Richard Herzinger chroniqueur politique, Berlin

Le léninisme moderne

Politique
26 février 2024, 09:37

L’héritage idéologique de Lénine, dont c’était le centenaire de la mort le 21 janvier, continue à avoir ses effets néfastes. Les espoirs nés du virage démocratique en Europe dans les années 1989-1990 et de l’effondrement de l’Union soviétique, selon lesquels le léninisme ne serait désormais qu’un terrible souvenir historique, se sont révélés être une illusion.

Sous Xi Jinping, le « marxisme-léninisme » est devenu une idéologie d’État omnipotente en République populaire de Chine, et Lénine redevient progressivement une figure culte. Xi s’appuie donc sur la première phase du régime de Mao Zedong, avec bien sûr des capacités technologiques de surveillance idéologique et coercitive beaucoup plus évoluées, et une économie incomparablement plus forte que celle de Mao. Le régime chinois a utilisé avec succès la dynamique du système économique capitaliste pour cimenter son autocratie communiste, réalisant ainsi ce que Lénine avait prévu dans sa « Nouvelle politique économique » en 1921.

En Russie, le léninisme a également connu sa prétendue mort historique. Le Kremlin n’adhère plus à la doctrine communiste du salut et l’appareil sécuritaire de Poutine s’apparente davantage au tsarisme (et au stalinisme) qu’aux conceptions originelles des bolcheviks de l’époque de Lénine. Le système de gouvernement de Poutine repose sur une omnipotence terroriste des services spéciaux, qui ont déjà fusionné avec la mafia, bien qu’ils prennent leurs origines dans la Tchéka, créée par Lénine. La Russie de Poutine est fondamentalement un successeur du système soviétique. Elle a également hérité d’une hostilité de fond à l’égard du libéralisme occidental qui devient de plus en plus insensée.

Lire aussi:    Lénine par terre sur fond de guerre 

Pour déstabiliser les démocraties occidentales, le Kremlin utilise des larbins idéologiques d’extrême droite et d’extrême gauche. Jusqu’à présent, en Allemagne, cela était principalement l’affaire de l’extrême droite AfD et du parti qui a succédé au SED [Sozialistische Einheitspartei Deutschlands, parti unique de l’ex-Allemagne de l’Est – ndlr] « Die Linke ». Ils sont désormais rejoints par le parti nouvellement formé par Sahra Wagenknecht qui, malgré toutes les divergences idéologiques, cherche à unir les forces pro-Kremlin.

Wagenknecht, qui s’est fait connaître comme marxiste-léniniste dogmatique, est ouverte à la droite, compte tenu du fait que le léninisme était historiquement non seulement enraciné à gauche, mais affectait aussi non moins profondément ses antipodes apparents. Par exemple, Benito Mussolini, et Joseph Goebbels à ses débuts, avant d’accepter Hitler sans réserve comme son messie, considéraient Lénine comme un modèle et un archétype du type de leader qu’ils voulaient voir à la tête de leur mouvement d’éveil nationaliste.

L’extrémisme de droite allemand de la République de Weimar a eu un courant connu sous le nom de « révolution conservatrice », qui prônait l’unification de l’Allemagne avec l’Union soviétique contre un Occident honni. Il considérait la Révolution russe d’Octobre comme un soulèvement « national » contre une civilisation occidentale « dégénérée ». On peut dire aussi que sous la face de l’idéologie communiste en Russie, « l’esprit authentique de la nation » était en train de percer, sans être corrompu par l’individualisme et le matérialisme occidentaux.

Aujourd’hui, Steve Bannon, leader de l’extrême droite états-unienne et stratège idéologique de Donald Trump, se qualifie de « léniniste ». Il prône ainsi non pas la transformation du système étatique américain, mais plutôt sa mise à bas intégrale sous la direction d’une petite avant-garde idéologique bien déterminée. Il rejoint ainsi la tradition des « révolutionnaires conservateurs » tels que Hans Freyer, qui, dans son pamphlet de 1931 Revolution von rechts [la révolution de droite – ndlr] décrit un coup d’état révolutionnaire qui dépasse la révolution prolétarienne annoncée par Marx. Selon Freyer, la révolution cherchait à répondre aux revendications d’une seule classe et n’était donc pas assez radicale. Selon lui, seule la révolution nationaliste avec son objectif d’une « communauté nationale organique » était véritablement libre de tout intérêt particulier, et c’est pourquoi elle seule pouvait provoquer une rupture fondamentale avec l’ère libérale bourgeoise.

Lire aussi:   Pourquoi les Russes ont-ils besoin d’enfants ukrainiens ?  

L’essentiel de la vision « nazie » de Lénine consistait en disjonction entre sa volonté inconditionnelle de pouvoir et la théorie marxiste de l’histoire indissociable des « lois objectives ». En fait, Lénine a trahi l’idée de Marx sur un point crucial. Ce dernier considérait le plein développement des forces productives du capitalisme comme une condition préalable à la révolution prolétarienne et à la mise en place réussie du socialisme. Lénine, en revanche, ne voulait pas attendre aussi longtemps. Il changea le système de l’idéologie de Marx portant sur l’avenir : il fallait d’abord établir la « dictature du prolétariat », puis accélérer le développement des forces productives nécessaires pour mettre en place le socialisme. Le progrès économique apporté par le capitalisme, qui n’avait pas encore vraiment gagné la Russie, était censé compenser le régime communiste déjà établi.

De cette vocation apparemment historique au gouvernement par l’arbitraire, les léninistes ont tiré leur précepte suprême : ne jamais lâcher, sous aucun prétexte, le pouvoir absolu acquis. Ainsi, l’essence du léninisme se résumait à l’absolutisation du pouvoir, basée sur une violence excessive et totale et sur l’expansion illimitée des pouvoirs des appareils répressifs qui le protègent. Selon la doctrine de Lénine, ces appareils ne sont soumis à aucune loi supérieure à la volonté des dirigeants, ni à aucune restriction morale.

C’est sous cette forme d’idéologie impitoyable de la violence que le léninisme fait son retour sur la scène internationale avec un revanchisme sinistre : sans les idées utopiques d’une société communiste idéale sans classes et combinant des dérives idéologiques du fascisme auquel l’humanité avait fait face il y a une bonne centaine d’années.