Mykola Sadovsky : le patriarche du théâtre et maître de l’avant-garde du cinéma ukrainien

Culture
20 décembre 2023, 18:02

À première vue, on a l’impression que le théâtre classique ukrainien du XIXe siècle et le cinéma d’avant-garde des années 1920 n’ont rien en commun. Leurs codes esthétiques, leurs orientations politiques, leurs repères sociaux, tout est différent. Les révolutions et les guerres les séparent. Bref, ils sont aux antipodes. Mais quand on les regarde de plus près, on ne peut que remarquer leur lien de parenté qui les lie. Tel un grand-père et un petit-fils, ils ont leurs propres goûts et préférences, ils se disputent sans cesse, mais ils partagent des valeurs fondamentales.

Aujourd’hui ce lien très fort qui existe entre le vieux théâtre et le cinéma nouveau et qui, en son temps, a assuré la continuité de la culture ukrainienne, n’apparaît plus comme évident. Pour s’en rappeler, regardons l’une des figures les plus emblématiques de la scène théâtrale ukrainienne de l’époque. Il s’agit de Mykola Sadovsky, la légende du vieux théâtre qui a débuté sa carrière au cinéma au début des années 1910 et qui a joué dans deux films des années 1920.

Filmer les pièces de théâtre

Né en 1856 dans le sud de l’Ukraine, près de Mykolaiv, Mykola Sadovsky représente la mythique génération dorée d’acteurs ukrainiens qu’on a plus tard baptisée les Coryphées du théâtre ukrainien. Quand il avait déjà dépassé la cinquantaine, il fut parmi les premiers d’entre eux à comprendre que l’ère du théâtre s’achevait et que celle du cinéma arrivait.

En 1911 il décide de filmer les pièces produites par sa compagnie pour les projeter ensuite au cinéma. Nous ne savons pas s’il était au courant qu’en même temps que lui, aux États-Unis, le réalisateur américain David Belasco se lançait dans une entreprise similaire.

Photo :  David Belasco

Contrairement à lui, Mykola Sadovsky ne disposait pas d’un studio équipé, mais filmait à l’occasion certains de ses spectacles. En cette année 1911, lorsque la troupe du Théâtre de Kyiv est en tournée d’été à Katerynoslav, Mykola Sadovskyi est approché par un preneur d’images, Danylo Sakhnenko. Celui-ci travaille pour la société de production locale, mais est aussi le correspondant de Pathé Frères et de ce fait dispose d’une caméra pour produire des reportages et des films pour les studios. C’est ainsi, que grâce à Danylo Sakhnenko, Mykola Sadovsky commence à filmer des pièces de théâtre. Il est assisté par Andrii (Arnold) Kordium qui, dans les années 1920, deviendra un réalisateur célèbre et, vingt ans plus tard, invitera Mykola Sadovsky à jouer son dernier rôle au cinéma.

Mais revenons à l’année 1911. Mykola Sadovsky sélectionne deux pièces qui ont un grand succès populaire : l’opéra-comique d’Ivan Kotliarevskyi Natalka Poltavka et le mélodrame Mère-domestique qui adapte le poème du même nom de Taras Chevtchenko. Les plus illustres parmi les acteurs sont invités pour le tournage, y compris la « première dame » du théâtre ukrainien Maria Zankovetska. Elle se déplace à Katerynoslav exprès pour cela. Malgré ses 57 ans, elle interprète le rôle iconique d’une jeune fille, Natalka, aux côtés de son partenaire de scène de longue date, Makyla Sadovskyi.

Photo: Maria Zankovetska et Mykola Sadovskyi. Source: www.tmf-museum.com

Les tournages ont lieu le matin, sans public, sur la scène ouverte du théâtre d’été dans le jardin de la ville de Katerynoslav et c’est Mykola Sadovskyi en personne qui se charge de la mise en scène. Pour atteindre un réalisme plus grand, le fonds de scène théâtral est remplacé par des décorations peintes, plus spectaculaires. De vraies armes, des objets usuels et authentiques vêtements d’époque sont prêtés par le grand historien cosaque Dmytro Iavornytskyi.

Les deux films sortent au mois de décembre de la même année et ont un tel succès que leurs projections ont été maintenues jusqu’aux années 1930. « Ces films étaient projetés jusqu’à l’usure complète des copies, écrivait un historien du cinéma. On recollait les restes pour les projeter dans les villages d’Ukraine centrale, en accompagnant les séances de la lecture publique des œuvres littéraires correspondantes », écrit un historien du cinéma.

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Ce premier succès donne des ailes à Mykola Sadovsky. L’année suivante, en 1912, il finance l’enregistrement d’une autre pièce, cette fois à Kyiv, dans un pavillon de verre spécialement équipé. En 1913, il réitère l’expérience, avec des moyens plus grands encore : le tournage a lieu au Bois Holosiiv, en banlieue de Kyiv, où un camp tsigane a été spécialement construit pour les besoins du film.

Le début de la Première Guerre mondiale brise cet élan. Les combats intenses monopolisent toutes les ressources humaines et techniques pour le tournage des chroniques de guerre et sonnent l’arrêt du développement du cinéma artistique. Celui-ci revient en force en 1918 avec l’apparition, à Kyiv, de plusieurs sociétés de production privées. Pavlo Skoropadsky, dirigeant du nouvel État ukrainien indépendant, favorise la création d’Ukraïnafilm. Mais Mykola Skadovsky est accaparé par son propre théâtre, il participe aussi à la création de l’Opéra national ukrainien, et le cinéma passe pour lui au second plan.

Les nouvelles perspectives

Après la défaite de l’État ukrainien indépendant, en 1921, Mykola Skadovsy émigre en Tchécoslovaquie où l’industrie de cinéma est en plein essor. À peine arrivé à Uzhhorod, tchécoslovaque à l’époque, il prend la direction du théâtre ukrainien et tourne dans un long-métrage historique Koriatovytch  (L’anneau magique des Carpathes). La première a lieu à Prague en novembre 1922 en présence du président Tomáš Masaryk. Dans ce film qui retrace la vie du prince légendaire Fedor Koriatovytch, Mykola Sadovsky joue un petit rôle, mais son succès est tel que cela incite Mykola Sadovsky à poursuivre sa carrière au cinéma.

À l’été 1923, il quitte Uzhhorod et s’installe à Prague où il espère fonder un théâtre ukrainien permanent, mais aussi tourner dans des films et réaliser des long-métrages. Il se dit, sans qu’on puisse le confirmer, qu’il a tourné dans Le loup d’or, un film tchèque sorti en juillet 1924. Sa correspondance nous apprend qu’à cette période, Mykola Sadovskyi nourrit des projets ambitieux, mais ne parvient pas à les réaliser à l’étranger. Amer, il sent que son exil tchèque menace sa carrière artistique et décide de rentrer en Ukraine soviétique.

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Le monde connu sur le grand écran

De retour en Ukraine au printemps 1926, Mykola Sadovsky s’y sent comme un poisson dans l’eau et s’adapte aux réalités du pays dorénavant bolchévique, à une vitesse étonnante. À peine quelques jours après son arrivée, il monte déjà sur la scène du Théâtre Ivan Franko de Kyiv en interprétant le rôle de Horodnychy dans la pièce Reviseur, écrit par Gogol. Au mois de mai 1926 il adhère au Département des ouvriers de l’art du gouvernorat de Kyiv. Ces formalités qui attestent de sa loyauté envers le régime soviétique, lui permettent de travailler et d’élaborer de nouveaux projets.

L’affiche du film Vanka et le Vengeur Source : vufku.org

Mykola Skadovsky revient au cinéma à l’été 1927 grâce à ses vieilles amitiés. Aksel Lundin, l’ancien acteur de théâtre de Kyiv, l’invite à jouer dans la première production de la nouvelle Fabrique de cinéma de Kyiv. Il s’agit d’un film d’aventures pour enfants Vanka et le Vengeur. Mykola Sadovsky y joue le rôle du meunier qui, à la fin du film, rencontre Ivas Klymenko, un garçonnet communiste qui fuit une poursuite. Ce petit rôle suffit à mettre en relief son talent d’acteur et son jeu tout en volumes qui se démarque nettement de la médiocrité du reste du casting.

Cela vaut à Mykola Sadovsky le rôle principal dans son prochain et dernier film Le Dernier pilote. Il est réalisé par Arnold (Andrii) Kordium, qui le connait bien pour avoir filmé, en 1911, ses pièces théâtrales à Katerynoslav. Le film d’Arnold Kordium s’inscrit dans toute une série des productions consacrées au mégaprojet soviétique de construction d’un barrage sur le Dnipro : Dniproges de Hlib Zatvornytskyi de 1927, Le Onzième de Dziga Vetrov en 1928, Les Nuits de tempête d’Ivan Kavaleridze en 1931, Ivan d’Oleksandr Dovzhenko en 1932. Filmé avec maestria par l’Allemand Joseph Rona, Le Dernier pilote d’Arnold Kordium se démarque des autres films par son accent mis sur l’opposition dramatique entre le vieux monde patriarcal de la campagne ukrainienne et l’industrialisation soviétique agressive. Cette fracture tragique est narrée à travers le conflit d’un pilote de navire (joué par Mykola Sadovsky) et de sa fille qui a rejoint le chantier industriel soviétique malgré la volonté de son père. Le héros principal essaye de saboter le chantier en l’inondant, mais échoue et devient fou.

L’affiche du film Le Dernier pilote Source : vufku.org
Tout le talent dramatique de Mykola Sadovsky s’exprime à travers ce rôle tragique. L’acteur met au service du jeune cinéma ukrainien toute son expérience théâtrale avec un jeu très plastique, tout en mouvement. Comme jadis sur scène, il se démarque par sa maîtrise des gestes et des regards : « mouvements naturels, regard si particulier quand il regarde son fils, yeux ironiquement plissés pleins d’émotion, voix riche », se souvient l’acteur Ivan Kononenko. Bien que Mykola Sadovsky reste un nouvel arrivant dans l’univers du cinéma, son interprétation est si convaincante qu’elle ne manque pas d’étonner, surtout dans les scènes finales du film où son personnage jette un regard vide sur la steppe et prie désespérément un monolithe millénaire.

Joué par Mykola Sadovsky, le personnage du paysan ukrainien est si riche qu’il jette l’ombre sur le pathos industriel voulu par la propagande. Le fait que la douleur de cet « ancien monde » ukrainien en train d’être détruit par le régime soviétique paraisse si vraie, n’est pas au programme. Le film parvient tout de même à sortir sur les écrans en 1930, mais peu de temps après son scénariste, Hordii Basiuk, est arrêté et les projections du film sont stoppées. Mais le sentiment poétique, exprimé avec tant de force par Mykola Sadovsky, est devenu l’un des traits caractéristiques du cinéma d’avant-garde ukrainien qui le démarque de tous les autres cinémas de son temps. Profondément empreint de son attachement au passé historique et national, empli de la poésie des paysages ukrainiens, ce cinéma d’avant-garde s’est avéré trop controversé pour la propagande soviétique.