Les lunettes rouges d’Edouard Herriot

Histoire
27 novembre 2022, 16:36

Comment la visite d’un célèbre homme politique français en URSS a contribué à blanchir l’image du régime stalinien

Célèbre homme politique français de l’entre-deux-guerres (Premier ministre, Président de l’Assemblée nationale, chef du parti socialiste radical), Edouard Herriot s’est rendu en Union soviétique en août-septembre 1933, y séjournant 15 jours, dont cinq en Ukraine. Il est arrivé à Odessa le 26 août, puis s’est rendu à Kyiv le 27, à Kharkiv le 28 et au Dniprelstan, un village de la région de Zaporijjia, le 29.

À la fin des années 1920, l’URSS a changé sa politique isolationniste et agressive pour s’intégrer à la communauté internationale à la fois politiquement et financièrement. Au début des années 1930, elle n’appartenait pas à la Société des Nations (remplacée par l’ONU en 1945) et n’était pas reconnue par les États-Unis. Au moment de la visite d’Herriot, il existait un système bien établi de visites organisées les unes après les autres en Union soviétique : délégations ouvrières, écrivains et intellectuels via la Société pansyndicale pour les relations culturelles avec l’étranger, créée en 1925. L’objectif était évident : de retour chez eux, ils devaient faire l’éloge de la «Terre des Soviets», de ses réalisations et de ses succès, en créant une image positive. On pense que le nombre total de visiteurs dans les années 1920 et 1930 a atteint les100.000. La visite d’un politicien du niveau d’Herriot a permis de passer à un niveau supérieur.

Edouard Herriot

La décision d’inviter Herriot fut prise en juin 1933 en raison de ses sentiments pro-soviétiques. En effet, étant entré dans la grande politique, Herriot était toujours déterminé à se rapprocher de l’URSS et ne manquait jamais une occasion de le souligner. Il avait déjà visité la Russie en septembre 1922 et fut l’un des ardents partisans de la reconnaissance de l’Union soviétique par la France, ce qu’il fit d’ailleurs lors de son arrivée au pouvoir en 1924. Et c’est lui (le partisan de l’alliance franco-russe) qui signa le Pacte de non-agression et de non-intervention réciproque avec l’ambassadeur soviétique en novembre 1932.

Herriot n’était plus au pouvoir au moment de la visite, mais il ne faisait aucun doute qu’il reviendrait aux postes les plus élevés. En fait, cela permettait de présenter la visite comme «privée» et de ne pas se soucier de l’organisation officielle ni de craindre les protestations qu’une visite officielle provoquerait certainement, si elle était encore possible. Probablement, le voyage d’Herriot à Sofia en août 1933 pour le Congrès des socialistes radicaux (à cette occasion, il a visité la Grèce et la Turquie) a conduit à l’idée de visiter l’Union soviétique du côté de la mer Noire.

Déni de l’Holodomor

Nier l’existence de la famine était presque le but principal de l’invitation d’Herriot. «Les fausses informations sur la famine concernent principalement l’Ukraine, il serait donc souhaitable de lui montrer une ferme d’État ou une ferme collective en Ukraine. Si l’on ne fait pas cela pendant qu’il est en Ukraine, si l’on montre le kolkhoze ailleurs, ça risque de le pousser à faire de fausses déclarations. (…) C’est très important de lui montrer quelque chose d’exemplaire dans le village. Livadia peut être montrée en Crimée, mais l’essentiel est le bon choix du kolkhoze et une organisation minutieuse de la conversation avec les paysans», souligne le document préparatoire.

Encore la faim, encore des morts en Russie. «C’est ça ! Puisqu’ils parlent de la mort, RESTE-T-IL ENCORE des VIVANTS ?» plaisantait ainsi le journal communiste l’Humanité en 1933.

De son côté, la diplomatie française recevait des nouvelles de la collectivisation, de ses progrès et de ses succès de l’ambassade à Moscou, et dès le printemps 1932, des informations étaient reçues sur les soulèvements paysans en Ukraine, la famine et les purges de l’appareil et cela précisément lorsque Herriot était ministre des Affaires étrangères. Dans les documents conservés aux archives du ministère, seuls les points relatifs aux mesures destinées à lutter contre les phénomènes négatifs sont surlignés au crayon. Herriot a-t-il insisté là-dessus ? Alors que la presse française s’est généralement peu intéressée au thème de la famine, la presse communiste a dépeint la vie idyllique des kolkhozes (fermes collectives).

Dans le hors-série de l’Humanité, Paul Vaillant-Couturier affirmait : « J’étais dans des kolkhozes. […] Les voitures, l’électricité sont dans les coins les plus reculés. Le laboureur devient opérateur de machine, il a changé physiquement, ainsi que sa façon de s’habiller : il se rapproche de l’ouvrier. […] Un village avec des jardins d’enfants, où l’on s’occupe des enfants pendant que les mères travaillent dans les champs, un village avec un club, une bibliothèque, des cours techniques, un cinéma, une radio, a perdu son caractère primitif… D’ailleurs, dans ces grandes fermes d’Etat […] le village a déjà disparu au profit d’une ville ultra-moderne où des milliers d’ouvriers agricoles vivent dans des appartements avec chauffage central ! Comme nous sommes loin de dormir sur la paille dans les grosses fermes de notre Patron !». Dans le même temps, l’écrivain et journaliste soviétique Vladimir Posner expliquait en France que les kourkouls (terme désignant des paysans considérés comme aisés – ndlr) qu’il faut détruire en tant que classe en déportation ont « le droit, non l’obligation, de travailler : leur travail est rémunéré selon les tarifs syndicaux».

En général, les médias français ont couvert la famine selon leur appartenance politique : ignorée ou niée par la presse communiste ou de gauche, elle a fait l’objet d’articles dans des journaux anticommunistes ou de droite. Ainsi, le thème de la faim a contribué à la scission générale autour de l’URSS : au-delà des faits, c’était une question de foi. La réaction d’Edouard Herriot était donc attendue et elle a suscité beaucoup de débats. La polémique s’intensifie au fur et à mesure que ses déclarations arrivent en France, provoquant protestations et étonnement chez les uns, joie et approbation chez les autres.

Le voyage d’Herriot a été planifié dans les moindres détails. Après avoir finalement choisi un candidat, l’ambassade soviétique en France a préparé un rapport détaillé sur lui, son parcours politique, etc.

On peut retracer tous les déplacements d’Herriot grâce à la presse française et soviétique, ainsi qu’aux rapports des services de sécurité, qui nous donnent un aperçu des coulisses. Et la dernière source, ce sont les souvenirs des témoins. Tout cela mis ensemble crée une image assez complète.

Jusqu’aux derniers jours qui ont précédé la visite d’Herriot, les autorités ont hésité sur l’opportunité de lui faire visiter un kolkhoze. Finalement, il en a visité deux : «Rayon rouge» à Biliaïvka, à 45 km d’Odessa, et la commune «International» dans le village de Velyka Khortytsia. À Biliaïvka, selon le témoignage du chef du GPU (police d’État soviétique -ndlr) d’Odessa, «tout ce qu’il a vu au kolkhoze a fait bonne impression» : Herriot a fait asseoir une kolkhozienne à côté de lui, a embrassé tout le monde, a posé pour les photographes et les caméramen, a plaisanté et a goûté un déjeuner ordinaire dans la maison d’un paysan. Herriot, accompagné de l’ambassadeur Alfan et du journaliste Georges Luciani, posa des questions, toucha les sacs pour s’assurer qu’il s’agissait bien de céréales, et fut satisfait des réponses qu’ils entendirent, ce qu’Herriot nota dans un cahier spécial.

Les craintes des services soviétiques ont été vaines : ce qu’ils ne peuvent cacher à Herriot, il aura réussi à le cacher à la France. En fait, il était à la fois le manipulateur et le manipulé. Car lorsqu’il a dit « avant que je parte, ils m’ont donné le nom d’un village qui a été touché par la catastrophe », il a doublement menti : personne ne lui a donné le nom du village, alors que la famine n’était pas définie par un seul village, et un tel choix de mots est déjà en soi minimisé, sinon un déni de la réalité.

Avez-vous vu cette mer ? C’est la mer Noire. Avant la révolution, c’était une petite mare. Caricature de l’organisation anti-communiste CILACC

Chantant les louanges de l’Union soviétique dans de nombreuses interviews et discours, il recourut délibérément à des comparaisons manipulatrices : «… Là-bas, comme en France, on peut voir des terres bien cultivées, des gens proprement vêtus, une jeunesse libre et fière, des enfants merveilleux. .. Et certaines villes sont des exemples d’urbanisme. Bien sûr, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de régions pauvres, de malheurs cachés. Et dans le reste de l’Europe ? Et en France ?» L’affirmation d’Herriot que chaque nation, selon son tempérament et sa culture, a le droit de choisir pour elle-même le régime intérieur qui lui convient, et que les autres nations ne doivent en aucune manière intervenir, n’est pas moins révélatrice.

Batailles dans la presse

La question de la faim a attiré une attention particulière dans les déclarations d’Herriot, notamment en raison de la publication le 29 août dans le journal Le Matin du témoignage de Marta Stebalo, une Américaine d’origine ukrainienne, qui a pu rendre visite à ses proches. Ses histoires effrayantes, imprimées dans plusieurs numéros, étaient accompagnées d’explications de la journaliste Susan Bertillon, qui était en contact avec la communauté ukrainienne. Sur la question de la faim, les déclarations d’Herriot ont connu une évolution notable. Ainsi, dans le premier entretien avec la presse étrangère, interrogé sur l’agriculture soviétique, Herriot a répondu qu’il ne pouvait rien dire, car il ne voyait «qu’une ferme d’État et deux fermes collectives de différents niveaux de développement».

Venant de quitter les frontières de l’Union soviétique, il a déclaré qu’il ne croyait pas à la famine russe. Déjà à Paris le 14 septembre, il était plus éloquent : « J’ai visité l’Ukraine. Et je peux vous assurer que c’est comme un jardin plein de cadeaux, un beau jardin de terre noire et grasse, couvert à perte de vue d’une merveilleuse moisson. Quelqu’un assure que cette région traverse des moments tristes. Je ne peux pas parler de ce que je n’ai pas vu. Mais j’ai été dans les endroits en question. Et n’ai vu que la floraison. Les batteuses électriques fonctionnaient presque partout.»

Au banquet du Parti radical du 17 septembre 1933, où il glorifie pour la première fois le peuple soviétique, Herriot se montre plus agressif, affirmant que la famine est une légende propagée par ceux qui veulent coloniser l’Ukraine, faisant allusion à l’Allemagne hitlérienne. C’est d’ici que le journal Le Matin cite une phrase qui est entrée dans l’histoire: « Quand on dit que la famine sévit en Ukraine, permettez-moi de hausser les épaules. » Et le 19 novembre, à Vichy, Herriot parle assez clairement de ce qui, selon lui, se cache derrière l’information sur la famine : «… La famine russe, qu’on agite comme un épouvantail, est un produit suspect de la propagande hitlérienne. En effet, les surfaces ensemencées ont été augmentées et les récoltes améliorées. » Cette phrase était portée en majuscules sur la première page de l’Humanité communiste.

Ainsi, Herriot rejette catégoriquement les rumeurs de famine, mettant l’accent sur les atouts industriels et intellectuels de l’Union soviétique, mais accuse aussi Berlin, qui lui reproche par la presse de s’être laissé tromper. Herriot a tourné l’argument en sa faveur : si l’Allemagne d’Hitler est mécontente, alors il est sur la bonne voie. Un argumentaire impeccable à l’époque.

Le véritable triomphe de l’Union soviétique est venu quand Herriot adressa une lettre de Lyon à son compagnon de voyage le 21 septembre, demandant des informations sur la «fausse famine en Ukraine», l’assurant qu’il trouverait «comment l’utiliser». On ne sait pas quelle a été la réponse à cette demande d’Herriot. Mais l’existence même d’une telle demande témoigne de l’implication d’Herriot dans la négation de la faim en Ukraine.

Le nom d’Herriot devient une véritable référence dans le débat autour de la famine. Charles de Peyret-Chappuis, quelques jours avant le retour d’Herriot, l’accuse de « conspiration du silence » : « Malgré accords et ordres, le moment approche où la vérité sera connue. Ces derniers mois, les oreilles françaises ont entendu un faible écho de ce qui se passe en Ukraine et dans le Caucase du Nord. La presse étrangère, par la voix des journaux anglais, allemands, suisses et belges, écrit chaque jour sur la propagation du désastre… Bientôt, les grands médias français, à leur tour, éveilleront l’attention du public sur une nouvelle famine qui a englouti une superficie deux fois plus grande que la nôtre. Il n’est plus possible de garder le silence sur la terrible situation dans laquelle se trouvent 30 millions de personnes et qui est la véritable honte de ce monde qui se dit civilisé.»

De l’autre côté de l’échiquier politique, Fernand Grenier qui fut dirigeant du PCF, écrit dans l’Humanité : «Quand nous disons que la faim est une fiction, beaucoup de gens ne nous croient pas. Mais quand Herriot, après avoir visité l’Ukraine, où, selon le journal Le Matin, «on tue des enfants pour les saler et les moudre en pâté», il affirme que ses «impressions sont merveilleuses», qu’il a été «surpris par la organisation scientifique du travail et impressionné par le travail d’éducation qui s’effectue parmi les paysans», tout « Français moyen» commence à comprendre : Le Matin nous trompe !».

Ne niez pas et n’agissez pas

Les déclarations d’Herriot ont également eu des conséquences sur la scène internationale. Lorsque les émigrés ukrainiens en Europe, ainsi que des politiciens ukrainiens de Pologne, de Tchécoslovaquie et de Roumanie, ont réussi à alerter la Société des Nations et la Croix-Rouge internationale à Genève, les objections d’Herriot figuraient parmi les arguments contre l’intervention dans les affaires soviétiques, et ces leviers internationaux étaient non utilisés. Dans le même temps, on apprend l’existence du rapport de sécurité français sur le Congrès des minorités nationales à Berne. Il annonce que l’Union soviétique était prête à reconnaître publiquement la famine, «l’expliquant par des problèmes de transport et les activités de ‘saboteurs’». Mais, comme l’indique le rapport entre parenthèses, c’était avant la visite d’Herriot. Le journal Le Matin a résumé la situation comme suit : « Genève était confrontée à d’inévitables problèmes de procédure. Cependant, le fait tragique de la famine ukrainienne a été annoncé et pratiquement reconnu par la 76e session du Conseil de la Société des Nations.»

Paul Vaillant-Couturier dans une famille paysanne. Après avoir visité l’URSS, le chef des communistes français a chanté des odes aux kolkhozes dans les pages du journal du parti l’Humanité.

Le Trident de Paris ne s’est pas trompé sur le résultat des efforts ukrainiens sur la scène internationale, écrivant sobrement et prudemment : «… Nous devons déclarer qu’il n’y a vraiment pas de norme juridique internationale (jusqu’à ce qu’une convention internationale sur les droits de l’homme soit créée) qui pouvait compter sur la Société des Nations pour mettre un terme à ce terrible crime, ou du moins pour protester.»

Nouvelle mythologie

De retour en France, Herriot écrivit un livre sur son voyage, ce qui à l’époque était presque la norme : tous ceux qui visitaient l’URSS considéraient qu’il était de leur devoir de partager leurs propres impressions. Orient paraît en mars 1934 aux éditions Hachette. Le livre contient un récit sur tout le voyage : la Turquie, l’Union soviétique, la Lettonie. Une section de 29 pages sur un total de 418 est consacrée à l’Ukraine, dans laquelle Herriot, au talent littéraire reconnu, admire les paysages, le bétail et les couleurs : l’argent des rivières, l’émeraude des champs, la terre chocolat, le vert terne de forêts dans le brouillard. Mais surtout, une récolte extrêmement riche. Ici «ils ne savent pas où stocker autant de céréales».

La description des visites du kolkhoze est précédée d’une histoire sur l’organisation de l’agriculture soviétique, la différence entre les kolkhozes (fermes collectives), les radhospes (ou sovkhozes, i.e.fermes d’État) et les fermes individuelles. Tout cela se résume aux consignes données par les autorités : « Pour nous montrer un kolkhoze ukrainien, on nous emmène dans le Dniestr (rivière locale – ndlr) qui est à 40 km d’Odessa. Après avoir traversé le village allemand de Friedenthal… dans une chaleur épouvantable et dans des nuages de poussière, nous descendons vers le champ. Les paysans sont occupés au battage. Nous avons une centaine d’hommes, de femmes et d’enfants. Des voix mêlées au rugissement du moteur. Les femmes remplissent les batteuses : leurs vêtements en étoffe grossière, les mouchoirs blancs sur la tête, les yeux protégés par des lunettes, les pieds nus, légères et agiles. Mouvement sans fin. La cantine prépare le déjeuner des moissonneurs. A proximité se trouve un poste de la Croix-Rouge en cas de blessure. Beaucoup de vie et même de joie. De gros nuages blancs flottent lentement dans le ciel»

Voici une description de Biliaïvka :
(village dans l’oblast de Kherson -ndlr) : la spécialisation du kolkhoze, le nombre de membres, de maisons, d’hectares, dont nous apprenons que cette année, après toutes les déductions de l’État, les paysans recevront 10 krb (?) et 15 kg de céréales et d’autres produits par jour ouvrable. Herriot affirme que les paysans rejoignent volontairement le kolkhoze, gardant la maison, les vaches et les cochons. La seule chose qui leur est interdite, ce sont les machines agricoles et les chevaux. Ce que lui a dit Vlas Chubar (révolutionnaire bolchevique… exécuté en 1939) qui a également assuré que le régime autorise les deux systèmes, l’agriculture collective et individuelle, et que les seuls contre lesquels l’État se bat sont les kourkouls (paysans faussement considérés comme nantis).

«Nous arrivons au centre de Biliaïvka. Le panneau d’information dans la partie rouge parle des travailleurs exceptionnels et dans la partie noire des mauvais. Le village, décoré de drapeaux rouges, a l’air neuf. Les entrepôts de céréales donnent sur une cour spacieuse où les voitures sont garées. On nous offre du pain de la nouvelle récolte. Un accueil chaleureux et hospitalier dans l’une des maisons, d’apparence plutôt modeste, où le propriétaire a installé une radio entre les portraits familiers de Staline et de Lénine. […] Non seulement l’éducation technique, mais aussi politique des travailleurs est organisée dans les villages. Des brigades exemplaires sont créées. Le journal imprimé informe les paysans les plus pauvres des résultats de leur travail et, le cas échéant, des erreurs.»

Les descriptions des kolkhozes ont tout pour rassurer les Français : organisation rationnelle, liberté individuelle, sanction des abus. Tout est simple et logique : travail salarié, paysans protégés. С’est plus naturel que d’imaginer des scènes de réquisitions de céréales ou de cannibalisme, de déportations, de travail forcé et de mort par famine. Mais qu’est-ce qui a poussé Herriot à assurer la France de la présence de postes de la Croix-Rouge sur les champs, de machines agricoles en grand nombre ou de radios dans les maisons ? Est-ce que son amour total pour les dirigeants soviétiques a effacé tous ses doutes et les moindres suspicions au sujet de la réalité ?

Ce livre, dont la préface a été écrite en 1934, peut être considéré comme un récit officiel du voyage : Herriot a voulu le présenter comme tel. Car si, disons, quelques déclarations sur place ou immédiatement après le retour auraient pu être faites pour ne pas offenser les hôtes, ou sur la vague du retour, alors écrire le livre laisse suffisamment de temps pour peser et analyser ce qui a été vu et entendu. Il contient donc les «messages» que Herriot a voulu faire passer.

Vision «pratique» et profit direct

Une visite réussie en Union soviétique était extrêmement importante pour Edouard Herriot. Il s’agissait avant tout d’obtenir la confirmation de sa propre politique de rapprochement avec l’URSS. L’Union soviétique a cherché à établir l’image d’un pays prospère sous la direction d’un régime fort, digne de rejoindre la communauté mondiale et à démentir les rumeurs de famine. Les deux parties étaient intéressées par le succès de la visite et aucune ne voulait de controverse. L’arrivée d’Edouard Herriot en URSS était déjà un exploit, son silence sur la famine serait une victoire, et le déni, un véritable triomphe.

L’Union soviétique s’inquiétait en vain. Ce qu’ils ne pouvaient cacher était voilé par la vision positive de l’invité VIP. Le régime stalinien n’aurait pas été en mesure d’atteindre ses objectifs sans l’implication volontaire et involontaire d’Herriot. Sa notoriété a été utilisée, son témoignage a été transformé en outil. Mais lui-même l’a permis avec sa «clémence criminelle». Herriot a accepté de jouer un rôle dans un spectacle organisé pour lui. Sans le rôle qu’il a joué après son retour, la mise en scène soviétique n’aurait pas connu un tel succès. Aujourd’hui, nous ne pouvons pas encore reconstituer l’image complète de la visite, car toutes les archives ne sont pas disponibles. Cependant, ce que nous savons déjà, les efforts qui ont été faits pour tromper Herriot, les impératifs politiques qui l’ont guidé, ne peuvent pas l’absoudre de sa responsabilité.

Si l’on suppose qu’entouré d’attention, il n’a pas vu la situation réelle en Ukraine, il est bien évident que cela lui convenait. Le problème n’est pas tant ce qu’il n’a pas vu, mais dans ce qu’il a affirmé : il n’y a pas de faim et il n’y en avait pas, tout discours sur la faim est un produit de propagande. Même s’il s’agissait d’un «mensonge suggéré», Herriot l’a complètement accepté et ne l’a en aucun cas remis en question. Depuis lors, son nom au statut de témoin direct a été utilisé contre ceux qui tentaient au moins de faire quelque chose pour améliorer la situation ou de diffuser des informations sur la famine, les enfermant dans les camps de complices du nazisme ou les rendant pour le moins suspects.

Edouard Herriot s’est lancé dans un voyage avec un double objectif : la paix et le rapprochement avec l’Union soviétique, ou plutôt l’idée de la paix par une alliance avec l’URSS. Il avait vu suffisamment de choses pour le rendre circonspect, mais il a rejeté les visions désagréables. Le « tamis mental » dont parlait Koestler avait fait son travail : ni les défauts qu’il voyait ni les images qu’il voyait ne pouvaient le distraire de ce qu’il croyait – et c’était la seule chose dont on pouvait le créditer – dans l’intérêt de la France.

Aux motifs politiques et aux ambitions personnelles s’ajoute l’accord économique franco-soviétique dont le sort est décidé au moment même du voyage. Elle reposait sur le problème du dumping : les marchandises soviétiques étaient moins chères que les françaises. L’augmentation des importations vers la France n’a fait qu’alimenter le débat sur les biens produits sous un régime totalitaire, produit du travail des esclaves. En octobre 1930, ces importations nécessitaient déjà une autorisation ministérielle, ce qui entraîna une réponse symétrique de Moscou, qui faillit interdire les importations depuis la France.

Dès lors, les industriels français font pression sur les politiques en leur demandant de renoncer à la licence d’importation. Le protocole de l’accord temporaire a été signé à Paris le 26 août, jour de l’arrivée d’Herriot à Odessa. Il est d’ailleurs favorable au renouvellement de la liaison Marseille-Odessa : les navires sont censés livrer des phosphates algériens en URSS et naviguer vers la France, chargés de « grains durs ukrainiens ». De toute évidence, ce n’était pas le bon moment pour admettre la faim.

À quel point Herriot était-il sensible à la rhétorique soviétique, qui faisait constamment référence à la Grande Révolution française et à l’idéal de progrès social, où les kourkouls représentaient une sombre relique du passé ? Serait-il moins enclin à fermer les yeux s’il n’y avait pas la « classe dominante » ? Dans quelle mesure Herriot était-il pris au piège de la vision de «mauvais paysans» qui lui était imposée ? La déshumanisation des kourkouls faisant partie de l’arsenal idéologique, ils étaient présentés comme de la racaille résistant au progrès de l’histoire, leur destruction cessait d’être une perte.

Le choix d’Herriot et la position de la France vis-à-vis de l’Union soviétique ne peuvent être envisagés (et compris) sans tenir compte de la situation internationale. L’arrivée au pouvoir d’Hitler choque l’Europe, matérialisant la menace d’une nouvelle guerre. Le rapprochement franco-soviétique depuis 1933 est avant tout anti-allemand. Après les événements de février 1934 à Paris, la scène politique se transforme sous le signe de l’unité antifasciste, évitant la critique du stalinisme. Défendre l’Union soviétique signifiait combattre le nazisme. Remettre en question ses actions revenait à soutenir Hitler, du moins jusqu’aux grandes purges de 1937. Entre les aveugles et les naïfs, les partisans convaincus et les stratèges du moindre mal, les déclarations d’Herriot, si elles ne lancent pas ce mouvement, s’y inscrivent parfaitement. Plus personne ne soulèvera le problème de la faim. Il reste dans le passé, les nouvelles menaces justifient l’oubli.

En l’absence de preuves documentaires directes, il est difficile de dire à quel point Herriot croyait aux charmes de la vie de kolkhoze dont il parlait. Mais, à mon avis, son silence sur la situation réelle n’est pas une preuve d’ignorance, bien au contraire. La machine de propagande stalinienne aurait certainement pu cacher la vérité même sans Edouard Herriot. Mais elle n’aurait pas réussi à le faire aussi brillamment sans les voyageurs enchantés, parmi lesquels Herriot occupe une place de choix.

Edouard Herriot fait émerger la question de la responsabilité de l’homme politique et de son choix, quand l’erreur de calcul équivaut à une complicité criminelle. Une question que quelques années plus tard, Raymond Aron, analysant l’admiration des intellectuels occidentaux pour le régime soviétique, décline en trois dimensions: l’irresponsabilité politique, l’erreur scientifique et la culpabilité morale.

———–
Edouard Herriot (1872-1957), Président de l’Assemblée nationale (1924, 1936-1940, 1947-1954) et maire de Lyon (1905-1957), ministre de plusieurs gouvernements, trois fois Premier ministre, un dirigeant de longue date de l’influent parti radical-socialiste, ainsi qu’un écrivain et un membre de l’Académie française.