Le syndrome du mémorandum de Budapest et la nouvelle architecture de sécurité 

Politique
25 février 2024, 11:06

Le 24 février 2024, la date du deuxième anniversaire de l’invasion du pays, L’Ukraine a signé des accords de sécurité avec l’Italie et le Canada — un jour après le Danemark, une semaine après la France et l’Allemagne et plus d’un mois après le Royaume-Uni qui a été le premier pays à signer un tel document. Ces traités qui visent à renforcer la défense de l’Ukraine viennent concrétiser l’engagement des alliés déjà pris lors du sommet de l’OTAN qui a eu lieu à Vilnius à l’été dernier. Tyzhden revient sur les premiers traités signés et décrypte leur importance.

Retour sur les faits. Le premier accord de sécurité a été signé avec le Royaume-Uni le 12 janvier 2024 à l’occasion de la visite du Premier-ministre britannique Rishi Sunak dans la capitale ukrainienne. La nouvelle a rapidement fait la une des médias du monde entier. Dans son allocution vidéo, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a souligné que ce premier accord de sécurité, qui avait été signé plus tôt dans la journée, définit un nouveau « modèle d’accords de sécurité pour notre époque » — sans pour autant convaincre les experts ukrainiens. Ceux-là se sont, dans un premier temps, montrés assez peu enthousiastes.

Ironie du destin, la principale raison de leur scepticisme était la communication très réussie du chef d’État ukrainien et de son homologue britannique. Cette communication s’est construite autour de l’expression « les garanties de sécurité », à laquelle le public ukrainien est particulièrement sensible, et dans un sens plutôt négatif, car elle rappelle les garanties de sécurité que l’Ukraine a obtenues en échange de son arsenal nucléaire en 1994 et qui n’ont jamais été mises en œuvre. Autant dire qu’en Ukraine, quand on entend parler de « garanties », on tique. Ce mot a pourtant été prononcé autant par Volodymyr Zelenensky que par Rishi Sunak lors de leur conférence de presse, mais s’est avéré absent du texte des accords publié plus tard. La déception a été si forte que l’évaluation généralement positive du contenu du traité a été reléguée au second plan.  On a surtout reproché à la présidence ukrainienne si ce n’est une tromperie, du moins une prise de liberté avec les faits et une volonté de communiquer à tout prix.

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Tyzhden s’est entretenu avec des diplomates et des experts en sécurité internationale pour comprendre si cette déception est justifiée, ce que ces accords de sécurité signifient réellement et quelles sont les perspectives qu’ils ouvrent pour l’Ukraine et pour l’Europe.

Commençons par le commencement. Que sont ces accords ? Une consolidation juridique de l’aide militaire que Londres,  Paris et d’autres alliés fournissent déjà à Kyiv et un engagement formel de la poursuivre dans le temps. En Ukraine, ce fait est souvent et à tort minimisé. D’abord parce que la « fatigue de l’Ukraine », sur laquelle parie le Kremlin et qu’il attise par tous les moyens, est un danger réel et sous-estimé. Le soutien à l’Ukraine reste certes élevé dans les opinions occidentales, mais ce sont avant tout des sociétés démocratiques qui ont un agenda électoral.

Contrairement aux Ukrainiens, qui ne peuvent pas se permettre d’oublier leur propre guerre, les Américains et les Européens peuvent très bien changer leur attention de focus – et nous avons déjà assisté à des épisodes politiques assez troublants lorsque des questions de politique intérieure ont menacé le soutien à l’Ukraine aux États-Unis et dans plusieurs pays européens. Il est donc essentiel de consolider les formats d’aide militaire déjà existants et de les transformer en un engagement qui ne dépendra pas des fluctuations politiques. Ces accords, malgré leur terminologie qui a déçu les experts ukrainiens, sont donc un vrai succès pour la diplomatie de Kyiv.

Et puisque nous y sommes, regardons de plus près la question de cette discorde sémantique. Les garanties de sécurité, donc. Quand bien même les garanties de sécurités dites positives existent en droit international, dans la pratique leur fonctionnement n’est pas vraiment automatique et, d’une manière ou d’une autre, il dépend toujours de la volonté politique et de la détermination des parties. Cette vérité pas tout à fait rassurante s’applique même aux garanties parmi les plus sérieuses au monde, précisément celles qui sont recherchées par les Ukrainiens. Quel que soit le cas de figure, les garanties internationales restent fondées sur la volonté politique et la diplomatie.

« Dans ce contexte, un certain flou peut tout aussi être un avantage non négligeable, car il peut être interprété dans les deux sens », explique un diplomate français sous couvert d’anonymat. « Formulés de cette manière, les mêmes engagements peuvent éventuellement permettre d’aller beaucoup plus loin. Rien n’indique clairement que le Royaume-Uni défendra l’Ukraine, mais rien n’indique non plus qu’il ne le fera pas. C’est exactement ce signal de dissuasion qui est envoyé à la Russie ». L’ancien adjoint français au Coordinateur national du renseignement, Jérôme Poirot, partage cet avis : « Un accord international de cette nature est beaucoup plus important qu’il n’y paraît. Ces accords de 2024 ont une vertu principale : ils montrent à la Russie l’engagement de la France, de l’Allemagne et du Royaume-Uni aux côtés de l’Ukraine. Cela est très important, car les relations internationales ne reposent que sur des rapports de force ».

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Reste à savoir si ce signal a été bien reçu par la Russie : il arrive que même des garanties positives, claires et solides ne suffisent toujours pas à obtenir l’effet dissuasif recherché et à prévenir une attaque. « L’occupation de la Belgique par l’Allemagne en 1914 en est un bon exemple », explique Guillaume Lagane, spécialiste de sécurité internationale. « La Belgique avait de solides garanties de sécurité de la part du Royaume-Uni, mais l’Allemagne ne les a tout simplement pas prises au sérieux et a envahi le pays. L’expression « chiffon de papier », comme le chancelier allemand Theobald von Bethmann Hollweg a traité ces garanties, est devenue célèbre. Voilà pourquoi des garanties solides sont bien sûr importantes, mais le plus important, c’est ce qui se fait dans la pratique, l’aide réelle ».

L’aide militaire réelle est un signal de dissuasion à part entière et sa consolidation juridique ne fait que renforcer le message envoyé au Kremlin. Un message qui doit être d’autant plus audible qu’il ne s’agit pas d’un accord, mais de toute une série : « Dans ces nouvelles conditions créées par l’invasion russe, la priorité est de restaurer la dissuasion, quitte à la réinventer », conclut le diplomate que nous avons déjà cité.

Le deuxième accord a été signé avec l’Allemagne, le 16 février. Les motivations qui poussent ce pays à se montrer parmi les premiers à signer un tel traité sont assez transparentes. Berlin a à cœur de redorer son blason terni par le gaz russe et de se réconcilier avec ses voisins d’Europe centrale, avec lesquels elle est très liée économiquement. La puissante industrie de l’armement allemande, elle aussi, s’intéresse à l’Ukraine et ce facteur est loin d’être négligeable, car l’influence des milieux industriels et économiques sur la politique du gouvernement allemand n’est un secret pour personne. Dans les années 2000, la pression de ces milieux a largement contribué au rapprochement russo-allemand, dicté par les besoins de l’industrie allemande en énergie bon marché. Aujourd’hui, ce sont toujours les mêmes intérêts économiques allemands qui peuvent encourager un rapprochement germano-ukrainien.

La France a suivi l’Allemagne de près : l’accord entre la France et l’Ukraine a été signé le même jour, le 16 février, lors de la visite du président ukrainien à Paris. On ne peut que regretter que cette signature ne fût pas multilatérale, ce qui aurait envoyé un message d’unité supplémentaire, mais même ainsi le résultat reste très positif.  L’Allemagne, comme la France, en leur qualité de membres du G7 et d’acteurs influents au sein de l’UE, sont toutes deux des alliés très précieux de l’Ukraine. Il a certainement fallu beaucoup d’efforts et de finesse à Kyiv pour parvenir à réaliser cette séquence un mois à peine après la signature du premier accord.

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Pour revenir à la France, tout porte à croire que Paris cherche avant tout une forme de leadership sur la question ukrainienne et, par conséquent, sur la scène internationale. Paris a montré à plusieurs reprises sa capacité à prendre une longueur d’avance et à fournir à l’Ukraine des armes posant un problème aux autres alliés — les canons Caesar, les chars légers AMX-10RC ou encore les missiles SCALP. Tout comme la Grande-Bretagne, la France revendique un rôle de premier plan dans le soutien à l’Ukraine : le 18 janvier de cette année, Paris a lancé la coalition « Artillerie pour l’Ukraine » pour fournir aux forces armées ukrainiennes des capacités dans ce segment d’armement. Un mois plus tôt, Londres avait pris la tête d’une initiative similaire appelée à soutenir et à développer la marine ukrainienne. Le parallèle est évident.

Bien que l’Ukraine ait déjà six accords signés à son compteur, il est pourtant très important que ce soit le Royaume-Uni qui ait été le premier signataire. D’abord, parce que la Grande-Bretagne reste un acteur géopolitique important, habitué aux démarches audacieuses et qui se distingue traditionnellement par ses positions fortes, ce qui n’est en aucun cas caractéristique de tous les autres alliés de l’Ukraine. Comme nous l’avons vu avec l’Allemagne et la France, le premier accord a certainement donné le ton et a encouragé ces deux pays à aller au-delà de leur zone de confort. Il est fort à parier que les signataires suivants ne voudront pas, eux non plus, se démarquer de Londres, Paris ou Berlin par une prudence excessive.

C’est également sans doute l’influence britannique qui a permis d’articuler dans ces accords le lien entre la sécurité européenne et l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Bien qu’elle n’occupe que quelques lignes, cette thèse est à la fois essentielle pour l’Ukraine, dont l’objectif stratégique reste l’entrée dans l’Alliance atlantique, mais aussi potentiellement déterminante pour l’avenir de toute l’architecture de sécurité européenne.

S’agissant de l’Ukraine, tous les experts s’accordent à dire que les portes de l’OTAN restent fermées pour elle tant que la guerre perdure. Cependant, même dans ces conditions, l’Ukraine a montré sa capacité à continuer à avancer dans cette direction et cela d’une manière tout à fait innovante :  rappelons que la voie traditionnelle de l’adhésion ne prévoit pas d’accords bilatéraux déclarant de telles intentions. Cela est intéressant en soi. Michel Duclos, ancien représentant permanent de la France auprès de l’ONU et directeur de l’Institut Montaigne, va jusqu’à qualifier ces accords d’« innovation juridique en réponse aux nouveaux défis » — tout à fait en phase avec les déclarations du président Zelensky sur la définition d’un « nouveau modèle ».

Quant à l’Europe, malgré l’article 42 du traité sur l’Union européenne qui traite de la solidarité en matière de défense, jusqu’à présent la question de principe de savoir si cette sécurité doit être plus ou moins autonome ou faire partie du parapluie de l’OTAN (et donc dépendre des États-Unis) a longtemps provoqué des tensions entre les partisans des deux approches. Pendant des années, ces divergences rendaient tout dialogue laborieux et entravaient la création d’un système de défense commun à part et efficace.

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La guerre en Ukraine a forcé tout un chacun à repenser ses propres positions : elle a rappelé l’importance de l’appartenance à l’OTAN à ceux qui ne voulaient pas le reconnaître, mais elle a aussi clairement montré qu’au sein de l’OTAN et malgré cette garantie, l’Europe a besoin de pouvoir assurer sa propre sécurité. Aussi. Et cela d’autant plus que l’isolationnisme continue à gagner du terrain dans la politique intérieure américaine.

Le spectre de l’élection de Donald Trump, qui avait déjà par le passé menacé de retirer les États-Unis de l’OTAN, agit, dans ce contexte, comme une vraie piqûre de rappel pour les Européens. Tout cela fait que le consensus tant entendu sur l’OTAN et l’autonomie de la sécurité européenne se cristallise enfin. Il est très important et significatif que l’Ukraine ait pu activement contribuer à ce consensus et l’articuler dans ses accords de sécurité. Elle devient ainsi l’une des pierres angulaires de la future sécurité européenne, dont nous voyons aujourd’hui la conception.

Là aussi, la France pourrait devenir l’un des acteurs clé. On sait, certes, à quel point les relations entre Paris et l’OTAN ont pu être difficiles par le passé, on sait aussi que même aujourd’hui les décideurs français ne sont toujours pas parfaitement à l’aise avec l’Alliance. Cependant, depuis 2009, date à laquelle la France a repris sa participation au commandement intégré, la situation ne cesse d’évoluer, et c’est ce nouveau contexte de la guerre en Ukraine qui pourrait finalement inciter Paris à jouer un rôle plus actif et à réinventer son rôle au sein de l’Alliance.

L’année dernière, Emmanuel Macron a déjà surpris tout le monde avec son plaidoyer pour l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Les experts se sont alors accordés à dire qu’il s’agissait là d’une convergence d’intérêts politiques d’Emmanuel Macron et de Volodymyr Zelensky plus que d’une position politique cohérente et claire. Aujourd’hui, cette convergence peut se transformer en quelque chose de beaucoup plus solide : la construction d’une nouvelle « architecture de sécurité européenne » est une ambition importante de l’actuel président français depuis de nombreuses années. Il n’a pas esquivé ce sujet dans son récent discours aux forces armées le 19 janvier : « La victoire de la Russie signifierait la fin de la sécurité européenne, la fin de la possibilité même de construire une architecture de sécurité en Europe ». Il est difficile de ne pas remarquer l’écho parfait que font ces discours à ce qui a été déjà dit par le président ukrainien ou le premier ministre britannique : il ne reste plus qu’à se mettre au travail.