À ce jour, 30 pays ont reconnu le Holodomor (l’extermination par la faim) comme un génocide. C’est parce que l’histoire mondiale a connu de tristes exemples d’utilisation de la faim comme arme d’asservissement, que le crime commis il y a 90 ans reçoit enfin la reconnaissance qu’il mérite, non seulement de la part des chercheurs, mais aussi par des Etats. Cette prise de conscience collective peut se comprendre dans un contexte ou la Russie continue ce type de pratiques, utilisant la faim comme une arme, en empêchant les céréales ukrainiennes d’atteindre les ports d’Afrique et d’Asie. Le monde entier a une fois de plus eu l’occasion de constater que les pratiques génocidaires sont une stratégie courante pour Moscou.
Le philosophe français André Glucksmann, qui a étudié de manière systématique les pratiques génocidaires dans le monde, mentionne un fait historique peu connu dans son livre Dostoïevski à Manhattan. Il s’agit de la famine de 1891 qui s’est produite dans la ville russe de Samara et qui, selon le chercheur, avait « des causes non seulement naturelles mais aussi politiques ».
Les paysans des villages environnants, récemment libérés du servage par l’empereur Alexandre II, se sont rebellés contre les taxes et les conditions de rachat des terres. Pour étouffer les protestations, les villages rebelles ont été encerclés par des unités de l’armée et totalement privés de nourriture. Des écrivains célèbres comme Tolstoï et Tchekhov ont commencé à collecter de l’aide pour les victimes de cette famine organisée. « Mais il y avait en Russie un jeune avocat qui venait d’être expulsé de Saint-Pétersbourg vers Samara. Le frère de ce monsieur avait été exécuté pour avoir tenté d’assassiner l’empereur. Il a lancé un appel : « Pas d’aide alimentaire pour les paysans ! Qu’ils meurent, car ils doivent savoir qu’il n’y a d’espoir ni auprès du tsar ni auprès de Dieu », explique André Glucksmann. Et il ajoute : « Le futur chef du prolétariat mondial était un jeune avocat. Dès cette époque, il [Lénine] a commencé à expérimenter la « politique du pire ». La faim pousse les masses paysannes à la révolution. Le pire, c’est le meilleur, si ce chemin est parsemé de cadavres ».
Selon André Glucksmann, les événements de Samara, ainsi que le génocide des Circassiens dans le Caucase à la fin du XIXe siècle, permettent de mieux comprendre ce qui s’est passé en Ukraine en 1932-1933. « Le fait est que le Holodomor ukrainien n’est pas une exception. Mais qu’il soit similaire dans son mécanisme à des crimes qui ont eu lieu avant et après dans d’autres régions du monde, témoigne de sa nature génocidaire », a déclaré M. Glucksmann lors d’un entretien, accordé à un des auteurs de ce texte.
Dans un autre livre, Silence. On tue, écrit par André Glucksmann et Thierry Volton, les auteurs analysent plusieurs faits historiques similaires à ceux qui ont eu lieu en Ukraine : les famines artificielles en Éthiopie, en Somalie et au Cambodge. Les auteurs se concentrent sur les événements survenus en Éthiopie en 1984, lorsque le gouvernement communiste a décidé de punir les provinces du nord qui ne voulaient pas construire le socialisme.
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Médecins Sans Frontières a déclaré publiquement à l’époque que « l’aide tue » : l’élite dirigeante a méthodiquement confisqué la généreuse aide financière et alimentaire occidentale, renforçant ainsi sa propre position dans le pays. « Soignez-les et taisez-vous », disaient les communistes éthiopiens aux volontaires occidentaux. « La nuit, ils collectaient et transportaient des médicaments, de l’argent, de la nourriture et des patients vers une destination inconnue », raconte dans le le livre un vétéran de l’humanitaire en Afrique.
Lorsque les puissances occidentales achetaient à l’URSS, en 1932-1933, les céréales confisquées aux paysans ukrainiens affamés, l’ancien président du Conseil d’État français, Edouard Herriot, écrivait : « Quand on me dit qu’il y a une famine en Ukraine, je ne peux que hausser les épaules ». Partisan actif du rapprochement avec Moscou, il n’a pas vu un seul cadavre dans les rues qu’il a été invité à parcourir lors de son voyage en URSS. « Dans les villages Potemkine où Herriot a été amené, les vrais paysans ont été remplacés par des agents de la GPU, heureux et souriants », écrivent André Glucksmann et Thierry Volton, « mais comme nous le savons d’après les mémoires d’un témoin oculaire, la veille de l’arrivée de l’invité étranger, les « vrais paysans » ont été mobilisés pour enlever de nombreux cadavres des rues ».
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« Dans les années 1930, Staline a ôté la vie à six millions et demi d’Ukrainiens sans apporter aucune assistance, avec l’accord tacite des pouvoirs en place », peut-on lire dans ce livre publié en 1986. « Par contre, le dictateur éthiopien Mengistu Haile Mariam, pour financer son programme d’extermination des dissidents, a largement fait appel à la générosité de l’Occident ».
La famine a été utilisée comme arme dans la Russie tsariste puis soviétique, ainsi qu’au Cambodge, en Éthiopie, en Somalie et dans d’autres pays africains. Depuis 2018, le droit international humanitaire (DIH) interdit strictement l’utilisation de la famine, la privation de ressources alimentaires vitales, comme méthode de guerre. C’est alors que le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté la résolution 2417, qui condamne à l’unanimité l’utilisation de la famine contre les civils comme méthode de guerre et déclare que tout refus d’accès humanitaire constitue une violation du droit international.
Récemment, l’organisation humanitaire Oxfam a déclaré que la faim était utilisée comme une arme dans la guerre entre Israël et le Hamas, en particulier contre la population civile de Gaza. Selon le Programme alimentaire mondial, dans des pays comme l’Éthiopie et le Yémen, la famine a été utilisée comme arme de guerre à de nombreuses reprises. On comprend donc que la faim peut être utilisée comme une arme aujourd’hui.
En même temps, les régimes totalitaires ne se refusent pas à utiliser ce procédé. La façon dont Vladimir Poutine régit aujourd’hui par la force l’accès à la nourriture pour les populations les plus pauvres du monde, en menaçant les exportations de blé ukrainien par la mer Noire ou en bombardant les réserves de céréales, est à nouveau une utilisation de la faim comme une arme. Cela est tout à fait conforme à la théorie de l’économiste Amartya Sen, qui a reçu le prix Nobel en 1998 pour avoir prouvé que la faim et la famine résultent du fait que certaines personnes n’ont pas accès à suffisamment de nourriture, et non à une pénurie de nourriture dans un pays ou une région. L’Ukraine est prête à transporter ses céréales vers les pays les plus pauvres, tandis que la Russie est prête à les détruire, répétant ainsi les pratiques soviétiques de l’entre-deux-guerres.
Amartya Sen a commencé à faire des recherches sur les causes des famines, notamment parce qu’il a vu de ses propres yeux la famine de 1943 au Bengale. Plus de 3 millions de personnes sont mortes à la suite d’une tragédie provoquée par des actions humaines, et non par des pénuries ou de mauvaises récoltes. La littérature et le folklore locaux en gardent le souvenir jusqu’à aujourd’hui.
Le Holodomor de 1932-1933 a été reconnu comme un génocide du peuple ukrainien principalement par les pays développés. Mais il est important d’en parler avec les pays d’Afrique et d’Asie, où les populations ont subi et subissent encore souvent les conséquences de l’utilisation de la faim comme arme. L’exemple de la famine au Bengale, provoquée par la politique de l’administration coloniale britannique, pourrait devenir un élément important de compréhension et d’échange entre les historiens et autres intellectuels des deux pays.