Opinion allemande: « On s’est trompé au sujet de la Russie »

Politique
15 mars 2024, 15:14

« Le monde ne sera plus jamais le même », déclarait le chancelier allemand Olaf Scholz dans un discours au Bundestag le 22 février 2022. Il annonçait la Zeitenwende – le changement d’époque. Ce discours visait principalement à modifier l’attitude de l’Allemagne à l’égard de sa propre sécurité et de sa défense, mais aussi à reconsidérer la menace. Deux ans après ce changement de rhétorique qui a fait date, Tyzhden a demandé à des hommes politiques, des journalistes et des experts allemands comment la perception du monde par la société allemande avait changé depuis la déconstruction du mythe d’une grande Russie culturelle compte tenu de la guerre barbare qu’elle mène contre l’Ukraine.
Voici quelques réponses.

Roderich Kiesewetter, député de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) au Bundestag, colonel à la retraite de la Bundeswehr

La vision du monde de la société allemande a été façonnée par trois « mensonges-clés » : 1) nous sommes entourés d’amis et de partenaires et pouvons prendre soin de notre cohésion sociale ; 2) notre stabilité économique et notre compétitivité sont alimentées par une sécurité bon marché grâce à la défense de l’OTAN, une énergie bon marché en provenance de Russie et des chaînes d’approvisionnement bon marché de Chine ; 3) tout cela enveloppé dans le récit du « changement par le commerce » (« Wandel durch Handel »), une politique initiée par le gouvernement allemand sous le chancelier Willy Brandt.

Cette politique faisait partie de ce qu’on appelle la politique à l’égard de l’Est (Ostpolitik), qui prévoyait l’établissement de relations et de changements politiques en RDA et dans les pays du bloc de l’Est, puis en Russie. De plus, une certaine partie de la société allemande se caractérise par une amitié et un romantisme (ou naïveté ?) anciens et profondément enracinés. Bien que la guerre contre l’Ukraine ait commencé en 2014, l’Allemagne n’y a réagi que le 24 février 2022. Quelques jours après le début d’une guerre d’agression à grande échelle contre l’Ukraine, le gouvernement allemand a fait allusion à la nécessité de surmonter ces injustices de la vie dans le discours du chancelier Scholz sur la « Zeitenwende ». Mais ce dernier n’a pas compris ce changement d’époque et, par conséquent, une partie de la société n’a pas réussi à le faire non plus.

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Cependant, la majorité de la société allemande a compris à quel type d’État terroriste nous avons affaire et se montre désormais beaucoup plus critique. De nombreux anciens sympathisants de la Russie ont vécu un véritable bouleversement mental. Ils font leur autocritique. Il est toutefois impératif que la communication politique apparaisse enfin au sein du gouvernement fédéral (le ministre des Affaires étrangères et celui de la Défense le font déjà) afin que la partie de la population qui n’a pas encore achevé ce changement de mentalité perçoive une orientation claire. Pour beaucoup, le mythe de la « bonne et invincible » armée russe persiste, en particulier dans les régions de l’ex-RDA, qui sont déjà assez sceptiques à l’égard de l’Amérique et des structures étatiques et démocratiques.

La société allemande est donc divisée en trois parties différentes. Il y a ceux qui ont toujours été sceptiques à l’égard de la Russie, qui se sont inquiétés de la voir devenir un État terroriste sous la direction de Poutine et qui sont maintenant encore plus fermement ancrés dans leur opinion. Il y a ceux qui étaient quelque peu naïfs avant le 24 février 2022 et qui ont finalement changé d’attitude et de façon de penser. Et il y a ceux qui restent encore des amis fidèles à un État terroriste et s’accrochent au mythe. Ils croient encore en une Russie invincible et veulent s’unir à elle comme étant la « meilleure » option. Certains d’entre eux peuvent aussi être considérés comme « la 5e colonne ». Ils ne seront jamais ouverts à un changement d’attitude à l’égard de la Russie, car la propagande et la désinformation russes trouvent malheureusement un terrain particulièrement fertile en Allemagne.

Marie-Agnes Strack-Zimmermann, députée du Parti libéral-démocrate (FDP) au Bundestag, présidente de la commission de la Défense

Autant que je sache, de nombreux citoyens sont choqués par cela (la guerre – ndlr) et doutent également de leurs propres convictions, qu’ils ont eues toute leur vie, en particulier celle selon laquelle une paix durable et libre avec la Russie est possible et les échanges commerciaux que nous avons menés avec elle peuvent aussi être utiles à cet égard. Pour beaucoup, la guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine a été un amer réveil. Cependant, il y a encore des gens qui croient sérieusement qu’ils peuvent parvenir à un dialogue avec Poutine pour établir une paix durable.

Anton Hofreiter, député « Les Verts » au Bundestag, biologiste

La majorité des citoyens allemands ont compris au plus tard le 24 février 2022 que la Russie dirigée par Vladimir Poutine était devenue une dictature sanglante. Pendant trop longtemps, les avertissements sont restés inaperçus et ignorés. Une invasion à grande échelle a mis fin à la pratique généralisée des vœux pieux.

Сaroline Turzer, journaliste, chef du département politique étrangère du quotidien allemand Die Welt

Depuis le début de la guerre en Ukraine, de nombreux Allemands ont compris que le concept de « Wandel durch Handel », c’est-à-dire l’exportation de valeurs telles que la démocratie et le libéralisme par la coopération économique, ne fonctionne pas. Beaucoup ont compris que pour prévenir la guerre, il était nécessaire de se réarmer afin de dissuader des adversaires imprévisibles, parmi lesquels figure désormais évidemment la Russie. L’invasion de l’Ukraine a été pour eux un signal d’alarme. À l’époque de la chancelière Angela Merkel, ils vivaient avec la certitude que la paix et la sécurité en Europe étaient garanties. C’était une fausse croyance.

Richard Herzinger, journaliste

On ne sait toujours pas exactement dans quelle mesure la société allemande a profondément modifié sa perception du monde. Les enquêtes confirment qu’une écrasante majorité est favorable à l’augmentation de la fourniture d’armes à l’Ukraine et à l’armement de la Bundeswehr. Cependant, le plus important pour la plupart des Allemands est de ne devenir en aucun cas co-belligérants. Très peu de gens en Allemagne réalisent que la Russie de Poutine considère la guerre de destruction contre l’Ukraine comme la première bataille de sa grande guerre contre l’ensemble du monde occidental.

Les actuelles manifestations de masse à l’échelle nationale pour la défense de la démocratie contre le parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) témoignent que cette menace n’a pas encore pleinement pénétré la conscience de la société allemande. Il n’est généralement pas mentionné que ce parti est un instrument de la guerre hybride russe visant à déstabiliser les démocraties libérales.
Cependant, cela s’applique aussi aux partis « de gauche », en particulier l’« Alliance » gauche-droite nouvellement créée, centrée autour de la propagandiste du Kremlin Sahra Wagenknecht. Cependant, contrairement à l’AfD, ces groupes ne sont pas perçus par la majorité du public politique et médiatique allemand comme une menace pour la démocratie. Près de 30 % des électeurs ont l’intention de voter pour les partis pro-Kremlin lors des prochaines élections législatives. C’est comme un signal d’alarme qui montre à quel point la résistance de la société allemande aux autocraties agressives est fragile.