ukrainien. Olaf Scholz s’y est opposé et a déclaré que tant qu’il serait chancelier, il n’y aurait pas de soldats allemands en Ukraine. Il a toutefois été critiqué par la suite, déclarant qu’en Allemagne, ce n’est pas le chancelier qui décide. Nous avons ce que l’on appelle une armée parlementaire, ce qui signifie que c’est le Parlement qui décide si la Bundeswehr peut être engagée sur un tel ou tel territoire. Cette discussion en Allemagne est très tendue.

Je pense que cela est lié au fait que l’Allemagne s’est soudainement retrouvée dans une situation à laquelle elle n’était pas habituée pendant la période de l’après-guerre. Elle avait l’habitude de suivre Bruxelles et Washington, d’être là au sein de l’UE et de l’OTAN et de ne pas être un leader. Et maintenant, il s’avère que dans une époque de grands désordres, alors qu’il y a des problèmes en Amérique, l’Allemagne s’est soudainement retrouvée dans une position de leader en Europe. Mais nous n’avons pas de culture stratégique. Autrement dit, il nous manque certaines traditions, infrastructures, algorithmes sur la façon de nous comporter dans de tels moments.

Mon collègue, le politologue Stefan Meister, estime que nous avons une politique étrangère bureaucratique. Autrement dit, les représentants du ministère discutent ici de leurs priorités. Et puis les décisions sont prises par des bureaucrates, et non par des politiciens, des experts et des diplomates, qui devraient le faire. C’est pourquoi nous avons de telles contradictions. Aujourd’hui, en Grande-Bretagne, le mécontentement contre la divulgation par Scholz d’informations secrètes est très grand.

Mais il faut dire que, hormis la question des missiles Taurus, le soutien de l’Allemagne est très important. Aujourd’hui, la situation est complètement différente de celle de 2022. Si nous comparons en pourcentage du PIB, le soutien allemand n’est pas encore aussi important que celui des pays scandinaves ou baltes, mais il est, par exemple, plus important que celui des États-Unis.

Il y a le même problème avec la France. Macron parle bien, mais si vous regardez l’aide financière de la France à l’Ukraine, elle n’est pas aussi importante que celle de l’Allemagne, bien que notre discours ne soit pas aussi plaisant que celui de Macron.

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– Avant la guerre russo-ukrainienne, on parlait souvent de la locomotive franco-allemande en Europe : deux pays-clés qui en mènent d’autres. Es-ce vrai que nous sommes désormais confrontés à une certaine fracture ?

– Oui, il y a une certaine fracture, mais c’était déjà comme ça avant. Il me semble que tout n’a jamais été harmonieux. Cette locomotive franco-allemande était une métaphore de l’ancienne Union européenne, à l’époque où il n’y avait ni Pologne, ni Roumanie, ni aucun autre grand pays.

Après la sortie de la Grande-Bretagne de l’UE, l’Allemagne et la France joueront à nouveau un rôle plus important qu’auparavant, mais on sent déjà qu’il y aura probablement une construction politique différente au sein de l’UE. Très probablement, la Pologne et les pays scandinaves auront plus de poids. Les Scandinaves, ce qui me réjouit et me surprend, apportent un soutien très important, en particulier si l’on considère le pourcentage du PIB de ces pays et ce qu’ils donnent en termes d’armes. Et ces États n’ont pas avec l’Ukraine de lien historique aussi important que, par exemple, l’Estonie, la Lituanie ou la Pologne. Les pays nordiques jouent désormais aussi un rôle plus important à Bruxelles. Probablement à l’avenir, il y aura une conception différente, cette locomotive n’existera pas, mais il y aura un autre groupe de pays qui jouera un rôle de premier plan.

– Auparavant, le pacifisme de la société avait une influence significative sur la position de l’Allemagne en faveur de l’Ukraine dans la guerre contre la Russie. Cette tendance a-t-elle changé maintenant ?

– Malheureusement, cela joue encore un rôle en Allemagne. Il y a toute une philosophie parmi les intellectuels, et elle est très autocentrée. Elle ne prête pas attention aux problèmes de l’Ukraine. Ce qui a fondamentalement changé, c’est l’attitude à l’égard de la Russie. Jusqu’en 2022, il y avait encore beaucoup de sympathie ou la vision selon laquelle tout ce qui concerne la Crimée n’est qu’un certain malentendu et que dans le Donbass, c’est une guerre civile qui se déroule. Par conséquent, une partie des intellectuels estimaient qu’il y avait, certes, une sorte de tension observable, mais qu’il suffisait de s’asseoir et d’en parler. Maintenant, cela a changé. Les images en provenance d’Ukraine sont très effrayantes, de nombreux réfugiés sont arrivés et racontent leur histoire. En ce sens, il y a eu des changements positifs et l’attitude envers l’Ukraine s’est améliorée.

Mais nombreux sont ceux qui pensent que le pacifisme se manifeste par le soutien aux Ukrainiens ordinaires, qu’il est dans l’intérêt des Ukrainiens de commencer à négocier la paix. J’ai rencontré pas mal des gens qui disaient que c’était Zelensky qui voulait la guerre, qu’il était sous l’influence des Etats-Unis ou de la Grande-Bretagne et que ces deux pays cherchaient une confrontation. Selon сette logique, si Zelensky ne reçoit pas davantage d’armes, il entamera des négociations et il y aura la paix. Et ce sera dans l’intérêt non seulement des Allemands, mais aussi des Ukrainiens. C’est un argument très étrange. Mais de tels récits sont malheureusement courants.

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– Est-il possible de comparer Poutine à Hitler ? Et pour la plupart des Allemands, cette comparaison sera probablement encore exagérée, ou non ?

– Je ne soutiens pas non plus une telle comparaison. On peut probablement le comparer à Mussolini, ou à d’autres dictateurs comme Saddam Hussein et Joseph Staline, bien sûr.
Hitler était très particulier. Et bien que j’aie aussi écrit à ce sujet, du point de vue analytique, la politique russe ne peut pas encore être classée comme fasciste, mais elle est très similaire dans ses effets sur l’Ukraine. Parce qu’il n’y a pas seulement une guerre, mais une guerre génocidaire, peu importe l’idéologie.

La différence la plus importante, à mon avis, est qu’Hitler était un révolutionnaire, un raciste, et que Poutine veut très probablement restaurer l’ancien empire. C’est un réactionnaire. Il souhaite le retour du système de Yalta et que la Russie redevienne un acteur mondial. Hitler voulait un empire complètement nouveau, un monde nouveau. C’est là la différence, mais l’effet de la politique de Poutine sur l’Ukraine est très similaire à l’effet de la politique d’Hitler sur votre pays.

C’est un débat difficile pour les Allemands, même si certains disent que Poutine est un fasciste, cette comparaison ne fonctionne pas en Allemagne.

– Ces derniers mois, des manifestations importantes ont eu lieu en Allemagne contre le parti Alternative pour l’Allemagne et des discussions ont aussi eu lieu sur son éventuelle interdiction. Et pourtant, lors des récentes élections à Berlin, ce parti a remporté plus de voix que prévu. Dans ce contexte, dans quelle mesure la société allemande est-elle aujourd’hui polarisée ?

– Cette situation concerne essentiellement les territoires de l’Allemagne de l’Est. Le parti Alternative pour l’Allemagne y bénéficie du plus grand soutien, tout comme le nouveau parti populiste de gauche Union Sahra Wagenknecht. Cette force politique est issue de la gauche. Cette dernière disparaîtra probablement lors des prochaines élections, car l’ « Union Sahra Wagenknecht » devrait lui enlever son électorat. À ce propos, l’ancien parti de gauche soutient désormais davantage l’Ukraine.
Je viens aussi d’Allemagne de l’Est. La situation y est très tendue, car ces deux partis (Alternative pour l’Allemagne et Union de Sarah Wagenknecht – ndlr) sont des partis « antisystème ». Ils sont contre les valeurs occidentales, contre l’OTAN, contre les Etats-Unis et en partie contre l’Union européenne. Ils s’opposent également au soutien à l’Ukraine. Ces gens sont en partie pro-russes, mais il existe aussi en Allemagne un certain mouvement contre l’Alternative pour l’Allemagne.

Si nous regardons d’un point de vue comparatif, on peut malheureusement retrouver une situation similaire dans d’autres pays : aux États-Unis, en Pologne, à mon avis, il existe également une très grande polarisation. Il y a eu beaucoup de polarisation au Royaume-Uni lors du Brexit. Il en va de même maintenant en Allemagne, en tous cas dans les Länder de l’Est. La situation est meilleure à l’Ouest. Là-bas, le soutien à ces partis antisystème est moins important. Mais après les prochaines élections législatives, ils formeront probablement un bloc puissant au Bundestag.

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En septembre, des élections locales auront lieu dans trois Länder de l’Est : la Thuringe, la Saxe et le Brandebourg. On s’attend à ce que l’Alternative pour l’Allemagne, que certains qualifient déjà de fasciste de facto, y arrivent en tête.

Et c’est ce qui crée de gros problèmes pour la politique régionale. Pas encore pour la politique fédérale. A ce niveau, ces partis antisystème restent simplement isolés. Et au niveau de la politique régionale est-allemande, c’est un gros problème car il est déjà difficile d’y créer une coalition sans eux.

– Quelle peut être la méthode pour surmonter cette polarisation ?

– C’est difficile. On ne sait pas encore exactement quelle direction prendra le nouveau parti « Union de Sahra Wagenknecht ». Si l’on regarde l’enquête, 40 % de l’électorat de cette force soutient la livraison d’armes allemandes à l’Ukraine. Et ce chiffre est bien plus élevé que celui de l’électorat populiste de droite et de l’électorat radical de droite.

Mais l’Alternative pour l’Allemagne s’est éloignée du centre idéologique. Autrement dit, il sera difficile d’intégrer ce parti dans le système. Je pense que la seule chose qui reste à faire est de l’isoler.

De plus, l’Allemagne de l’Est n’avait tout simplement pas la même population que l’Allemagne de l’Ouest. Il n’y a pas eu d’occidentalisation comme à l’Ouest. Et les vieux stéréotypes nationalistes subsistent. Un autre problème avec l’Allemagne de l’Est est qu’il s’agit d’une société très âgée d’un point de vue démographique. Les jeunes ont quitté ces régions. Elles sont parmi les plus laïques d’Europe. Je soupçonne que cette nature anti-systémique et ce soutien au radicalisme sont simplement le résultat du fait qu’il s’agit d’une société de personnes âgées qui vont déjà vers leur mort, vers la fin. Et cette agression se transforme en politique. Et l’institution la plus importante qui puisse faire quelque chose face à la question de la mort – l’Église – n’existe pas. Certes, il existe bien des églises physiques, mais la société est très laïque.