Une vision ukrainienne de la victoire

Guerre
14 février 2024, 13:37

En Ukraine, la deuxième année de la grande guerre s’achève dans un abattement, un collapsus émotionnel, que l’on peut définir comme l’un des plus graves depuis le début de l’Indépendance. Dans la perception qu’en a la société ukrainienne, les résultats incertains de la contre-offensive de 2023 ont réduit à néant tous les succès et toutes les réalisations que nous avions accomplis auparavant. Une myriade d’informations funestes en cette fin d’année (retard de l’aide occidentale, succès de l’ennemi dans l’obtention d’armes et la mise en place d’une production de masse de drones, problèmes internes à l’Ukraine largement répandus, notamment en matière de mobilisation…) a provoqué dans le pays un émoi et des angoisses qui se situent au seuil de ce qui est acceptable. Beaucoup d’entre nous traversent une période plus difficile que jamais. Et c’est compréhensible.

Parfois quand la situation devient trop difficile, il faut prendre un peu de recul. Et réfléchir à notre système de valeurs ainsi qu’à celui auquel nous aspirons, et vérifier ainsi si nous n’avons pas perdu le cap. Dans le contexte de la guerre, le but des ukrainiens c’est la victoire. Mais qu’est-ce que la victoire ?

L’emblème de la victoire

Cette question pourrait sembler on ne peut plus simple. Mais peu importe le nombre de versions que j’ai entendues en réponse, elles sont toutes différentes et pourtant manquent toutes de quelque chose. Pour moi, la victoire est un concept très ample. Et même si sa caractéristique est claire et facilement mesurable, elle ne sera toujours que la partie émergée de l’iceberg incluant les souhaits, les perceptions et les faits.

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La réponse donnée qu’on cite le plus souvent est la restitution des territoires occupés et le retour de l’Ukraine dans ses frontières de 1991, telles quelles ont été reconnues par la communauté internationale.

L’objectif est bon et légitime mais est-il suffisant? Pour moi, la victoire sera là le jour où l’ennemi laissera l’Ukraine en paix. Fondamentalement. Une fois pour toute. Il y a des années, un grand artiste ukrainien, Les’ Poderviansky, a trouvé une formule belle et prophétique résumant le but commun des ukrainiens dans cette guerre: « Laissez-nous tranquilles » ! Cette formule est aussi la mienne. Elle non plus, elle ne dépend pas de l’endroit où nos frontières vont être tracées.

Posons-nous la question: qu’est-ce qui serait nécessaire pour que l’ennemi laisse l’Ukraine tranquille? Il serait nécessaire que l’Ukraine devienne nettement plus puissante que la Russie, et durablement. Pour soutenir cette idée, on peut argumenter, et se demander comment cela va fonctionner. Mais ce n’est pas l’essentiel de l’analyse de ce qu’est la victoire. Plus « puissante » sous-entend une évolution en profondeur du pays, de sa capacité à résoudre les tâches les plus complexes. Or, il est évident qu’il ne s’agit pas seulement de la puissance militaire, car l’armée ne peut pas être puissante en permanence, et surtout sans une économie forte; et l’économie ne sera pas performante sans une société responsable, sans des citoyens lucides.

Affaiblissement de la Russie en tant que chemin vers la victoire

Il existe deux scénarios fondamentalement différents: comment initier un développement économique de l’Ukraine tel qu’il inverse la situation actuelle? Un premier scénario repose sur un extrême affaiblissement de la Russie; c’est l’un des buts des sanctions. Soutenue par ses alliés internationaux, l’Ukraine porte des coups extrêmement rudes à la Russie grâce aux sanctions; mais la complexité des processus économiques ne permet pas une performance telle qu’elle aboutirait à la ruine de la Russie; les sanctions n’ont qu’une portée limitée. Au moment du déclenchement de la guerre, en 2021, l’économie de l’agresseur russe était 7 à 10 fois plus forte que celle de l’Ukraine. En réalité on pourrait parler d’un scénario du type « quand le gros maigrit, le maigre rend l’âme ».

Au cours de la première guerre mondiale, le PIB de l’Allemagne par habitant a baissé de 27%, au cours de la deuxième guerre mondiale, à peu près de 60%. Lors des deux guerres, l’Allemagne a connu une défaite totale. Même si la Russie connaissait des destructions désastreuses, comme l’Allemagne il y a 80 ans (et ceci ne serait pas réalisable, surtout si l’on parle des destructions occasionnées par l’Ukraine seule), elle demeurerait encore suffisamment puissante face à l’Ukraine. Et on peut croire sur parole Medvedev, qui déclare que « l’existence de l’Etat indépendant (Ukraine – ndlr) bâti sur les territoires historiques russes, sera constamment menacé, car cela constitue un motif éternel pour la reprise des hostilités ». C’est donc ainsi que les choses se passeront, si on mise sur cette option.

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L’Ukraine a une telle importance pour la Russie (et les déclarations du Kremlin le confirment à chaque fois) que Moscou, même affaibli, pourra bien cesser de se mêler des affaires de pays étrangers, mais continuera de menacer l’Ukraine. La Russie a d’énormes capacités militaires, on le constate par ses interventions dans de nombreux territoires, par exemple en Israël, dans le monde arabe, en Afrique. Cette option, prise isolément, ne nous garantit donc pas la victoire. Plus encore, en suivant cette voie, nous prenons le risque de gaspiller nos ressources et de sacrifier nos populations.

L’hypothèse de la dissolution de la Russie

On parle souvent de la dissolution de la Russie, de sa division en autant d’États indépendants, États qui n’auraient aucun intérêt à faire la guerre à l’Ukraine. Dans ce cas-là, la question pourrait se poser, la Russie se trouvant amputée de nombreux territoires, amoindrie, devenue plus faible économiquement que l’Ukraine. Nombreux parmi les Ukrainiens se consolent avec l’idée que ce scénario pourrait bien se réaliser et les amener à la victoire.

Cependant on constate qu’il y a deux problèmes. Tout d’abord, à l’exemple des voyous, la Russie sait collecter, accumuler et amasser un butin lors de difficultés; elle l’a prouvé dans son histoire, comme si elle se nourrissait du chaos de la guerre et c’est ce qui se passe aujourd’hui; elle a appris à neutraliser et contourner les sanctions par la production de munitions, de drones, d’armements, et l’importation de matériels militaires divers. La situation actuelle en témoigne. Les chances d’une dissolution provoquée par des forces internes, restent très faibles. Et ce serait une erreur de compter sur elles.

Le second obstacle émane des occidentaux pour lesquels la dissolution de la Russie est un cauchemar. Nos partenaires appréhendent ce que produirait une telle plongée dans l’inconnu , en particulier pour ce qui concerne le contrôle de l’armement nucléaire. Outre ces craintes, la dissolution de la Russie serait la cause d’une série de problèmes planétaires, à commencer par des vagues d’immigration massives de réfugies russes « entre peur et désolation »; en outre, il s’ensuivrait un renforcement important de la Chine (et probablement de l’Iran) au dépens des territoires anciennement russes, dès l’effondrement de l’État russe. Nos partenaires ne sont pas prêts à en accepter l’éventualité, du moins pas encore. Il faut bien comprendre cela.

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Ainsi, bien que le rêve d’une destruction de la Russie réconforte beaucoup d’ Ukrainiens, il est peu probable qu’elle se produise, compte tenu d’autant d’obstacles. En théorie, l’avenir pourrait offrir à l’Ukraine des opportunités qui rendraient réalisable la ruine de la Russie. Mais la perspective d’une telle issue n’existe pas aujourd’hui, car dans l’état actuel de l’Ukraine, les Ukrainiens ne sont pas en mesure de mettre en place ce scénario. Évitons, par conséquent, d’y mettre la moindre ressource qui priverait les Ukrainiens des forces nécessaires pour aboutir à des objectifs plus réalistes.

Les espoirs d’aboutir à la victoire par la dissolution de la Russie ne sont qu’une illusion. Au début de l’Indépendance de l’Ukraine de semblables chimères circulaient. Ne tombons pas dans les mêmes erreurs. Vu la logique des événements, la dissolution de l’État russe ne peut être que la conséquence et non la cause de la victoire des Ukrainiens. Ce qui se passe aux confins de l’Ukraine n’a qu’un effet secondaire sur le chemin de la victoire. Inutile de compter sur ce qui a lieu chez l’agresseur. Il convient plutôt de suivre une autre voie, en faisant son devoir.

La voie du développement de l’Ukraine

Une deuxième voie pourrait être envisagée : que l’Ukraine se développe au point de devenir plus puissante que la Russie d’aujourd’hui. Une idée de l’ampleur de la tâche nous est donnée par quelques statistiques. En 2021, avant le déclenchement de la guerre, l’Ukraine était 3,6 fois plus petite que la Russie en termes de population et 2,7 fois plus faible en termes de PIB par habitant. La guerre a creusé un écart d’au moins un cinquième pour le premier et un quart pour le second. Ainsi, aujourd’hui, la Russie reste 14 fois plus forte économiquement, grosso modo. Bien sûr, ce chiffre peut être interprété de différentes manières. Mais il montre assez précisément le niveau de complexité de la tâche.

Alors sur qui et sur quoi l’Ukraine peut-elle compter ? Si nous rêvions un peu et si nous imaginions l’Ukraine dans quelques années: supposons qu’elle ait rattrapé les États-Unis en termes d’efficacité économique, notre PIB par habitant serait multiplié par 15 – c’est l’écart entre les niveaux de productivité des économies ukrainienne et américaine en 2021. Dans ce cas, nous ne serions pas encore plus puissants que la Russie, mais nous serions déjà comparables à elle économiquement. Nous pourrions déjà résoudre de nombreux problèmes. Comment y parvenir?

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Tout d’abord, les ukrainiens devraient prendre conscience du fait que ni l’individu, ni l’État ne peut devenir quinze fois plus puissant qu’un autre grâce aux efforts d’un tiers. Au cours de l’année 2023, l’Ukraine nourrissait l’espoir qu’elle allait gagner avec ce que ses partenaires lui fournissaient, c’est-à-dire l’argent, les armes et le soutien logistique. C’est un non-sens. L’Ukraine peut être reconnaissante à l’Occident pour son soutien, mais il faut qu’elle comprenne que la victoire n’est possible qu’avec le dévouement de chacun des Ukrainiens. Des alliés, des amis, des partenaires, c’est bien, leur soutien est inestimable dans les temps du malheur. Mais personne ne peut faire les choses à la place de quelqu’un d’autre, transformer un pays sans ses habitants. C’est pourquoi, nous ne devons compter que sur notre propre transformation; on peut même dire que c’est une question de stratégie. À défaut de cet engagement, nous ne remporterons pas la victoire.