Travailleur humanitaire, François Grünewald est fondateur du groupe Urgence Réhabilitation Développement (URD), qui conseille les grandes ONG internationales et intervient dans les pays en crise. Il est présent en Ukraine depuis 2020. De retour du pays, il raconte ce qu’il a perçu de la situation, souvent en décalage avec ce que retiennent en France les analystes et les médias.
– De cette nouvelle mission, conduite pour le Groupe URD avec mes amis de Électriciens sans Frontière, je ramène une certain nombre d’analyses. La première chose : évidement, la situation reste dramatique, les bombardements continuent, sur la population, sur les institutions, sur les structures de production et de distribution énergétique. Dans toutes les villes où je suis allé, de Tchernihiv à Zaporijjia, Kherson, Nikopol, etc., tous les jours il y avait des bombardements. La guerre continue. Dans ce contexte-là, la priorité à la fois pour les populations, pour les autorités, pour les différents acteurs ukrainiens et pour leurs partenaires internationaux, c’est se préparer à l’hiver qui arrive. Car si d’un côté les opérations militaires continuent, de l’autre côté l’hiver arrive vite. L’hiver 2022-2023 par chance a été relativement doux, en termes de température. On ne sait pas de quoi sera fait l’hiver 2023-24. Les acteurs ukrainiens et leurs partenaires internationaux ont pris de nombreuses mesures lors de l’hiver précédent pour essayer de gérer l’impact de la guerre. Ces mesures concernaient d’une part l’amélioration et le développement de tout ce qui est les structures d’abris au niveau des écoles, des hôpitaux, et notamment les fameux centres d’invincibilité, qui ont été développés sur l’initiative du président Zelensky. Ils ont été très importants dans la survie des populations. Dans d’autres endroits comme à Kharkiv, les autorités ont travaillé sur l’installation du métro comme capacité, comme lieu d’accueil pour l’hiver, capable d’abriter une ville souterraine. Partout les gens ont essayé de mettre en place des systèmes pour pouvoir accueillir les gens quand il fait froid, quand il n’y a plus d’électricité, et donc ça c’est un élément très visible de la préparation à l’hiver qui arrive.
Le deuxième élément qu’on a vu est que face au bombardement des structures énergétiques qui a été faite à partir d’octobre 2022, la communauté internationale, mais aussi les diasporas ukrainiennes, les collectivités territoriales, le monde économique, tout le monde s’est mobilisé pour envoyer des générateurs. Ca a été très utile, mais ça a été très désordonné, pas très stratégique : des vieux générateurs ont été envoyés sans pièces détachées, des générateurs de multiples modèles, des tailles et capacités variées, des duplications nombreuses, etc. Cette « guerre de l’hiver » a été gagné, ça a été à la fois une très belle opération, mais une opération qui a des tas de points d’amélioration, sur lequel il faut travailler, sur lequel on a beaucoup discuté pendant la mission avec les ministères ukrainiens en charge de l’énergie, les municipalités, les oblasts, un petit peu à tous les niveaux, dans des hôpitaux, dans des écoles, pour voir comment améliorer ça. Cette victoire contre l’hiver a été finalement démontré à la fois l’ingéniosité des Ukrainiens et l’importance de la solidarité envers l’Ukraine.
Mails lors de l’hiver 2022-2023, les acteurs de l’énergie ukrainienne ont fait d’énormes efforts pour réparer tout ce qui était cassé au fur et à mesure, mais alors d’un part, ils y ont perdu des hommes, car il y a des gens qui ont fait le sacrifice de leur vie pour essayer d’aller réparer des lignes électriques, un niveau d’engagement pour le service des autres qui représente quelque chose de très impressionnant. Mais beaucoup des structures qui ont été détruites étaient des anciens équipements de la période soviétique. Les acteurs ukrainiens du secteur de l’énergie qui soient nationaux, privés ou au niveau des oblasts ont utilisé une grande partie des stocks de pièces détachées, et là ils arrivent à l’hiver qui vient, avec beaucoup moins de pièces détachées disponibles. Ceci va rendre les réparations assez difficiles. Ces acteurs ukrainiens ont pris de nombreuses mesures pour protéger les infrastructures critiques, mais beaucoup va dépendre de la stratégie des Russes et de l’intensité de l’hiver qui arrive très vite.
– En rentrant en France, il semble que vous avez ressenti un décalage entre la réalité de terrain telle que vous l’avez perçue et ce qui est dit de la situation en Ukraine par les médias français. Est-ce que vous pouvez expliquer cette différence?
– Peut-être, j’évoquerai plusieurs points autour de la communication sur l’Ukraine. C’est vrai que pour beaucoup de gens cette guerre, elle dure, elle dure, et il existe toute une critique qui est faite, en particulier, sur la contre-offensive ukrainienne, qui serait « trop lente », qui « n’avance pas ». Pour moi, après de nombreuses discussions que j’ai pu avoir avec les ukrainiens, j’y vois autre chose: les Ukrainiens et l’armée ukrainienne appliquent ce que j’appelle « la guerre des kozaks », qui faisait tellement peur à Napoléon et aux militaires allemands. C’est une guerre d’équipes légères, qui vont attaquer là, qui se retirent, qui bougent… Ce n’est pas du tout la guerre que connaît l’OTAN, c’est pas du tout la guerre que connaissent nos armées, y compris l’armée française qui pourtant avec les conflits au Sahel connaît bien la guerre d’escarmouche. Il y a un biais cognitif entre des militaires américains, britanniques, français, qui ont leur modalité de guerre dans lequel il y a contrôle de l’espace aérien, des approches concentrant des moyens pour fait effet de bulldozer sur les lignes ennemies. Les Ukrainiens n’ont pas ça. Par contre ils maîtrisent le terrain, les zones couvertes de roseaux du bassin du Dniepr, les lignes de colline et de bosquets, tant de choses essentielles dans cette guerre mobile au temps des drones tueurs. Et donc ils s’adaptent et ils font la guerre des kozaks avec attaques-replis-attaques par un autre angle. C’est très intéressant de regarder les écrits que Napoléon avait fait pendant la guerre de Russie. En fait, il décrit très bien ce que l’armée ukrainienne fait maintenant : attaques non prévues, passer par des chemins non prévus…Il existe une réelle incompréhension de ce qu’est la tactique des Ukrainiens par beaucoup de militaires et d’observateurs internationaux et par de nombreux commentateurs des télés. Cela amène des critiques qui pour moi ne sont pas du tout sensées. On entend souvent des éditorialistes qui n’ont jamais les pieds sur un front actif dire « les Ukrainiens n’avancent pas, la contre offensive piétine ».
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Pourtant les choses bougent sur le front, mais pas comme nos commentateurs et nos éditorialistes pensent que doit être « l’offensive ». Les stratèges ukrainiens utilisent une approche très proche de l’Art de la Guerre du théoricien chinois Sun Tzu : connais ton terrain, connais ton ennemi, ne livre que des batailles que tu peux gagner ou qui mobilise l’ennemi, utilise l’attaque de la surprise, etc. Là encore, c’est la guerre des kozaks, de l’agilité, de la surprise, de la connaissance du terrain. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi ils ne racontent pas ce qu’ils font ! Les journalistes sont frustrés, mais cette guerre que les Ukrainiens mènent demande par essence la surprise. Les généraux occidentaux sont frustrés, car leurs propos sont régulièrement démentis par la réalité. Les Russes sont frustrés parce qu’ils perdent terrain, hommes et matériel.
Le deuxième élément de non-compréhension : le thème « l’Ukraine, pays corrompu » est régulièrement débattu. Ce qui est intéressant, c’est qu’à chaque fois quand les gens corrompus sont arrêtés et vont en prison, on n’entend que : « regardez, la corruption ». Évidemment, il y a des problèmes de corruption. Cet héritage de la période soviétique fait partie des problèmes de l’Ukraine depuis des décennies, mais le fait qui ‘on repère les gens et qu’on les juge, est bien la preuve de la lutte contre la corruption ! Et donc au lieu de dire : « regardez ils ont encore arrêté des corrompus, et c’est la preuve qu’ils se battent contre ce problème », on attend : « regardez la corruption partout » ! On a du mal à saisir l’énormité de la tâche, alors qu’il faut en même temps tenir la guerre sur la durée.
– Sans nier la présence de corruption en Ukraine, partagez-vous l’observation que ce sujet a tellement été instrumentalisé par le Kremlin durant la première période de la guerre, entre 2014 et 2022, qu’elle s’est enregistrée dans l’inconscient des occidentaux ?
– Exactement. Pour moi, c’est un point important. La corruption s’observe, les faits sont repérés et les coupables sont amenés à la justice. Ça fait mal, y compris dans les hauts niveaux du pouvoir. Cette lutte est là, mais c’est souvent oublié ou mal compris.
Un troisième élément… Pour moi, c’est quelque chose qui, quelque part, me meurtrit très profondément. On n’imagine pas le degré de souffrance à tous les niveaux que cette guerre amène aux Ukrainiens. Comme j’ai beaucoup circulé en train, en bus, partout on voit des jeunes couples avec un homme ou une femme en uniforme qui vont se séparer. Et là, la personne en uniforme va rejoindre le front et peut-être qu’ils ne vont jamais se revoir. Il y a de l’émotion en permanence, c’est un aspect magnifique, mais complètement terrifiant. Quand je suis retourné sur la place Maïdan, il y avait un morceau de gazon avec les petits drapeaux pour les soldats morts au front. Entre l’année dernière quand j’y suis allé et cette fois quand j’y suis retourné, la surface a été multipliée par quatre.
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Partout, dans toutes les villes, régulièrement, on est obligé de s’arrêter sur la route, parce qu’il y a un convoi avec de la musique funèbre, pour amener de la ligne du front des soldats au cimetière, des jeunes hommes ou femmes, partout tout le temps. Il y a ce degré d’élément de douleur permanente qui est incroyable. Et alors après, j’entendais des journalistes qui disaient : « oui regardez, on a des images à Kyiv, ou à Dnipro, ou à Odessa, où les jeunes font la fête », etc. « C’est un scandale qu’ils fassent la fête pendant la guerre » ! disent-ils. Et je réponds : « Heureusement qu’ils font la fête pendant la guerre ! Heureusement que la force de vie cherche des formes pour s’exprimer, parce que sinon ça serait morbide tout le temps » ! Je suis allé dans les rues d’Odessa avec des jeunes qui chantaient et qui dansaient etc. Et ça se terminait toujours évidemment par « Slava Ukraini! » et « Heroyam Slava ». Et donc on sentait que c’était pour les jeunes une façon quelque part d’expulser l’angoisse. Et ceci n’est souvent pas compris, j’ai vu des émissions avec des journalistes qui critiquaient ça, mais heureusement que les jeunes Ukrainiens, éventuellement les moins jeunes sont capables de garder cet esprit de vie, parce que sinon ne restent que les morts. Sur tous ces sujets, je trouve qu’il y a une incompréhension assez forte dans les médias et dans la société française, de ce qui se passe en Ukraine.
– Au sujet de la guerre en Israël, est-ce que les craintes que cette guerre fera en quelque sorte oublier l’Ukraine sont-elles justifiées ?
– Alors peut-être, un point avant de répondre à cette question. Moi, j’étais dans le train entre Oujhorod et Odessa, quand les juifs du monde entier venaient pour aller au pèlerinage à Ouman. Ces gens disaient qu’ils ne comprennent pas les accusations de nazis et d’antisémitisme contre l’Ukraine. Ils disent: « Mais oui il y a eu un passé difficile, sur lequel il faudra réfléchir, nous ne nions pas le passé, mais nous on sait que maintenant la religion juive comme toutes les religions sont complètement libres en Ukraine et on n’a pas de discrimination ». Et pareil, j’ai vu, quand j’étais à Zaporijjia où une partie du quartier juif a été touchée et bombardée par des missiles russes. Ils disent: « Mais regardez, les nazis ce n’est pas les ukrainiens, c’est les russes qui nous bombardent ».
Avec les horreurs actuelles liées au conflit en Israël et à Gaza, il est normal qu’on parle beaucoup de ça, et c’est bien. Mais ce qui est très important, c’est de faire le lien, ce que j’essaie de faire dans mes tweets. Les images que j’ai prises à Boutcha, ou les images qu’on voit dans les kibboutz qui ont été attaquées, ça se ressemble. Les terribles sacs noirs « body bags ». Les immeubles touchés par des missiles à Kharkiv, Kherson et ceux détruits par les bombardements sur Gaza, c’est pareil : des populations civiles qui souffrent terriblement.
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Il y a quelque part de cet enjeu de voir comment est-ce qu’on va gérer tout cet ensemble de crises en même temps, en sachant peut-être qu’il y a des acteurs derrière les rideaux qui tirent les cartes sur les deux: l’Iran, la Russie ne sont absents ni de la guerre contre l’Ukraine, ni du soutien du Hamas contre Israël, donc c’est bien les mêmes ennemis qu’on retrouve. La guerre qui mène Poutine contre l’Ukraine et celle qui se déroule au Moyen Orient sont peut-être deux face de la même pièce.
Et puis il faut trouver des sources d’espoir. En Ukraine, c’est le dynamisme des maires que j’ai pu rencontrer à Kharkiv, Mykolaiv, Kherson, Zaporijjia, etc., et celui des ONG ukrainiennes, de celles de la Diaspora et des groupes de volontaires. Mais c’est aussi cette extraordinaire expérience du Hippos center de Kropyvnytskyi, où une équipe incroyable de psychologues et de moniteurs d’équitation, grâce à la pratique de l’équithérapie, arrivent à redonner le sourire à des soldats amputés et meurtris, à des enfants blessés, à de tas de victimes de cette guerre horrible. Et cette tâche est essentielle car après la victoire, il va falloir gérer toutes ces blessures physiques et psychologiques, et là l’équithérapie fait des merveilles, des petits miracles qui seront importants pour l’Ukraine de demain.