Margaret Siriol Colley : « Les hommes politiques britanniques ont délibérément dissimulé au public la vérité sur le Holodomor. Ils craignaient la montée en puissance d’Hitler »

Histoire
31 mars 2023, 13:28

Dernièrement, la France est devenue la 28ème pays au monde qui a reconnu le Holodomor comme un génocide du peuple ukrainien. Il s’agit de la Grande famine de 1933, organisé par Staline, que les Ukrainiens appellent le Holodomor.

Le journaliste qui a été le premier au monde à écrire sur le Holodomor ukrainien s’appelle Gareth Jones (1905-1935). Il a été expulsé d’URSS en raison de ses articles sur l’extermination par la faim (c’est la signification du terme), il n’a jamais reçu un seul prix de son vivant et s’est rendu ensuite en Chine. A cette époque-là, le concept juridique de génocide n’avait pas encore été introduit dans le droit international, le terme lui-même de génocide n’ayant été créé que dans les années quarante par Raphael Lemkin, juriste polonais.

The Ukrainian Week a eu la chance de rencontrer une personne grâce à laquelle le monde a appris l’existence des témoignages de journaliste gallois Gareth Jones. Il s’agit de sa nièce, Margaret Siriol Colley. En rangeant la maison de sa maman qui était la sœur du journaliste, elle a retrouvé le journal de son oncle et plusieurs notes. Nous avons rencontré Margaret durant son séjour en Ukraine, en novembre 2010, un an avant sa mort. La nièce de Gareth Jones, professeur de médecine et chercheur en histoire, était alors âgée de 86 ans.

Madame Colley, qu’est-ce que représente la mémoire de Gareth Jones pour vous personnellement ?

– J’ai travaillé très dur pour faire en sorte que mon oncle soit connu le plus largement possible. J’écris beaucoup sur lui. Par exemple, j’ai publié un article dans la revue Canadian American Slavic Studies. D’une manière générale, mon oncle Gareth Jones est une légende sacrée pour moi, ainsi que pour toute notre famille.

En novembre-décembre 2009, l’université de Cambridge a accueilli une exposition des journaux intimes de Gareth Jones. Quel a été l’intérêt des Britanniques et des médias pour cette exposition ?

– Beaucoup de gens ont visité cette exposition. Elle a été très populaire. Le professeur Rory Finnin, responsable du programme d’études ukrainiennes à Cambridge, qui a vécu en Ukraine pendant deux ans, a aidé à l’organiser dans la bibliothèque du Trinity College de l’université de Cambridge. Les médias britanniques ont couvert l’événement de manière très active. J’ai été interviewée par des journalistes de la télévision ukrainienne travaillant au Royaume-Uni. En général, pendant l’ouverture et la durée de l’exposition, j’ai dû beaucoup expliquer de quoi il s’agissait, pourquoi cet événement était important non seulement pour ma famille, mais aussi pour le grand public. Les médias gallois ont couvert l’événement de manière particulièrement active.

Lire aussi:   l’Holodomor, une lecture économique du génocide  

D’ailleurs, Cambridge a également accueilli une projection du documentaire The Living du réalisateur ukrainien Serhiy Bukovsky. Cela a permis d’élargir le contexte de la perception de tout ce qui était présenté dans l’exposition. À l’époque de Gareth, les hommes politiques britanniques ont délibérément et totalement dissimulé au public la vérité sur le Holodomor. Ils craignaient la montée en puissance d’Hitler. Il était important pour eux de parvenir à un accord avec l’URSS afin de mettre en place une sorte de défense contre le régime nazi. Aucune des autorités britanniques ne s’est souciée de la tragédie intérieure ukrainienne.

Vous avez écrit deux livres sur Gareth Jones, basés sur des données d’archives. La question la plus tragique et la plus fondamentale, à savoir qui est responsable de sa mort, n’a-t-elle toujours pas trouvé de réponse ?

– Mon fils Nigel Colley (disparu en 2018 – ndlr) travaille actuellement à un livre sur le destin de Gareth Jones, dans lequel il tente de comprendre les circonstances de sa mort. Même pour moi, c’était une surprise qu’il accepte une telle tâche. Je pensais qu’il n’était pas du tout intéressé par l’écriture. Puis j’ai découvert que Nigel avait déjà publié plusieurs articles dans des journaux et mené sa propre enquête. Dans son livre, il affirme que, très probablement, notre parent a été tué par le NKVD sur ordre personnel de Staline. Il pourrait s’agir d’une vengeance pour la position qu’il avait prise en tant que journaliste. Gareth voyageait dans une voiture appartenant à la société allemande Wostwag ; comme on l’a su bien des années plus tard, cette entreprise avait collaborée avec le NKVD. (c’était une couverture commerciale dans les années 20 et 30 – ndlr). Il a été enlevé en même temps que le journaliste allemand Herbert Müller. L’Allemand a été libéré en deux jours. Mon oncle a été détenu pendant 16 jours puis expulsé d’URSS. (Se rendant ensuite au Japon puis en Chine en 1934, il aurait été exécuté en 1935 par des bandits chinois en Mongolie-Intérieure mais la thèse du NKVD n’est pas écartée – ndlr).
Aujourd’hui, nous avons réussi à rassembler suffisamment de documents pour indiquer que Müller était un agent du Comintern en Chine.

Mais honnêtement, je ne pense pas que ce soit la seule version possible. Ce serait, aussi effrayant que cela puisse paraître,  « trop d’honneur” pour un journaliste qui avait quitté l’URSS et n’avait plus écrit sur le Holodomor par la suite. Lorsque j’ai commencé à travailler sur mon livre  « Gareth Jones : The Incident in Manchuria », j’étais convaincue que les Chinois devaient être tenus pour responsables de sa mort. Mais plus tard, après avoir étudié tous les documents d’archives disponibles, je suis parvenue à une autre conclusion : Gareth aurait également pu être tué par les Japonais. À l’époque, ces derniers occupaient la province de Mandchourie, qui fait partie de la Mongolie-Intérieure, appartenant à la Chine. Il en savait beaucoup sur les actions des Japonais dans les territoires occupés, sur le danger de leur avancée au-delà de la Mongolie, en Sibérie, en Union soviétique. En conséquence, il gênait à la fois Staline et les Japonais. Mais, en fin de compte, tant que l’on n’aura pas trouvé les documents qui permettraient de faire la lumière sur l’étrange mort de Gareth, il est impossible de confirmer ou d’infirmer quoi que ce soit. Par ailleurs, il est probable que ces documents aient été détruits depuis longtemps.

Lire aussi:   Les lunettes rouges d’Edouard Herriot  

Tout de même, les documents qui ont été conservés dans les archives des services spéciaux doivent certainement contenir des informations sur le journaliste britannique. Après tout, il a été accusé d’espionnage par l’URSS et expulsé vers son pays. Après cela, il n’a plus rien écrit sur l’Union soviétique ou sur le Holodomor pendant un certain temps. D’ailleurs, il n’a pas non plus écrit sur l’Allemagne, où se déroulaient à l’époque des événements très importants. Et ce malgré le fait qu’il s’y intéressais beaucoup. Au lieu de cela, pour une raison quelconque, il a soudainement commencé à écrire sur la culture galloise. Ce silence et cette fascination soudaine pour des sujets innocents sont probablement le résultat des pressions exercées sur lui par les Soviétiques et les Britanniques.

Les politiciens russes et pro-russes disent que la famine des années 1932-1933 est une tragédie commune aux républiques soviétiques. Cela signifie que le Holodomor n’est pas un génocide spécifiquement du peuple ukrainien. Qu’est-ce que vous en pensez ?

– Si d’autres républiques, d’autres peuples, ont vécu le même enfer, ils doivent également raviver leur mémoire de la tragédie, comprendre ce qu’elle a été au sens social et national. Mais cela ne signifie pas que la famine organisée en Ukraine n’avait pas ses propres spécificités, que ses organisateurs ne poursuivaient pas un but précis. (A savoir exterminer le plus possible d’Ukrainiens – ndlr). Le journaliste américain et britannique Walter Duranty a écrit en pleine période de la famine que personne ne mourait de faim en Ukraine, que tout allait bien. (Rejoignant ainsi Edouard Herriot qui en visite en Ukraine soviétique en 1933, n’aurait rien vu… – ndlr).

Toutefois, il a immédiatement informé l’ambassadeur britannique à Moscou que 10 millions de personnes étaient mortes de la famine organisée en URSS, dont 2 millions en Russie, 3 millions dans d’autres républiques soviétiques et 5 millions en Ukraine. Ce message est consigné dans les documents. Dans le même temps, le commissaire du peuple à l’éducation, Mykola Skrypnyk, a parlé de la répression de milliers d’intellectuels ukrainiens et de la réduction de l’ukrainisation. Et si vous lisez également les journaux de Gareth, une certaine image de la réalité émerge, qui ne peut être niée.

– Comment avez-vous commencé à connaître l’Ukraine ?

– Ma connaissance de votre pays a commencé à Donetsk, où je me suis rendue pendant la Révolution Orange. Ma grand-mère, la mère de Gareth, y a vécu en 1889-1892. Elle travaillait comme nounou pour les enfants d’Arthur Hughes, le fils de John Hughes, un Gallois qui a fondé la ville de Yuzivka, aujourd’hui rebaptisée Donetsk. J’ai été invitée à participer à une conférence où il y avait beaucoup d’étudiants. J’ai alors senti que l’attitude à l’égard de la Révolution Orange y était différente de celle qui prévalait à Kyiv. J’ai ensuite visité Yalta et Odessa. Et maintenant, je suis dans la capitale. D’ailleurs, il est très important de promouvoir le lien historique entre Donetsk et le Pays de Galles, d’organiser des expositions à ce sujet.