Pourquoi les revendications « historiques » russes sur la Crimée sont une manipulation de plus qui « justifie » l’expansion
Les premiers habitants, en nombre significatif, de la Crimée, de la région du fleuve Dnipro et de la majeure partie du territoire de l’Ukraine moderne (à l’exception du nord et de l’ouest), appartenaient à des tribus de langue iranienne, à savoir des Cimmériens mentionnés dès le XIIe siècle avant J.-C dans les sources historiques. Au VIIe siècle avant J.-C., les Cimmériens sont remplacés par les Scythes de langue également iranienne, qui pendant cinq siècles possèderont ces territoires. Au IIe siècle av. J.-C. les Scythes ont également commencé à être remplacés par des tribus de langue iranienne, les Sarmates, qui au IIIe siècle après J.-C. sont devenues dominantes sur le territoire de la région nord de la mer Noire et du Dnipro.
À l’époque, des Scythes et des colons grecs sont arrivés sur les côtes de Crimée, à l’embouchure du Dnipro et y ont fondé des colonies. En Crimée, les premières villes de ce type s’appelaient Panticapei ou Bosphore (aujourd’hui Kertch), Feodosia, Chersonèse (Sébastopol), Borysthène près de l’embouchure du Dnipro, puis Olvia et un peu plus loin Thira (Bilhorod-Dniestrovsky). À partir du milieu du Ier siècle après J.-C., Bosphore et Chersonesus sont passés sous le contrôle de l’Empire romain et les premiers chrétiens ont commencé à s’implanter. À cette même époque, Andriy le Premier-Appelé, prêchait les enseignements du Christ dans la région du Dnipro, où il prédit, comme l’écrit Nestor Litopysets, l’émergence d’une grande ville (Kyiv) protégée par la bénédiction de Dieu.
Aux II-IIIe siècles après J.-C. de nombreuses tribus germaniques, notamment les Goths, envahissent le territoire de l’Ukraine moderne et en particulier la Crimée. Dans la région du Dnipro, ceux-ci ont vaincu les Antes, Slaves locaux, et créé leur état avec pour centre Danparstad, sur la rive droite du Dnipro. Lorsque les Goths chassés par les Slaves locaux allié des Huns venus des steppes orientales de l’Asie, certains d’entre eux sont restés en Crimée notamment à Volyn et à Podil, où des vestiges de leur culture matérielle sont encore découverts aujourd’hui. À la fin du IVe siècle après J.-C., la première union intertribale de l’histoire des Slaves est créée dans la région du Dnipro : l’état des Antes. À cette époque, en 482, Kyiv passe d’une colonie commerciale à un statut de ville, une première parmi tous les peuples slaves. Ainsi, les Antes commencent à visiter fréquemment la Crimée pour mener à bien leurs opérations commerciales.
Les Goths restés en Crimée se sont déplacés vers les montagnes, où ils ont survécu aux invasions des Huns, des Bulgares, des Khazars, des Polovtsiens et des Mongols. Constantinople a ensuite créé un diocèse chrétien gothique sur la péninsule, qui a perduré en tant que métropole gothique jusqu’au XVIIe siècle. Les Goths devenus de bons voisins des Tatars de Crimée, fondent leur propre État : la principauté chrétienne de Feodoro (XIVe siècle : 1475), qui a subsisté pendant encore un siècle et demi. Hormis les Goths de Crimée, vivaient également des Grecs et des Arméniens. Ces Goths en guerre contre les Génois, voient au XIIIe siècle la prise de contrôle de la côte sud de la Crimée par ces derniers. Cette inimitié pris fin en 1475, lorsque la Principauté de Feodoro et tout le sud de la Crimée sont envahis par les Turcs.
Unions des Ruthènes et des cosaques
Au IXe siècle, Kyiv se bat pour se libérer de la tutelle des Khazars. Le prince Bravlin de Kyiv mène une campagne en Crimée, où il a vaincu les Khazars et capturé Chersonesus, ceci permis à l’État de Kyiv de commercer activement avec Byzance. Dans la seconde moitié du Xe siècle, le grand prince de Kyiv Sviatoslav a complètement vaincu le Khazar Khaganate et libère la Crimée. Il construit la forteresse de Tmutorokan sur la rive du détroit de Kertch, qui permet le contrôle la Crimée orientale et du passage stratégique entre la mer Noire et la mer d’Azov pendant 150 ans.
En 988, le grand prince de Kyiv, Volodymyr (fils de Sviatoslav), partit en campagne en Crimée et fut baptisé à Chersonesus, dans le lieu même où au début du IIe siècle l’un des premiers papes romains, Clément, mourut en martyr des mains des Scythes. De là, Volodymyr le Baptiste – ou le Grand – a introduit le christianisme en tant que religion d’État de la Rus kyivienne. Il est important de noter que c’est la région de la rivière Moskova qui a résisté le plus longtemps à la christianisation, à savoir durant près de 300 ans.
Dans la seconde moitié du XIe siècle, les tribus des Polovtsy (Kipchak) apparaissent dans la région centrale et méridionale du Dnipro, les steppes de Donetsk et en Crimée. Ils deviennent la base du processus de formation de la nation tatare de Crimée. Dans l’ethnogenèse des Ukrainiens, les descendants des premiers Slaves, ne sont autre que les Antes et les Sclavins, puis plus tard les Ruthènes, les Polovtsy qui ont également joué un rôle important, et pour compléter le tout une composante turco-kipchak. En 1223, les princes de Kyiv, de Tchernihiv et de Novgorod-Siver ainsi que les Polovtsy se battent sur la rivière Kalka contre de nouveaux et dangereux agresseurs : les Mongols. Cependant, en raison de l’incohérence des actions entreprises, ils subissent une défaite écrasante. En moins de 20 ans, les régions du Dnipro et la Crimée sont captés par les Tataro-Mongols. Après un certain temps, le Dnipro, avec la ville de Kyiv, est passé sous la domination du Grand-Duché de Lituanie, qui a également adopté le nom de Ruthénie. La langue ruthène (le vieil ukrainien) est devenue la langue d’État en même temps que le lituanien, alors que la Crimée est restée une partie sous la domination de la Horde d’or. En 1363 et 1397, Chersonese est prise par les troupes lituaniennes, qui étaient composées en majorité de Ruthènes du Dnipro et de la Volhyn.
En 1449, les Tatars de Crimée forment leur propre État sur la majeure partie de la péninsule. Appelé Khanat de Crimée, il est également composé des steppes du sud du Dnipro, d’Azov et de Donetsk. En 1475, ce nouvel état devint un vassal de l’Empire ottoman, qui cette année-là s’empare du sud de la Crimée et défait les Génois et la principauté de Feodoro.
Les victoires des cosaques ukrainiens sur l’armée supposée invincible Turcs lors de nombreuses batailles navales sur la mer Noire dans vingt premières années du XVIIe siècle ont incité le Khan Shagin Gerai de Crimée à entamer le processus de prise de distance avec Porte. À cette fin, en 1624, il conclut secrètement une alliance d’assistance mutuelle avec l’hetman ukrainien Mykhailo Doroshenko. Lorsque le sultan turc le découvre en 1628, il destitue Shagin Gerai de son poste et le remplace par Khan Janibek, également de la famille Gerai. Avec l’armée de la Horde Bujat, Janibek encercle Khan Shagin et ses partisans près de Bakhchisaray. À ce moment critique, Hetman Doroshenko entre de manière inattendue en Crimée avec un détachement relativement restreint de cosaques et libère le Khan Shagin. Janibek et ses alliés se retirent en mer dans la forteresse turque de Kafa, où la bataille reprend de nouveau. Plus tard, Shagin et Janibek Gerai se unissent et attaquent ensemble les cosaques de Doroshenko. C’est au cours d’une bataille difficile, que l’hetman ukrainien meurt. Malgré la trahison de Shagin et la mort de l’hetman, les cosaques percent les rangs solides des Tatars, repoussent toute leur artillerie et se retirent de la péninsule.
En 1648, Bohdan Khmelnytskyi conclut une alliance avec le Khan de Crimée dans la guerre qui l’oppose à l’état polono-lituanien, ce qui lui permit d’infliger un certain nombre de défaites à l’armée polonaise. En 1659, l’hetman Vyhovsky remporte une bataille difficile mais couronnée de succès contre l’armée moscovite près de Konotop, où il détruisit les troupes dirigées par les princes Trubetsky et Romodanovsky avec l’aide de la cavalerie tatare de Crimée. Le tsar et ses boyards moscovites sont en deuil quand ils apprennent que toute la fleur de la cavalerie moscovite a été exterminée et s’apprêtent à fuir à travers la Volga.
La première annexion et le champ de bataille
En 1783, après la défaite des troupes du Khan de Crimée et des Turcs, la Russie annexe tout le territoire de la péninsule et expulse les chrétiens locaux de Crimée, Grecs et Arméniens, puis installe à leur place des habitants de provinces russes éloignées. Une politique de répression des musulmans locaux commence, de sorte que les Tatars de Crimée, qui représentaient 97% de la population de la péninsule, commencent à émigrer en masse vers la Turquie. En 1853-1856, pendant la guerre de Crimée, la Russie perd complètement les batailles contre le corps expéditionnaire franco-turco-britannique. La plupart des soldats mobilisés par l’armée russe étaient Ukrainiens et se sont battus courageusement, malgré l’incompétence du général de Saint-Pétersbourg qui les a amenés à une défaite écrasante et à une reddition aux termes humiliants.
Après la chute de l’Empire russe, en mars 1918, la création de la République socialiste soviétique de Tauride est annoncée dans le cadre de la République Socialiste Fédérale de Russie. Les bolcheviks ont commencé à éliminer tous ceux qui n’étaient pas d’accord avec eux, y compris la direction du Mejlis (Assemblée) tatar de Crimée, qui avait précédemment annoncée la création de la République populaire de Crimée en tant qu’association multinationale de la population de la péninsule. Dans le cadre de la discussion des modèles d’entrée possible de la Crimée dans la République populaire ukrainienne (UNR) et dans le but de débarrasser la population de la péninsule de la terreur bolchevique (rouge), en avril 1918, le corps Zaporijia de l’UNR dirigé par le colonel Pavlo Bolbochan est entré en Crimée. La majeure partie du territoire de la Crimée a été libérée, la flotte de la mer Noire a même hissé des drapeaux ukrainiens. Cependant, à la demande des parties soviétique et allemande (violation par l’Ukraine des dispositions du traité de paix de Brest), Kyiv a été contrainte de se retirer du territoire de la péninsule. En 1919, la Crimée est capturée par les gardes blancs dirigés par le baron Wrangel, qui tient bon jusqu’à la fin de l’automne 1920, lorsque les Bolcheviks sont revenus à nouveau. En 1921, Moscou proclame la création de l’Autonomie socialiste de Crimée au sein de la RSFSR.
Avec le début de la guerre entre l’URSS et l’Allemagne nazie, la Crimée devient une arène de combats acharnés. Après la libération de la péninsule de l’occupation fasciste en mai 1944 par les troupes du 4ème front ukrainien, dans lequel étaient mobilisés plus de 50% d’Ukrainiens, les autorités du NKVD, sur instruction de Staline, mènent une opération spéciale consistant à déporter tout le peuple tatar de Crimée, et plus tard les Grecs, les Arméniens et les Bulgares locaux, les accusant injustement de collaborationnisme. En même temps, uniquement à Sébastopol, deux bataillons nationaux SS russes issus des rangs des Wrangelistes sont créés et combattent du côté allemand.
De 1783 à 1940, le pourcentage de la population tatare en Crimée est passé de 97% à 19,4%. Après mai 1944, aucun d’entre eux n’est resté sur la péninsule de Crimée. Moscou n’a pas hésité à accuser de collaborationnisme le peuple qui avait produit huit héros de l’Union soviétique et dont 20.000 habitants ont été envoyés aux travaux forcés en Allemagne. Toute la population est expulsée de leur maison, de leurs terres natales, là où les Tatars de Crimée vivaient depuis des siècles. Des dizaines de milliers de personnes ont été déportées dans les conditions inhumaines en Asie centrale et vers l’Oural. Au cours des cinq premières années qui ont suivi la déportation, les tatars de Crimée perdent plus de 40% de leur population. D’une nation européenne de taille moyenne, les Tatars de Crimée sont devenus une petite nation. En juillet 1944, pour remplacer les Tatars de Crimée déportés, 51.000 migrants de Russie sont amenés et installés dans des maisons abandonnées à la hâte. Les colons saisissent tout, leurs terres et leurs biens. C’est ainsi que la majorité russe s’est créée au sein de la population de la presqu’île. À cela, les familles de retraités militaires et de la sécurité de l’État gonflent les effectifs depuis des décennies. Le nombre impressionnant de morts de Tatars de Crimée lors de la déportation en 1944, pousse la Verkhovna Rada d’Ukraine (le Parlement) à reconnaitre en 2015, cet acte comme un génocide contre le peuple tatar de Crimée.
Le 15 février 1954, le Présidium du Soviet suprême de l’URSS publie un décret « Sur le transfert de l’oblast de Crimée à la RSS d’Ukraine ». Le 26 avril 1954, le Soviet suprême de l’URSS adopte la loi « Sur le transfert de l’oblast de Crimée de la RSFSR à la RSS d’Ukraine ». L’Ukraine prend alors en charge le développement de l’économie de la péninsule. Il a été décidé de construire le canal de Crimée du Nord (PKK) afin d’irriguer les terres de la steppe de Crimée à partir de l’eau du Dnipro. Celui-ci est construit dans les années 1960-1970 afin de fournir en eau les régions arides de Kherson et de Crimée via le réservoir spécialement bâti près de Kakhiv, dans le cours inférieur du Dnipro. L’approvisionnement en eau du Dnipro a permis l’installation d’entreprises géantes dans le nord de la Crimée, telles que Crimean Titan, Crimean Soda et Crimean Bromine.
De l’autonomie à la deuxième annexion
En février 1991, la région de Crimée est devenue une république autonome au sein de la RSS d’Ukraine. Le 5 mai 1992, la Verkhovna Rada de Crimée proclame l’Acte de souveraineté de l’État dans le cadre de l’État ukrainien. En janvier 1994, des élections à la Verkhovna Rada et du président de la région autonome ont eu lieu en Crimée. Cependant, le 17 mars 1995, la Verkhovna Rada d’Ukraine abolit la Constitution de Crimée de 1992 ainsi que le poste de président. L’autonomie de la Crimée est inscrite dans la Constitution ukrainienne de 1996 et de 1998 en tant que « République Autonome de Crimée ». En 1997, Kyiv et Moscou signe un accord sur le statut et les conditions de séjour de la flotte de la mer Noire de la Fédération de Russie sur le territoire de l’Ukraine. Par décision de la Verkhovna Rada d’Ukraine en 2010, l’accord sur la présence de la flotte de la mer Noire a été prolongé jusqu’en 2042.
Jusqu’en 2014, le canal de Crimée du Nord fournissait 85% des besoins en eau de la péninsule. Depuis fin avril 2014, l’approvisionnement en eau par le canal est arrêté. Les autorités d’occupation ont commencé à forer des puits en masse sur le territoire de la péninsule. Les eaux souterraines ont suffi pendant plusieurs années, cependant la situation actuelle est devenue critique en raison de la sécheresse. La Crimée dispose de ses propres ressources en eau pour la distribuer à la population, néanmoins il n’y a clairement pas assez d’eau pour les installations militaires et industrielles, même sous régime de stricte austérité. Au Kremlin, on parle d’une catastrophe humanitaire imminente. Dans les faits, la Crimée a simplement été transformée en une immense base militaire russe, ce qui a considérablement augmenté la consommation d’eau. Des représentants de la Fédération de Russie a commencé à lancer un appel aux organisations internationales, affirmant que Kyiv ne respectait pas les dispositions du droit international en matière humanitaire. Cependant, conformément aux dispositions de la Convention de Genève, dans les territoires occupés, l’agresseur doit subvenir par ses propres moyens à tous les besoins vitaux nécessaires à la population.
L’occupation russe de la Crimée en février-mars 2014 a été le premier acte d’annexion dans l’histoire de l’après-guerre dans l’Europe et le monde (après l’Anschluss de l’Autriche par l’Allemagne en 1938). Kyiv et l’ensemble de la communauté internationale condamnent fermement les actions agressives du Kremlin et exigent le retour immédiat de la péninsule à son propriétaire légitime : l’État ukrainien, dont le territoire est lié à la Crimée par une histoire millénaire.
Afin d’impliquer la communauté internationale dans la discussion sur le retour de la Crimée à l’Ukraine, la Plate-forme internationale de Crimée a été créée, la première réunion ayant eu lieu le 23 août 2021 à Kyiv. L’Ukraine, avec l’aide de la communauté internationale, met en œuvre une politique cohérente concernant la désoccupation du territoire. Temporairement occupée, la Crimée, n’a fait partie de la Russie que pendant les 171 des 3 200 ans de l’histoire de la péninsule, alors qu’elle fait partie de l’Ukraine depuis les 60 dernières années. Et c’est là que se trouve sa place et confirme le lien politique millénaire de la Crimée avec la région du Dnipro située en Ukraine.