Roman Malko Correspondant spécialisé dans la politique ukrainienne

Le retour de Sébastopol

Histoire
21 avril 2023, 10:35

Stepan Khmara est un homme politique ukrainien, un ancien député de la Verkhovna Rada et un célèbre dissident de l’ère soviétique. Lors d’une conversation avec Tyzhden.fr, il raconte comment, en 1991, Sébastopol est passée d’une ville fermée, directement subordonnée à Moscou, à une ville ukrainienne ouverte à tous.

– Comment l’idée d’obtenir l’ouverture de Sébastopol est-elle née ?

– C’était à l’aube de la restauration de l’indépendance ukrainienne. Notre « train de l’amitié » est arrivé à Sébastopol le 2 mars 1992. Un jour, nous avons discuté avec Oleksandre Lupinos (poète et dissident ukrainien – ndlr). Nous nous demandions ce qu’il fallait faire. Nous n’en pouvons plus. Sébastopol restait toujours une « ville fermée », personne ne peut s’y rendre sans une convocation spéciale. Et ces convocations ont été délivrées uniquement par des organes subordonnés à la flotte russe de la mer Noire. Alors, nous avons décidé de faire une percée.

Le nom de notre « opération » a été vite trouvé : « Le train de l’amitié ». 300 personnes ont rejoint notre initiative. Nous avons trouvé des gens qui ont accepté de parrainer le voyage, à savoir, payer les frais de voyage.

Lire aussi:   Comment l’Ukraine s’est battue pour la Crimée il y a un siècle 

Et, bien sûr, ce qui était très bien, c’est que le gouvernement central a fermé les yeux sur cet « outrage », pour ainsi dire, comme beaucoup d’entre eux le considéraient. Car s’ils étaient tous contre, ils n’auraient certainement pas nous autorisé à quitter Kyiv. En d’autres termes, il n’y avait pas d’obstacles, pas d’assistance, mais c’était déjà bien qu’il n’y ait pas d’obstacles.

Lupinos a compris que pour y arriver, il devait avoir quelqu’un du Parlement, et des gens comme Khmara étaient une aubaine. Le nom lui-même était une marque. Notre itinéraire était le suivant : Odessa, Kherson, puis Sébastopol.

Lire aussi:   Comment l’Ukraine peut récupérer la Crimée – Foreign Affairs  

Nous approchions d’Odessa, le train s’est arrêté et nous n’avons pas été autorisés à continuer notre chemin. Dans quelque temps, la situation change et nous repartons. Nous arrivons à Odessa et recevons un appel. Valentyn Symonenko (le maire d’Odessa à l’époque) nous invite dans l’hôtel de ville.

Lupinos et moi y sommes allés, et il nous a dit qu’il avait été informé de l’arrivée de quelques « combattants ». Donc, il a pris la décision de stopper le convoi. Puis il s’est posé une question: « Qui est leur responsable ? » On lui a annoncé que c’était Khmara. « Ah, si Stepan est là, alors ils peuvent passer », est-il revenu sur sa décision. Ils savaient que je ne prenais pas de risques stupides.

Vous avez fait une escale à Odessa ?

– Oui. Tout s’est bien passé, et nous avons même organisé une manifestation ! Lors du rassemblement du soir, un homme d’origine juive est venu nous voir. Un intellectuel, de toute évidence. Il a posé une question : « Dites-moi s’il vous plaît, n’y aura-t-il pas de « pogroms » contre des juifs » ? J’ai répondu : « Pas du tout, voyons ! Ce sont des jeunes gens cultivés. Au contraire, nous voulons que l’État soit fort, afin que personne n’ait le droit d’offenser qui que ce soit » Il est reparti rassurer.

Vous comprenez à quel point la propagande était anti-ukrainienne ? Elle a toujours fonctionné et n’a jamais cessé de fonctionner. Avant et après la restauration de l’indépendance. Malheureusement, elle fonctionne encore aujourd’hui.

Comment avez-vous été accueillis à Sébastopol ?

– C’était plus compliqué. On a stoppé notre train à Verkhny Sadovy. Que faire ?
Nous avons décidé de prendre des mesures extrêmes et de bloquer le trafic. Nous avons arrêté deux trains et beaucoup de gens se sont déversés sur le quai. Nous parlons aux gens. Au début, je ne sais pas quelle sera la réaction. Je pense qu’il y aura peut-être des gens agressifs… Non, ils étaient tolérants. « S’ils viennent, qu’ils viennent. Pourquoi ne les laissent-ils pas entrer ? » Il n’y a eu qu’une seule personne qui, comme on dit, « a vu Lénine » (un communiste pro-russe, expression courante en Ukraine – ndlr), il a marché sur le quai, s’est indigné. Mais c’est tout.

Le général Beloborodov, chef de la police de Sébastopol, arrive. Nous avons discuté pendant environ une demi-heure et sommes parvenus à un accord. J’ai lui a promis : « Je vous garantis, c’est la question de mon honneur personnel, nous aurons un ordre parfait. Nous voyageons dans un but pacifique et éducatif. Nous sommes venus honorer la mémoire des marins ukrainiens là où ils ont été fusillés par les bolcheviks en 1918 ».

Lire aussi: Comment la Russie détruit le patrimoine culturel de l’Ukraine en Crimée   

Je lui ai conseillé de se faire plus de soucis par des partisans de Meshkov (un homme politique pro-russe habitant en Crimée – ndlr) : « Nous savons que ce sont des bandits. Et, en plus d’être ukrainophobes, ce sont aussi des imbéciles. Dites donc à la police de les séparer un peu des autres, parce qu’ils ne feront que gêner tout le monde ».

Ils ont finalement accepté de nous laisser passer. Et en effet, la bande de Mechkov a été clôturée, car il y avait beaucoup de monde des deux côtés de la rue où nous sommes marchés.

– Il y avait des habitants de Sébastopol qui vous ont manifesté le soutien ?

– De nombreux Ukrainiens sont originaires de Sébastopol. Où n’y a-t-il pas d’Ukrainiens ? Même à Sébastopol, ils étaient nombreux. Ils nous ont accueillis avec joie. Le groupe de pro-russes faisait des gestes obscènes et criait des insultes, mais ils n’étaient pas nombreux. Et c’est ainsi que nous avons ouvert la « ville fermée », restreinte au régime spéciale. Parce qu’il n’était pas possible de continuer ainsi : avoir sur le territoire de l’Ukraine une région aussi importante que Sébastopol, où les laissez-passer sont délivrés par les services spéciaux de la Russie. Ce résultat a été obtenu en dépit des autorités officielles qui ne faisaient rien. Qui l’a fait ? La société civile. Nous.

Lire aussi:   Ukraine et Crimée. Une relation millénaire  

Et pour conclure. Si quelqu’un pense qu’après la guerre, les Ukrainiens continueront à subir des humiliations, cela n’arrivera pas. L’Ukraine est en train de franchir une nouvelle étape. Elle est véritablement en train de construire un État du peuple ukrainien. Et le peuple ukrainien, ce sont ceux qui s’identifient comme Ukrainiens. C’est-à-dire ceux qui acceptent l’ukrainité, la culture ukrainienne, indépendamment de leur origine, du sang qui coule en eux. Nous sommes tous Ukrainiens qui œuvre pour l’Ukraine libre.