Le “complexe russe” de l’Allemagne

Politique
7 décembre 2022, 15:56

Au début du XXe siècle, la question rhétorique du journaliste et écrivain allemand Alfons Paquet « Rom oder Moskau » [« Rome ou Moscou », non traduit en français] a suscité d’importants débats idéologiques en Allemagne. La question était liée à la fois à la politique étrangère et à l’orientation culturelle et intellectuelle de l’Allemagne entre le « vieil » Occident et le « jeune » Est. Pour Paquet, qui séjourna longtemps en Russie et fit alors l’apologie du rapprochement avec Moscou, la réponse était sans équivoque : « Sur les fondations de Rome, les peuples européens ont développé leur vie nationale avec la plus grande discorde ; sous l’influence spirituelle de l’Est éveillé… une nouvelle moralité est en train de se former. » Thomas Mann citera plus tard cette thèse rhétorique de Paquet en se référant à un autre chercheur allemand, Ernst Curtius, qui a noté l’orientation intellectuelle de la jeunesse allemande vers l’Est. Mann lui-même, dans ses « Réflexions d’un apolitique » en 1918, a écrit sur « l’affinité des deux âmes nationales avec l’ « Europe », l’ «Ouest », la « Civilisation », la politique, la démocratie », faisant référence aux âmes russe et allemande. Et bien que dans ses orientations politiques, Mann hésitera plus tard entre « l’Occident » et « l’Est », chez de nombreux écrivains et intellectuels allemands du début du XXe siècle, l’admiration pour « l’Est », qui dans leur imaginaire était l’Empire russe, et plus tard, l’URSS, dirigée par Staline, était populaire. Oswald Spengler, Rainer Maria Rilke, tous étaient unis par une croyance en l’utopie russe, sur laquelle ils projetaient leurs visions d’un monde différent et meilleur. Dans le même temps, ceux qui considéraient la Russie comme une menace existentielle permanente pour l’Europe ne manquaient pas non plus. L’historien Gerd Koenen a appelé ce duo de contradictions le « complexe russe ». Il a publié en 2005 en Allemagne un livre portant ce titre [Der Russland-Komplex: Die Deutschen und der Osten 1900-1945, non traduit en français], où il décrit en détail ces processus du début du XXe siècle. Il semble que ce complexe soit aujourd’hui plus aigu que jamais. Parallèlement à la compréhension de la menace existentielle posée par le Kremlin, des voix émergent souvent dans les cercles intellectuels et culturels pour considérer encore la Russie comme cette utopie orientale du début du XXe siècle.

Ainsi, dans une courte interview pour la chaîne de télévision allemande NDR, le philosophe et ancien ministre de la culture du gouvernement de Gerhard Schröder, Julian Nida-Rümelin, affirme que « l’Ukraine n’a pas eu l’idée de rejoindre l’OTAN toute seule », il promeut l’idée que c’est l’Occident qui est derrière cette initiative, et qu’il existe aussi un « fort conflit interne » dans le pays (l’auteur fait à l’allusion à Victor Ianoukovitch – l’ancien président ukrainien renversé en 2014) et, bien sûr, la thèse selon laquelle « l’Ukraine gagnera cette guerre » lui semble irréaliste.

On pourrait parler longtemps des « lettres d’intellectuels » réclamant un « cessez-le-feu immédiat », car depuis le début de la guerre totale, on peut déjà en dénombrer une dizaine. En même temps, les demandes de paix par capitulation sont également enracinées dans le pacifisme allemand d’après-guerre, que la Russie exploite à son avantage. Mais le souhait obsessionnel de ne jamais abandonner le culte de la Russie réside dans des processus plus profonds. L’ancien chef du bureau berlinois de The Economist, Jeremy Cliffe, en parle dans un article pour l’hebdomadaire britannique The New Statesman. Selon lui, la guerre russe contre l’Ukraine a non seulement défié les approches politiques de l’establishment allemand, mais a également « exposé les conflits de l’identité fondamentale du pays ». Il s’agit de positionner l’Allemagne comme une partie directe du monde occidental rationnel – la « Westbindung » [ancrage à l’Ouest] au lieu de se voir comme un pays à vocation particulière à mi-chemin entre l’Occident et l’Est – la « Mittelage » [position médiane]. Depuis la victoire sur le nazisme, l’Allemagne n’a vu son identité que dans la Westbindung, dans l’unité avec le monde occidental, mais le désir d’être exceptionnel a également prévalu chez les politiciens qui semblaient être des partisans idéologiques de ce courant, en particulier Angela Merkel. Cela explique, selon Cliffe, sa fascination pour la tsarine russe Catherine II.

Une couverture du magazine Stern

Comprenant cette admiration irrationnelle des Allemands et le désir de s’accrocher à l’idée de l’exclusivité de leur propre État au milieu de l’Europe, s’étendant de l’Atlantique à l’Oural, Vladimir Poutine a investi de l’argent en lui. C’est ainsi qu’apparaît le phénomène de Gerhard Schroeder et d’autres hommes politiques allemands au service du Kremlin. Et malgré le fait que Schröder continue de communiquer avec Poutine, couvert du sang des Ukrainiens, les sociaux-démocrates allemands discutent toujours de son expulsion du parti, et les médias allemands continuent de l’interviewer et de le publier sen couverture (comme celle du Stern de cette semaine où l’ex-chancelier ose demander « Pourquoi dois-je m’excuser ? »). Cela montre qu’une partie de la société allemande ne peut se débarrasser de ce désir d’exclusivité, ou de ce déchirement entre l’Est et l’Ouest, même au moment où le danger se fait sentir du côté de l’Est.

Cliffe, cependant, note également quelques tendances positives. Selon lui, la jeune génération d’Allemands, en particulier ceux qui ont grandi après la chute du mur de Berlin, sont plus clairement pro-occidentaux que l’ancienne génération. La même ligne de partage existe entre les intellectuels de l’ancienne génération, comme la féministe Alice Schwarzer ou le philosophe Richard David Precht, signataires d’une lettre appelant à la paix immédiate (et de fait à la capitulation de l’Ukraine) et ceux qui ont signé des lettres de soutien à l’Ukraine avec un appel à fournir à Kyiv des armes lourdes.

Choisissant sa propre liberté, l’Ukraine est désormais obligée d’encourager des pays d’Europe à se débarrasser de leurs complexes internes et, en particulier, l’Allemagne. C’est un chemin très difficile, mais nous n’avons pas d’autre issue.