La guerre en direct

Guerre
7 avril 2024, 12:38

La troisième sirène dans la nuit retentit comme résonnent les trois coups au théâtre – avant que le rideau ne se lève. Le public est déjà là, installé dans la salle. Mais personne n’a éteint son téléphone.

Lors de ces nuits de tirs de missiles russes, notre pays est éclairé par des myriades de lumières. Ce sont les téléphones portables. Retenant notre souffle, bâillant ou jurant, dans un lit ou dans un couloir – emmitouflés dans des couvertures, sur les quais du métro – nous sommes rassemblés ici pour une émission spéciale : la guerre en direct.

Et comme d’habitude, les réalisateurs sont venus de Moscou. C’est dire que le spectacle sera bon marché et de basse qualité, quelles que soient les sommes – des millions de dollars – investies. L’intrigue est connue de tous. 1er acte. Des missiles pénètrent dans l’espace aérien de l’Ukraine.

Préparez-vous, ça va faire du bruit. C’est une production immersive, un théâtre d’approche, de contact – à chaque instant, chacun de nous peut décrocher un rôle, se retrouver sur la grande scène, sous les décombres. Avez-vous pris soin de vos tenues à temps ? Pour un tel rôle, on choisit les meilleurs dessous, la meilleure lingerie, les pyjamas les plus chauds, ou à tout le moins les belles culottes, elles feront l’affaire aussi. Je suis en train de réfléchir, justement, à comment enfiler rapidement mes grosses chaussures sans chaussettes.

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Certains parmi les spectateurs sont dans le train, d’autres sont par terre. Il y a des places libres dans ce spectacle. Et elles sont gratuites. Des billets pour quitter la salle aussi sont disponibles – mais cela n’annulera pas la représentation.

Des milliers de lumières à travers le pays, des milliers de lieux à observer, des milliers de visionnages, des hôtels, des caves, des cachots, des appartements à structure métallique, des parquets anciens, le minimalisme scandinave, des sols brûlants, de vieilles planches, l’eau froide d’un puits.

Tout ce que nous trouvons dans de telles nuits devient un refuge. Tous ceux à qui nous écrivons et qui nous écrivent deviennent une famille.

Acte II. Nous composons un immense réseau de lumières mobiles, de notifications et de cris, tissés ensemble avec des mots d’amour, avec quelques jurons bien choisis aussi, emmêlés entre les fils. Certains d’entre nous sont sur la route, d’autres sont par terre – mais ce soir-là, nous sommes toujours ensemble. Nous nous sommes serrés les uns contre les autres, nous nous sommes enlacés, parce que le meilleur abri, ce sont nos bras.

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C’est comme une dentelle de messages nocturnes, c’est un réseau d’accord, d’adéquation inexplicable, c’est le sentiment que vous n’êtes pas seul. Ce combat, semblable à une bataille navale, mais qui se déroule dans le ciel, atteindra-t-il la cible ? Et quelle est leur cible ce soir ? Comment prendre en compte la gravitation de la pleine lune qui brille au-dessus de cette pièce mortelle ? Les projecteurs des unités mobiles de défense aérienne composent l’éclairage le plus professionnel de la scène.

Et le troisième coup, le troisième bombardement consécutif, l’acte III. Et combien d’autres encore qui vont suivre ? Cette pièce n’est-elle pas trop longue ?

C’est ainsi le théâtre moderne. Les mentions de ces scènes seront sans doutes supprimées des revues mondaines : trop sanglantes, trop peu conventionnelles, trop inconfortables.

L’alerte aérienne est annulée. Applaudissements prolongés et trépidants. Oublier, (ne pas) mourir, dormir.

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Dormir, c’est le moment. La question « Être ou ne pas être » ? n’est plus à l’ordre du jour. Être, c’est pour nous. Ne pas être, c’est pour eux. Qu’est-ce qui n’est pas limpide ici ?

Des milliers de lumières de messages lumineux traversent nos âmes. Des milliers de fils d’or nous lient dans ce sommeil agité et court. Après des nuits comme celle-ci, même les aubes deviennent grises, et le soleil a comme des cercles gris sous les yeux. Le ciel se cicatrise, referme ses plaies, les traces des fusées. La terre se prépare au printemps.