Ce que les chercheurs occidentaux en relations internationales n’ont pas compris de la guerre russo-ukrainienne
« Il s’agit d’une guerre impériale dans le monde des États-nations, motivée par le déni ouvert de la Russie de la souveraineté politique de l’Ukraine et du droit des Ukrainiens à exister en tant que nation indépendante… Dans ce conflit, les logiques incompatibles de la souveraineté (Ukraine) et de l’impérialisme (Russie) s’opposent », – conclut une chercheuse du Centre d’études militaires du Département des sciences politiques de l’Université de Copenhague, Maria Malksoo dans son article pour la revue académique Journal of Genocide Research. Pour un lecteur ukrainien, une déclaration de cette teneur n’a rien d’extraordinaire. On ne peut pas en dire autant des chercheurs et théoriciens occidentaux des relations internationales, dont les approches sont aujourd’hui mises à mal par la réalité.
De quels problèmes parle-t-on ? C’est d’abord un certain désintérêt pour les Etats de l’Europe de l’Est. Comme l’affirme Malksoo, la guerre russo-ukrainienne est « un moment qui révèle le caractère eurocentrique distinct de la théorisation des relations internationales, lorsqu’il s’agit de la négligence relative des idées d’Europe de l’Est et de la validité de l’expérience [des États d’Europe de l’Est – éd.]. » Selon Malksoo, en raison de leur propre « paresse intellectuelle », les chercheurs spécialisés n’ont pas accordé suffisamment d’attention aux sujets de la politique mondiale, considérés comme « inférieurs ».
La deuxième raison à ce fourvoiement est à trouver dans l’idée d’une souveraineté limitée, cachée derrière les concepts de « réalisme » ou de « pacifisme » géopolitique. Comme l’écrit Malksoo, « la guerre a révélé des alliances contradictoires délicates entre des réalistes offensifs qui soutiennent que la « loi de l’anarchie » laisse certains États moins souverains que d’autres (…) et des pacifistes de diverses tendances qui craignent que les Ukrainiens ne se soient ralliés autour du drapeau pour soulever de nouvelles vagues de nationalisme ». Les deux camps préconisent « un cessez-le-feu rapide et un règlement pour mettre fin à la guerre qui prend en compte la sensibilité de la Russie », appelant à la neutralité de l’Ukraine. Cependant, comme l’écrit Malksoo, ce n’est qu’une « feuille de vigne » camouflant la pure négation du droit des Ukrainiens à la pleine souveraineté de leur État.
Selon Malksoo, jusqu’à la période 2004-2022 (c’est-à-dire entre la Révolution orange et le début de la guerre russo-ukrainienne de grande ampleur), l’Ukraine apparaissait dans les études plus comme un « territoire influencé » que comme un sujet à part entière des relations internationales agissant de manière indépendante, sur la base de ses propres intérêts et selon son propre plan. Cela correspond à la perception générale des États d’Europe de l’Est comme n’étant pas vraiment des sujets à part entière des relations internationales.
Enfin, troisième raison de l’aveuglement des scientifiques occidentaux : une attention insuffisante portée à l’impérialisme russo-soviétique. Parmi les chercheurs occidentaux, dit Malksoo, il y avait une perception répandue de « l’applicabilité insuffisante de l’étiquette ‘post-colonial’ à l’ancien espace impérial soviétique/russe ». Cela tient notamment au fait que les principales études postcoloniales se sont concentrées sur l’étude des hiérarchies raciales, sans se soucier d’étudier les inégalités entre Blancs eux-mêmes. Par conséquent, la question de la postcolonialité des anciens sujets de l’Empire russe reste encore difficile à concevoir pour les scientifiques occidentaux.
Le concept toxique de la zone neutre
Mais les problèmes décrits ci-dessus ne peuvent être considérés comme purement académiques. Les erreurs des théoriciens des relations internationales ont ouvert la voie à l’émergence d’idées politiques néfastes, telles que l’ouverture de négociations avec la Russie en vue d’un cessez-le-feu à tout prix. « De telles propositions n’aident pas la partie attaquée », écrit Malksoo, « Au lieu de cela, elles ne servent qu’à atténuer la peur compréhensible des observateurs extérieurs à l’idée d’une propagation potentielle des conséquences de cette guerre au-delà des frontières de l’Ukraine, alimentant finalement l’idée de souveraineté ukrainienne limitée, et tenant effectivement le pays en laisse coloniale ». Malksoo estime que l’idée de la neutralité de l’Ukraine n’est rien de plus qu’un renouveau de la vieille idée d’une zone neutre en l’Europe de l’Est conçue pour protéger l’Occident de la menace russe.
Des temps difficiles sont en effet venus pour les adeptes de cette façon de penser. Aujourd’hui, il est évident que le concept de zones neutres n’est ni équitable (pour des États assignés au rôle de « tampon ») ni productif (pour tous ceux qui s’intéressent à l’existence d’un système de relations internationales stable et fonctionnel). L’existence même du concept de zones tampons dans la pensée politique et académique occidentale attise les appétits des régimes belligérants. Ces derniers y trouvent une confirmation de leurs propres idées sur le monde, selon lesquelles les relations internationales sont déterminées par le droit du plus fort. On peut supposer que c’est la vision occidentale de l’Ukraine comme zone neutre qui a donné l’impulsion à l’agression russe. De toute évidence, Moscou s’attendait à ce que la communauté internationale – en particulier l’Occident collectif – ne fasse pas une tragédie d’un pare-chocs cabossé et accepte le nouveau statu quo.
Les causes « invisibles » de la guerre
Les prédictions des analystes militaires occidentaux selon lesquelles Kyiv tomberait dans les 72 heures suivant le début de l’invasion russe sont depuis longtemps devenues un mème. Cependant, il convient de comprendre le contexte théorique plus large dans lequel de telles conclusions ont vu le jour. Et là encore, il faut revenir à la théorie des relations internationales.
Maria Malksoo souligne très précisément l’essence existentielle de la confrontation russo-ukrainienne. Pour Moscou, écrit la chercheuse, « le destin politique de l’Ukraine ressemble au test ultime de la marque russe du nationalisme impérial : l’État et la nation russes ont été conçus comme impériaux et doivent être constamment contrôlés, défendus et justifiés en tant que tels ». Moscou parle de « la correction du code culturel soi-disant erroné de l’ukrainité, qui ne reconnaît pas la suprématie de la russité, de la nation, de la culture, de l’histoire et de la langue russes – et, par conséquent, l’appartenance de l’Ukraine, comme par défaut, au sacral – communauté politique du « monde russe ».
Encore une fois, rien de nouveau. Mais, comme l’écrit Malksoo, les chercheurs occidentaux ont eu tendance à « réduire la lutte intra-européenne à un « narcissisme des différences mineures », pour ne pas discuter du colonialisme russe sur le même plan que les pratiques coloniales des puissances occidentales en Afrique, en Asie et dans les Caraïbes ». La surprise de ces intellectuels face à la résistance acharnée des Ukrainiens et leur volonté de consentir d’énormes sacrifices dans la défense de leur pays découle donc très certainement de leur incapacité (ou refus) de reconnaître la nature existentielle de la confrontation russo-ukrainienne.
A la recherche d’une solution
Le fait que l’article de Maria Malksoo ait été publié dans une revue universitaire influente est un signal encourageant. Nous pouvons espérer que la communauté scientifique occidentale soit enfin capable de reconnaître ses propres erreurs conceptuelles et d’y remédier. Cela vaut pour les politiciens. Les arguments classiques des « réalistes géopolitiques » comme Henry Kissinger en faveur de l’intégration de la Russie dans le système d’ordre mondial ont sensiblement perdu de leur poids. Après tout, il est de plus en plus évident que la Fédération de Russie se retrouve progressivement exclue du concert des nations, mais pas suite au tragique malentendu entre les « grands acteurs géopolitiques » sur la « question ukrainienne ». Les vraies raisons sont que pendant des siècles, la Russie a nourri des intentions de politique étrangère agressives, et pas seulement à l’encontre de l’Ukraine.
Pour l’heure, nous nous contenterons de constater que les théoriciens occidentaux des relations internationales devront dire adieu à de nombreuses vieilles idées sur l’Ukraine, l’Europe centrale et orientale, la Russie et sa nature impériale, ainsi qu’au mythe selon lequel l’apaisement à l’égard des prédateurs et la réduction de ses propres arsenaux rendront le monde plus sûr. Mais comment passer de la révision de la théorie politique à l’élaboration de bonnes solutions pratiques ?
« Les conséquences internationales de la relation troublée de la Russie avec son propre passé et sa volonté d’utiliser la violence tout en défendant son « histoire d’État » hautement sélective soulignent la nécessité politique d’un programme structurel à grande échelle de Vergangenheitsaufarbeitung [ terme allemand signifiant « travail de mémoire » – ndlr] pour la société russe et l’État après la guerre en Ukraine », écrit Malksoo. À son avis, il ne devrait pas seulement s’agir de porter devant la justice ceux qui ont commis des crimes de guerre en Ukraine, mais aussi d’amener « plus de justice rétrospective lorsqu’il s’agit de tenir compte de l’héritage au sens large du régime communiste soviétique et de l’impérialisme russe en général ».
On ne peut contester la validité de cette affirmation. Si la société russe a un impérialisme profondément enraciné, grevé par un héritage communiste-totalitaire non questionné, ainsi que par les mentalités toxiques de l’ère post-soviétique, il faut y remédier d’une manière ou d’une autre. Sinon, la Russie perpétuera un cycle de violence et de chaos, demeurant une menace pour ses voisins immédiats et lointains.
La question est de savoir qui mettra en œuvre le programme de Vergangenheitsaufarbeitung en Russie, et de quelle manière ? En ce qui concerne ce terme allemand, Malksoo fait référence à la pratique consistant à surmonter l’héritage impérial et nazi en Allemagne. Mais nous nous souvenons que la « rééducation » approfondie des Allemands a commencé après la défaite militaire et l’effondrement politique du Troisième Reich, quand l’État agresseur a été placé sous un contrôle militaire, politique et économique extérieur.
Et qu’en est-il de la Russie moderne ? Il ne s’agit pas pour l’instant de savoir s’il est possible de mettre en œuvre un tel plan pour un État nucléaire. Tout d’abord, il convient de se demander si quelqu’un envisage en théorie un tel scénario ? Ou bien l’Occident nourrit-il encore l’espoir que les « bons Russes » qui pourraient un jour prendre le pouvoir à Moscou se remettrons en question eux-mêmes ? Les questions, bien sûr, il faut les poser à l’establishment politique occidental et pas à Maria Malksoo. Les réponses à ces questions nous aideront à comprendre ce que sont réellement les études sur les relations internationales : un laboratoire de solutions pratiques, une plate-forme d’exercices intellectuels scolastiques ou un atelier de légitimation académique des approches qui semblent politiquement confortables à un moment donné.