Saсha Ruban : « Je ne peux pas arrêter la guerre, mais je peux divertir et réconforter les gens »

Culture
25 avril 2023, 13:34

Sasha Ruban est la réalisatrice du dessin animé ukrainien le plus réussi, Mavka. Le chant de la forêt (en distribution française, le film s’intitule Le Royaume de Naya) , scénariste des séries de dessins animés Eskimoska et Le chien Patron. The Ukrainian Week/Tyzhden.fr a parlé avec elle des succès et des difficultés de l’animation ukrainienne en temps de guerre.

– Comment décririez-vous l’animation ukrainienne contemporaine ?

— On ne parle pas souvent d’animation ukrainienne. Mon amie Anastasia Verlinska, directrice du Festival LINOLEUM d’animation contemporaine et d’art médiatique, et moi-même constatons avec tristesse que très souvent, quand on mentionne les réalisations du cinéma, rien n’est dit sur notre animation. Bien que nous soyons là, nous travaillons, mais personne ne nous voit, nous sommes assis derrière nos ordinateurs, presque invisibles. Tout le monde voit les résultats de notre travail, mais personne ne devine, combien de temps cela a pris et comment c’était réalisé.

Cette année marque le 10e anniversaire du Festival LINOLEUM, et c’est vraiment génial. Anastasia Verlinska travaille beaucoup, elle popularise l’animation partout dans le monde. Mais il n’y a toujours pas beaucoup de presse. On parle beaucoup des acteurs (ils sont tombés amoureux, ils ont divorcé, encore un scandale), et cela intéresse le public, mais personne ne nous connaît de face, nous intervenons rarement dans les médias.

C’est dommage, parce que nous avons des histoires très intéressantes à raconter. Par exemple, le dessin animé Viktor_robot est un travail extraordinaire, regorgeant d’art, un peu particulier, bien sûr. Les critiques ont le droit de délivrer leurs remarques et sur le dessin animé Coco, et sur Moana, mais chacun, réalisateur ou scénariste, les regarde à sa manière. Les gens applaudissent souvent à ce qui est très médiatisé. Et si Viktor_robot n’a pas bénéficié d’un gros budget publicitaire, il semble que personne n’ait entendu parler de lui, mais le dessin animé est cool. Les cinémas, à leur tour, préfèrent souvent des dessins animés étrangers à la production ukrainienne.

Et il est aussi souhaitable de rappeler à nos téléspectateurs tout ce qui a été fait dans les dessins animés ukrainiens. En effet, il est toujours étrange d’entendre que quelque chose est apparu « pour la première fois », tandis que derrière il existe toute une tradition.

— Les dessins animés ukrainiens modernes sont pour la plupart réalisés par ordinateur. Est-ce que d’autres techniques ne sont-elles pas courantes dans notre pays, car elles sont chères ?

— Nous avons notre stop-motion. Par exemple, le studio d’animation ukrainien Imago, le couple de Lutsk Leonid et Maria Tyvoniuk, le font. Mais c’est une petite entreprise. De plus, la réalisatrice du film Le chien Patron, Anastasia Falileieva, a des courts-métrages produits dans la technique du stop-motion, de l’animation de marionnettes. En général, l’animation est un genre très cher, et peu de gens le savent. Quand on me demande ce que je fais dans la vie, et que je réponds : « les dessins animés », les gens réagissent : « Oh, c’est tellement amusant » ! Non, pas tant que ça. Ce n’est que lorsque je vois les gens rire et apprécier le dessin animé que je me dis que tout a été fait correctement.

Je regrette vraiment qu’il n’y ait pas de longs métrages en stop-motion en Ukraine, seulement des courts-métrages.

— Comment commence le processus de production d’un film d’animation ?

– Curieusement, l’animation commence par l’interprétation vocale. Vous créez une pièce audio, une pièce audio que vos acteurs interprètent. Elle est assemblée comme un conte de fées audio, puis vous le donnez à l’artiste du storyboard et ensemble nous nous décidons : ici nous pouvons le faire de cette façon, ici différemment, ici selon le scénario, et ici nous ajouterons probablement une réaction ou une plaisanterie, quelque chose d’amusant. Le dessinateur nous produit un storyboard, d’abord en croquis, puis avec des détails, on valide et il finalise le travail. En parlant de notre film Patron, c’est la réalisatrice Anastasia Falileieva qui distribue des tâches aux animateurs. Il existe des nuances dans le processus, mais il est impossible de changer complètement la séquence de production.

— Quels genres d’animation manquent en Ukraine et pourquoi ?

— En général, nous avons peu de dessins animés pour adolescents et adultes. Nous avons des spécialistes, mais les dessins animés sont généralement coûteux à réaliser. Il faut beaucoup plus de temps pour faire une série animée qu’une série normale. Une animation 3D d’une minute prend environ un mois. Il faut dessiner un personnage, le concevoir, d’abord en 2D sur papier, puis lui donner des tours et des détours, puis l’envoyer pour qu’il devienne un modèle, l’approuver, le peindre, le texturer, vérifier le fonctionnement des os, si l’animation est normale, faire des tests, et enfin l’envoyer pour l’animation. Quant aux séries de films ordinaires, nous voyons les acteurs, nous les choisissons pour les rôles, ils viennent sur le plateau, nous installons les caméras et nous tournons, et en une journée, il est possible de tourner 5 à 10, voire 25 minutes. Mais nous ne pourrons jamais produire 5 minutes d’animation en une journée. À moins que l’intelligence artificielle ne nous aide bientôt. Ou une sorte de moteur de jeu Unreal Engine en temps réel, mais c’est une question de technologie et d’argent.

— Et comment les chaînes YouTube de dessins animés s’autofinancent-elles ? S’agit-il uniquement de monétiser les vues ?

– Cela dépend. Certains ne gagnent de l’argent que grâce à la monétisation, d’autres vendent leur contenu à l’étranger. La télévision publique ou l’agence cinématographique ukrainienne organisaient des concours et financent l’animation, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Par conséquent, nous ne pouvons désormais compter que sur des partenaires et des investisseurs étrangers. Maintenant, tout l’argent est dirigé vers la victoire, et cela est compréhensible. Mais nous voulons que les enfants de parents qui sont dans les forces armées soient en sécurité et s’amusent, qu’ils aient leur propre enfance, et nous, les adultes, en sommes responsables. Malgré tout, nous devons les soutenir émotionnellement et leur donner des connaissances utiles. C’est pourquoi je pense que nous devons nous battre pour le droit à notre propre culture et à notre propre histoire, quoi qu’il arrive. On dit souvent que ce n’est pas le moment de faire des films, des séries et des dessins animés. Pour être honnête, depuis que je travaille, il n’y a jamais eu de moment où c’était le bon moment. On ne peut pas attendre et avoir le syndrome de la vie différée.

— Si vous aviez un budget illimité, quel type de longs-métrages d’animation feriez-vous ? Vous n’êtes pas obligé de nous donner des détails pour que vos concurrents ne vous volent pas l’idée.

— Pour voler une idée, il faut la mettre en œuvre convenablement. Prenons l’exemple de Rick and Morty. De quoi s’agit-il ? Un inventeur intellectuel incroyablement doué, également un grand-père alcoolique et fou, entraîne son petit-fils à travers l’univers en quête d’aventures. Si je parlais à quelqu’un de cette idée de dessin animé, il me prendrait pour un fou. Ou BoJack Horseman. Un homme-cheval qui a perdu sa popularité d’antan. Si on me donnait autant d’argent que je le voulais, je ferais certainement un dessin animé complet sur le chien Patron (chien renifleur d’explosifs ukrainien, Jack Russell Terrier, mascotte du service d’urgence de l’État ukrainien, qui a acquis une grande popularité – ndlr). C’est mon rêve. Ensuite, il y aurait un dessin animé sur les enfants qui se transforment en animaux et ont besoin de retrouver leur apparence enfantine. Mais ici sans détails ni spoilers. Et j’ai encore un rêve de produire une petite histoire de Noël sur un sapin de Noël. Environ pour les 6-12 ans. J’ai de nombreux projets, mais ce sont mes trois premiers. J’ai aussi l’idée d’une série magique pour les adolescents de 12 à 15 ans. Il est dommage que nous n’ayons pas beaucoup de dessins animés pour les collégiens et les lycéens.

— Quels sont vos personnages préférés dans Mavka ?

– J’adore tous les petits personnages. Et j’aime beaucoup tout ce qui concerne Livre rouge. C’est mon obsession. Tous les animaux et papillons du dessin animé sont tirés du Livre rouge. Même au début, quand Mavka se réveille et que l’eau du ruisseau se réveille avec elle, un poisson saute, il provient aussi du Livre rouge. Et certaines plantes viennent aussi de ce livre.

— Quelle est, selon vous, la principale raison du succès de Mavka. Chant de la forêt (Le Royaume de Naya)?

– Je dis toujours que pour progresser professionnellement, il faut bien analyser nos succès et nos échecs. Pour une raison quelconque, on oublie souvent de réfléchir aux raisons pour lesquelles nous réussissons ou non. Comme James Cameron. Lorsqu’il a sorti le premier Avatar, il a réuni toutes les personnes impliquées dans ce film et a passé près de six mois à analyser pourquoi le film avait tant de succès. Il est dommage que nous ne fassions pas cette analyse technique minutieuse. Par conséquent, nous parvenons souvent aux mauvaises conclusions et de suite, on se trompe de nouveau.

Quant à Mavka, son succès dépendait de nombreux facteurs. Tout d’abord, les gens ne sont pas allés au cinéma pendant longtemps à cause du coronavirus, ce virus a ruiné notre industrie, mais l’animation, elle, a plutôt bien survécu. Parce que chacun d’entre nous restait chez lui et s’est mis à travailler encore plus dur, bien qu’en pyjama. Deuxièmement, une invasion à grande échelle a son impact aussi. Quand vous ne savez pas si vous allez survivre ou pas, les gens ont encore plus besoin de belles histoires avec une bonne fin. C’est ce qui manque psychologiquement, et c’est aussi a joué à notre faveur, même si cet avantage est douloureux, basé sur le terrible présent. Troisièmement, depuis très longtemps, il n’y a pas eu de film familial auquel tout le monde puisse aller. Bien sûr, il y aura maintenant de nombreux films sur la guerre, la douleur, l’horreur et la perte. Et à l’arrière-plan de tout cela, voici une histoire de famille, pour enfants, à laquelle toute la famille pouvait aller.

Je ne peux pas arrêter la guerre, mais je peux divertir et réconforter les gens pendant une heure et demie, et c’est la chose la plus importante pour moi. Si nous aidons quelqu’un à survivre à la perte d’un être cher, c’est déjà très bien. Telles sont les circonstances. Mais cela résonne aussi avec le dessin animé, qui connaît lui aussi une guerre, une guerre particulière, mais une guerre tout de même. Un des spectateurs nous a laissé un commentaire : il a compris que notre film profile une réconciliation avec la Russie. Pourquoi donc ? J’ai dû écrire une réponse : « Il s’agit de créatures mythologiques ukrainiennes et les humains, ce sont également des Ukrainiens. C’est notre avenir et notre passé qui devraient se lier d’amitié, notre ancien monde mystique et notre présent devraient s’unir ».

Certains disent que Mavka a eu du succès parce que le film n’avait pas de concurrents. Au contraire, je rêve que nos dessins animés aient de nombreux concurrents ukrainiens. Et l’argent des contribuables qui nous a été confié, c’est pour faire un spectacle de qualité. On n’a pas le droit de le gaspiller. Même s’il est difficile de rivaliser avec les studios d’animation du monde, où il existe des milliers de technologies et de budgets, nous devons être forts. Je rêve que nous développions aussi des belles technologies Made in Ukraine, car nous avons toutes les possibilités. Nous devons avoir confiance en nous, sans complexe de l’infériorité. Le temps des dessins animés ukrainiens de qualité est venu.

L’équipe du dessin animé Mavka (Royaume de Naya)