Maksym Vikhrov ex-rédacteur en chef du journal Tyzhden

Le Holodomor, une lecture économique du génocide

Histoire
21 novembre 2022, 13:11

Pour résoudre la « question ukrainienne » dont la complexité se posait depuis de nombreuses années et menaçait aux yeux des dirigeants, le pouvoir soviétique, ceux-ci ont mis en place en 1932-1933 une politique génocidaire: le Holodomor, l’extermination de la population ukrainienne par l’instauration d’une famine généralisée.

Il s’agissait de soumettre, par différentes mesures de déportation et de spoliation, le peuple d’une nation prospère de riches agriculteurs et de les convertir par une implacable répression à la collectivisation des terres.

Les paysans constituaient la majorité de la population de l’Ukraine à cette époque. Traditionnellement, les paysans étaient économiquement indépendants. L’agriculture y a toujours bénéficié de terres noires particulièrement fertiles (tchernozioms), dont la notoriété s’était répandue en Europe. C’était donc un pays d’agriculteurs, et leur prospérité était bien établie.

C’est sur cette organisation coutumière ancienne que la nouvelle politique économique a voulu s’imposer dans chaque village. L’idée de façonner un homme nouveau complètement dépendant du gouvernement central et isolé face à la puissance de l’État a surgi chez les nouveaux gouvernants; elle devait permettre aux Soviets d’imposer leur conception du monde par la domination totale de la vie de chaque citoyen.

La collectivisation des terres ayant été décrétée, les paysans ont dû se plier à un statut qui les privait non seulement de leurs titres de propriété mais aussi du choix de la profession et du lieu de résidence; sans passeport, ils ne pouvaient plus circuler librement; ils sont devenus une catégorie de travailleurs privée de droits, et particulièrement exploitée, une condition qui les mettait presque au niveau des prisonniers du Goulag.

L’État s’est emparé de la quasi-totalité des produits de leur travail, leur accordant un salaire misérable ( à noter que ce salaire n’a été garanti qu’à la fin des années 1960). Pendant les « jours ouvrables », ils pouvaient recevoir une maigre partie des céréales, mais celle-ci ne représentait jamais plus de 25% de la récolte.

Le but de la « rééducation » était clair. Les autorités soviétiques d’ailleurs ne cachaient pas leurs intentions: « Les approvisionnements en céréales sont un outil puissant, une méthode de rééducation des travailleurs des kolkhozes, ces agriculteurs d’hier transformés en véritables travailleurs de l’économie socialiste » a avoué Pavel Postyshev au plénum du Comité central du PC. (b)U en 1933.

Il était impossible de réaliser de telles « réformes »  sans recourir à des mesures répressives complexes. C’est ainsi que l’Holodomor est venu occuper l’une des premières places dans le système des mesures de restructuration de l’économie de l’URSS. L’État soviétique s’est parfaitement acquitté de la tâche fixée par Moscou: selon les historiens, l’extermination dans le peuple ukrainien s’est élevée à 4 millions de personnes. On le sait, la famine fut d’une incroyable cruauté; elle détruisit plus que les moyens d’existence et le sort des habitants. La solidarité villageoise a disparu, les amas de cadavres, l’imminence de la mort ayant peu à peu aboli tous sentiments humains. Les premiers à mourir étaient ceux qui, par compassion, partageaient leurs maigres provisions.

Plus tard, le pire étant passé, la détresse et la solitude des survivants, obligés de vivre parmi leurs tortionnaires en faisant silence sur ce qui leur avait été infligé, pénétra les rapports sociaux et installa la méfiance.

Sur les riches terres d’Ukraine avait prospéré une majorité de paysans, propriétaires de leurs champs, les « koulak »; leur situation matérielle aisée, qui, de plus, les attachait à la propriété de leurs biens, ne les inclinait pas à soutenir la Révolution russe. Ils pouvaient devenir la base sociale de la résistance antisoviétique. Un certain nombre d’entre eux avait combattu auprès des « otaman » (nom du chef militaire et politique élu, chez les Cosaques) contre les bolcheviks pendant la guerre civile. Plusieurs vagues de répression, individuelles et collectives, sous l’appellation de « dékoulakisation », s’étaient déjà succédées depuis 1917, amenant leur disparition progressive, à la fois économique et physique. Chaque village s’était vue doté d’une organisation administrative de militants acquis au pouvoir des Soviets (komnezam) qui jouissaient de pouvoirs importants et de privilèges. Ils furent, au premier chef, chargés de la mise en place des mesures décidées par Staline et de la répression qui les accompagnait.

Depuis toujours, la famine était considérée comme l’effet d’une catastrophe naturelle ou la conséquence de destructions allant de pair avec la guerre; les autorités soviétiques ont démontré avec l’Holodomor leur acharnement dans le fanatisme, se complaisant à infliger la famine sur commande.

Les effets de l’Holodomor ont été multiples et plus étendus qu’il n’y paraissait tout d’abord; le silence, le mensonge, la chape de plomb que le pouvoir a voulu poser sur ces évènements, au lieu de favoriser l’oubli, ont durablement imprégné la mémoire des peuples.

L’organisation d’une famine systématique et effroyable a rendu inopérante toute résistance: malgré le courage et parfois l’héroïsme des acteurs, elle n’a pu freiner la victoire des Soviets: en 1932, plus de 1 000 actes de résistance armée ont eu lieu sur le territoire de la république socialiste d’Ukraine, plus de 40 000 ménages paysans ont quitté les kolkhozes; le refus de nombreux conseils de village de mettre en œuvre les plans d’exportation des céréales n’a rien empêché; le gouvernement soviétique a atteint son but: à la suite de la collectivisation, la presque totalité des terres agricoles étaient gérées directement ou indirectement par L’État.

Et pourtant, en définitive, cette victoire fut le premier pas vers la chute du communisme. Un germe avait été inoculé, qui fut à l’origine de sa disparition. Les « réformes » sanglantes ont condamné l’économie soviétique à un retard chronique, et l’URSS à l’effondrement.

Les conséquences de cette gestion du manque, de la rareté des biens, ont rapidement démenti l’espoir des autorités: l’agriculture a brutalement décliné. Au cours des années 1930, les rendements céréaliers en URSS devinrent inférieurs à ceux des années 1914-1916; le volume des récoltes annuelles est resté au même niveau pendant des dizaines d’années malgré l’augmentation de la population. Pour la nourrir il devint nécessaire d’importer des denrées agricoles. Dans les années 1970 un citoyen soviétique consommait en moyenne deux fois moins de viande et près de trois moins de fruits qu’un Canadien ou un Américain.

Les motifs de la chute de l’économie furent nombreux. Au niveau des villages agricoles, organisés en kolkhozes et soumis, ainsi que nous l’avons vu, à une sorte de « servage socialiste » la participation au travail collectif se voyait négligé, délaissé au profit d’un secteur parallèle, devenu peu à peu semi-légal; des exploitations individuelles où chaque paysan retrouvait une relative liberté économique constituèrent un domaine florissant et d’une productivité considérable. À la fin des années 1970, près de 60 % des pommes de terre et 30 % des légumes soviétiques étaient cultivés sur des parcelles familiales, qui occupaient moins de 5 % de la surface cultivée. L’économie domestique fournissait environ 30 % du lait, de la viande et des œufs.

Mais Moscou n’a tiré aucune conclusion de cet état de fait et a gardé la même ligne politique, condamnant le pays à une pénurie alimentaire.

L’Holodomor et l’asservissement de la paysannerie ont affecté à son tour le secteur industriel. Cantonné dans un monde de méfiance agressive et captif d’une logique de guerre, Staline a exigé une industrialisation accélérée. En privilégiant le développement industriel, il a rendu urgent le besoin de main d’oeuvre. Les Komsomol (les membres de l’organisation de jeunesse communiste) ont élaboré de grandes campagnes de propagande dans les kolkhozes, tandis que les organismes officiels donnaient l’ordre d’envoyer des centaines de milliers de paysans dans les entreprises. « Notre pays est un pays des kolhkoziens. Si vous donnez à un kolhkozien une sécurité convenable, il n’ira pas travailler à l’usine » expliquait Joseph Staline aux membres du parti en 1934. C’est l’insécurité, la privation, la faim et l’esclavage, fruits de la collectivisation dans les campagnes, qui ont chassé des millions de paysans ukrainiens vers les villes; ils fuyaient la destruction et les massacres.

Mais transformer les paysans d’hier en ouvriers qualifiés de demain était une tâche autrement difficile. Le déficit de formation et les conditions de vie et de travail des ouvriers les ont bientôt incités à fuir aussi les usines.

La planification destinée à favoriser l’emprise du pouvoir sur l’économie ne pouvait répondre aux attentes du gouvernement; elle fut impuissante à traiter l’insuffisance de la production; elle installa au contraire durablement la pénurie. Au lieu de rechercher des solutions durables, le pouvoir se tourna de plus en plus vers la quête de subterfuges (pour mémoire: le stakhanovisme par exemple). Afin de permettre une certaine circulation des biens disponibles, les dirigeants choisirent alors un mode préférentiel de distribution; incapables d’augmenter la production industrielle et agricole, ils en vinrent à organiser des accès prioritaires en faveur de certains: tout d’abord la « nomenklatura » du parti communiste, ensuite certains travailleurs des industries qui avaient été déclarées stratégiquement importantes et enfin la population des grandes villes.

Ainsi le Holodomor, au-delà de la tragédie, n’en finit pas de nous faire réfléchir sur un symbole historique que l’Ukraine porte au cœur; elle éclaire les évènements du passé et illustre ceux de demain.