Maksym Vikhrov ex-rédacteur en chef du journal Tyzhden

« Notre Père Bandera ». Qu’est-ce que le nationalisme ukrainien moderne et doit-on en avoir peur ?

Politique
13 juin 2023, 10:11

Printemps 2022, à Skadovsk, village occupé dans la région de Kherson. Deux soldats russes avec des chevrons en forme de « Z » sur leurs uniformes se prélassent au soleil près du bâtiment du conseil municipal. Les enfants du quartier se pressent autour des occupants. « Dis-moi, qui est Stepan Bandera pour toi » ? demande l’un des envahisseurs à un garçon de treize ans. « Notre père ! » répond l’un des enfants. Les enfants rient, l’occupant marmonne avec irritation.

Cette vidéo, tournée par un anonyme au moyen d’un téléphone est devenue virale sur toutes les chaînes de télévision et sites ukrainiens. Un spectateur extérieur pourrait penser que cet adolescent de Skadovsk est un adepte fanatique de Stepan Bandera, l’un des dirigeants du mouvement nationaliste ukrainien des années 30 et 40. Mais très probablement, le garçon a repris la tendance à la mode sur TikTok. C’est à ce moment-là que la chanson Notre père est Bandera, l’Ukraine est notre mère est devenue virale sur le réseau.

Il m’est extrêmement difficile d’imaginer qu’un garçon d’une petite ville du sud de l’Ukraine ait réussi à se familiariser avec la biographie et les activités de Stepan Bandera, même brièvement. Mais il a compris intuitivement que cet homme à demi-chauve et aux yeux fatigués est un symbole. Bien sûr, un symbole de résistance contre la Russie, qui a uni la société ukrainienne dès les premiers jours de l’invasion à grande échelle. Par ailleurs, la propagande russe a bien contribué à la popularisation de Bandera. Pendant des années elle a qualifié les Ukrainiens de « banderistes » devant se soumettre à une « dénazification » forcée.

Et cela ne s’applique pas seulement aux enfants. Selon l’enquête menée par la Fondation Ilko Koucheriv « Initiatives démocratiques » conjointement avec le service sociologique du Centre Razoumkov, en 2021, environ 30% des Ukrainiens avaient une attitude positive envers Bandera. Mais en août 2022, ils étaient déjà près de 50%. Dans le même temps, la part de ceux qui ont une attitude négative envers Bandera est passée de 32 % à 11 %. Il serait ridicule d’expliquer cela par le fait qu’au plus fort de la grande guerre, les Ukrainiens se sont précipités en masse pour étudier la littérature historique et comprendre les enjeux complexes du XXe siècle. C’est simplement que toute nation porte un sac rempli de symboles différents et choisit celui qui lui convient le mieux dans la situation présente.

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La figure de Stepan Bandera, les activités de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) qu’il a dirigé et de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) qui a été affiliée à l’OUN constituent une page intéressante de l’histoire ukrainienne. Après la défaite des luttes pour l’indépendance de 1917-1922, il y a eu une deuxième tentative pour obtenir le statut d’État, dans des circonstances géopolitiques différentes et avec des chances de succès encore plus réduites. Il était un enfant de son temps, un représentant d’une génération formée à une époque brutale, devenant chaque année encore plus violente, et le monde autour de lui se révélait encore plus fou. C’est le passé. Tout de même, le fait est que pour les Ukrainiens modernes, Bandera, OUN, UPA et leur bannière rouge et noire sont des symboles de la résistance anti-russe, une résistance persistante, fanatique et sacrificielle. Pour comprendre les théories politiques des années 1930 il existe des historiens.

Impasse politique

Bien sûr, tout cela ne signifie pas que les mouvements et les cercles qui se déclarent nationalistes n’existent pas en Ukraine. Ils existent dans n’importe quel pays européen. La question est de savoir quelle influence politique ils ont. Ainsi, en 1992, le Congrès des nationalistes ukrainiens (CUN) a été enregistré officiellement en Ukraine. Il était dirigé par Slava Stetsko, la veuve de Yaroslav Stetsko, l’un des plus proches associés de Stepan Bandera. Cependant, à cette époque, le radicalisme politique des années 30 et 40 s’était déjà estompé, et le CUN s’est présenté aux élections avec un programme national-démocratique. Ses résultats se sont avérés très modestes, voire maigres. Aux élections législatives de 1994, le CUN a remporté 5 mandats, en 1998, 3, et dans la seconde moitié des années 2000, le parti a décidé de ne pas participer aux élections du tout. Après la Révolution de la Dignité, en 2014, le CUN a fait une autre tentative et s’est présenté aux élections de 2014, en recueillant seulement 0,05% des voix.

Le parti « Svoboda » (Liberté) de l’Union panukrainienne a eu beaucoup plus de succès. C’était une tentative de créer un parti qui s’appuierait sur les fondements idéologiques du nationalisme ukrainien. Dans sa campagne politique, « Svoboda » a activement exploité l’héritage symbolique de Bandera, de l’OUN et de l’UPA et, à son mérite, est parvenu à former un parti relativement homogène. Le parti n’a réussi à entrer au parlement qu’en 2012, et avec un résultat étonnamment élevé de 10,44% des voix. C’était une véritable surprise. Ni avant ni après, aucun parti nationaliste d’Ukraine n’a reçu un si large soutien. La raison d’un tel succès est un secret de Polichinelle. Après avoir remporté les élections présidentielles de 2010, Viktor Ianoukovitch et son Parti des régions ont commencé à mettre en place un régime autoritaire pro-russe. En votant pour les nationalistes, les électeurs ont infligé une gifle à l’arrogant autocrate russophile.

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On pouvait croire qu’après la Révolution de la Dignité et le début de l’agression russe, la popularité des forces nationalistes ne ferait que croître. Mais lors des élections législatives de 2014, « Svoboda » n’a même pas pu franchir la barrière des 5%. La même chose s’est produite avec une autre force nationaliste, « Secteur droit », qui s’est fait remarquer lors de la Révolution de la Dignité. En 2014, moins de 2% des électeurs ont voté pour ce parti, et le chef du « Secteur droit », Dmytro Yarosh – malgré sa popularité personnelle – a remporté 0,7% aux élections présidentielles.

Victimes de leur propre victoire

Tout cela semble quelque peu paradoxal. D’une part, les enfants ukrainiens modernes chantent Bandera sur Tik-Tok, et d’autre part, tous les partis qui se déclarent nationalistes ne peuvent pas devenir des sujets politiques influents. Mais en réalité, le nationalisme ukrainien est devenu victime de son propre succès historique. Je ne m’attarderai pas sur l’histoire de l’évolution des doctrines et des programmes nationalistes, cela prendrait trop de temps. Je le dirai brièvement : presque tout ce que divers théoriciens ont créé dans les années 1930 et 1940 est resté dans les années 1930 et 1940. Ce qu’on peut appeler l’héritage idéologique du nationalisme ukrainien, qui a pris racine dans l’Ukraine indépendante, peut être réduit à trois thèses :

1. La Russie est un ennemi. C’est un empire qui essaie de mettre en œuvre son programme d’absorption de l’Ukraine depuis des siècles. Peu importe qui est au pouvoir : la dynastie des Romanov, les communistes ou ceux qui se font passer pour des démocrates modernes.

2. Le communisme est un mal. C’est une idéologie criminelle qui a apporté à l’Ukraine autant de chagrin et de souffrance que le nazisme, et donc une décommunisation est nécessaire : démantèlement des monuments soviétiques idéologiquement chargés, changement des toponymes, etc. Et, bien sûr, l’interdiction des partis communistes.

3. La dé-russification de l’Ukraine est nécessaire, c’est-à-dire la création de conditions pour restaurer le statut et les droits de la langue et de la culture ukrainiennes après des siècles de politique colonialiste et discriminatoire de Moscou.

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La société ukrainienne a longtemps hésité sur chacune de ces questions. Et tant que les forces pro-russes (comme Viktor Ianoukovitch) bénéficiaient d’un soutien important, les nationalistes savaient exactement quoi faire. Utilisant leur propre héritage symbolique et des slogans radicaux, ils pouvaient compter, sinon sur une participation au jeu politique national, au moins sur le statut d’acteurs extra-parlementaires.

En tant qu’opposition extra-parlementaire bruyante et vigoureuse, ils étaient irremplaçables, car ils pouvaient amener de nombreux partisans dans la rue, prêts à entrer en conflit avec la police, et pendant la Révolution de la Dignité, s’engager même dans une confrontation violente avec elle.

Mais en 2014, après l’annexion de la Crimée et l’invasion du Donbass par la Russie, les idées maîtresses des nationalistes ukrainiens sont devenues évidentes pour la plupart des citoyens. Si dans les années 2000, les déclarations sur la nature impériale et agressive de la Russie étaient perçues avec scepticisme, presque comme une conspiration nationaliste, en 2014, elles sont devenues un constat sans appel.

Quelque chose de similaire s’est produit avec les symboles. Le drapeau rouge et noir, qui était perçu comme un marqueur des mouvements nationalistes, est devenu un symbole patriotique populaire. Et même chose avec l’identité de « banderistes ». Autrefois, cela signifiait appartenir à une certaine sous-culture politique, mais en 2014, le lien a été rompu. D’un point de vue symbolique, pour un Ukrainien lambda, un t-shirt avec un portrait de Bandera a la même charge significative qu’un t-shirt avec l’inscription « Navire de guerre russe, va te faire foutre », un slogan devenu populaire après la proclamation d’un garde frontière en direction du navire Moskva. Le salut « Gloire à l’Ukraine ! Gloire aux héros ! », né dans les années 1930 dans le mouvement nationaliste s’est également imposé dans l’ensemble de la population. C’était un signe d’appartenance à une certaine organisation. Aujourd’hui, il fait partie de l’étiquette publique officielle et constitue une manière populaire d’exprimer son enthousiasme patriotique.

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Un effet secondaire de cela a été la marginalisation politique des mouvements nationalistes, qui ont tout simplement perdu leur exclusivité. Ils n’ont plus rien à dire à leurs électeurs potentiels. Appeler à une résistance active à la Russie était extravagant il y a vingt ans, mais maintenant c’est le travail quotidien de plus d’un million de soldats ukrainiens. La politique impériale et colonialiste de la Russie à l’égard de l’Ukraine fait l’objet de vives discussions, même dans la presse mondiale. Et l’Ukraine a déjà fait face à son héritage soviétique lors de la campagne de décommunisation menée sous le mandat du président précédent. « Mission accomplie ».

Credo du nationalisme ukrainien

Dans l’Europe moderne, en particulier en Europe occidentale, le terme « nationalisme » est assez toxique. Il évoque de nombreuses associations désagréables, voire parfois même atroces, avec le 19ème et surtout le 20ème siècle. Il n’y a rien à redire à cela. Mais qu’en est-il du contenu du nationalisme ukrainien moderne – non pas celui qui est professé dans des cercles idéologiquement engagés, mais celui qui, au cours de la dernière décennie est devenue un phénomène de masse en Ukraine ? Fin 2014, le célèbre artiste et satiriste de Kyiv Les Poderviansky a décrit le contenu de notre idée nationale avec le slogan « Foutez-nous la paix ! » Ces mots peuvent être considérés comme un credo du nationalisme à l’ukrainienne.

Notre nationalisme ne prétend pas à notre supériorité sur les autres peuples. Nous voulons simplement qu’on nous laisse tranquilles et qu’on nous permette enfin de nous développer comme nous l’entendons. Oui, maintenant nous haïssons et méprisons les Russes. Nous les haïssons pour les crimes sanglants que leur armée commet en Ukraine. Nous les méprisons parce que 140 millions de personnes se sont laissées entraîner dans le fascisme. L’ethnicité n’a pas d’importance pour nous, car nous avons vu avec quel enthousiasme les soldats russes d’origine touvaine, bouriate et tchétchène tuent les Ukrainiens. Les Ukrainiens se reconnaissent depuis longtemps comme une nation politique unie par une culture commune, ainsi qu’une vision commune du passé et de l’avenir.

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Les Ukrainiens sont un peuple qui s’est vu refuser le droit d’exister par des empires, qui a été torturé par le génocide, la répression, la guerre et la terreur. Nous voulons simplement survivre, défendre notre statut d’État, puis, dans un avenir idéal et lointain, simplement oublier que la Russie existe. Si l’on peut appeler cela nationalisme, alors l’Ukraine est un pays où même les petits enfants le pratiquent.