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[post_date] => 2022-11-27 16:36:13
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[post_content] => Comment la visite d'un célèbre homme politique français en URSS a contribué à blanchir l'image du régime stalinien Célèbre homme politique français de l'entre-deux-guerres (Premier ministre, Président de l’Assemblée nationale, chef du parti socialiste radical), Edouard Herriot s'est rendu en Union soviétique en août-septembre 1933, y séjournant 15 jours, dont cinq en Ukraine. Il est arrivé à Odessa le 26 août, puis s'est rendu à Kyiv le 27, à Kharkiv le 28 et au Dniprelstan, un village de la région de Zaporijjia, le 29. À la fin des années 1920, l'URSS a changé sa politique isolationniste et agressive pour s'intégrer à la communauté internationale à la fois politiquement et financièrement. Au début des années 1930, elle n'appartenait pas à la Société des Nations (remplacée par l’ONU en 1945) et n'était pas reconnue par les États-Unis. Au moment de la visite d'Herriot, il existait un système bien établi de visites organisées les unes après les autres en Union soviétique : délégations ouvrières, écrivains et intellectuels via la Société pansyndicale pour les relations culturelles avec l'étranger, créée en 1925. L'objectif était évident : de retour chez eux, ils devaient faire l'éloge de la «Terre des Soviets», de ses réalisations et de ses succès, en créant une image positive. On pense que le nombre total de visiteurs dans les années 1920 et 1930 a atteint les100.000. La visite d'un politicien du niveau d'Herriot a permis de passer à un niveau supérieur. [caption id="attachment_1622" align="alignnone" width="491"]
Edouard Herriot[/caption] La décision d'inviter Herriot fut prise en juin 1933 en raison de ses sentiments pro-soviétiques. En effet, étant entré dans la grande politique, Herriot était toujours déterminé à se rapprocher de l'URSS et ne manquait jamais une occasion de le souligner. Il avait déjà visité la Russie en septembre 1922 et fut l'un des ardents partisans de la reconnaissance de l'Union soviétique par la France, ce qu'il fit d'ailleurs lors de son arrivée au pouvoir en 1924. Et c'est lui (le partisan de l'alliance franco-russe) qui signa le Pacte de non-agression et de non-intervention réciproque avec l'ambassadeur soviétique en novembre 1932. Herriot n'était plus au pouvoir au moment de la visite, mais il ne faisait aucun doute qu'il reviendrait aux postes les plus élevés. En fait, cela permettait de présenter la visite comme «privée» et de ne pas se soucier de l'organisation officielle ni de craindre les protestations qu'une visite officielle provoquerait certainement, si elle était encore possible. Probablement, le voyage d'Herriot à Sofia en août 1933 pour le Congrès des socialistes radicaux (à cette occasion, il a visité la Grèce et la Turquie) a conduit à l'idée de visiter l'Union soviétique du côté de la mer Noire.
Encore la faim, encore des morts en Russie. «C'est ça ! Puisqu'ils parlent de la mort, RESTE-T-IL ENCORE des VIVANTS ?» plaisantait ainsi le journal communiste l'Humanité en 1933.[/caption] De son côté, la diplomatie française recevait des nouvelles de la collectivisation, de ses progrès et de ses succès de l'ambassade à Moscou, et dès le printemps 1932, des informations étaient reçues sur les soulèvements paysans en Ukraine, la famine et les purges de l'appareil et cela précisément lorsque Herriot était ministre des Affaires étrangères. Dans les documents conservés aux archives du ministère, seuls les points relatifs aux mesures destinées à lutter contre les phénomènes négatifs sont surlignés au crayon. Herriot a-t-il insisté là-dessus ? Alors que la presse française s'est généralement peu intéressée au thème de la famine, la presse communiste a dépeint la vie idyllique des kolkhozes (fermes collectives). Dans le hors-série de l'Humanité, Paul Vaillant-Couturier affirmait : « J'étais dans des kolkhozes. […] Les voitures, l'électricité sont dans les coins les plus reculés. Le laboureur devient opérateur de machine, il a changé physiquement, ainsi que sa façon de s'habiller : il se rapproche de l'ouvrier. [...] Un village avec des jardins d'enfants, où l'on s'occupe des enfants pendant que les mères travaillent dans les champs, un village avec un club, une bibliothèque, des cours techniques, un cinéma, une radio, a perdu son caractère primitif... D'ailleurs, dans ces grandes fermes d'Etat [...] le village a déjà disparu au profit d'une ville ultra-moderne où des milliers d'ouvriers agricoles vivent dans des appartements avec chauffage central ! Comme nous sommes loin de dormir sur la paille dans les grosses fermes de notre Patron !». Dans le même temps, l'écrivain et journaliste soviétique Vladimir Posner expliquait en France que les kourkouls (terme désignant des paysans considérés comme aisés - ndlr) qu'il faut détruire en tant que classe en déportation ont « le droit, non l'obligation, de travailler : leur travail est rémunéré selon les tarifs syndicaux». En général, les médias français ont couvert la famine selon leur appartenance politique : ignorée ou niée par la presse communiste ou de gauche, elle a fait l'objet d'articles dans des journaux anticommunistes ou de droite. Ainsi, le thème de la faim a contribué à la scission générale autour de l'URSS : au-delà des faits, c'était une question de foi. La réaction d'Edouard Herriot était donc attendue et elle a suscité beaucoup de débats. La polémique s'intensifie au fur et à mesure que ses déclarations arrivent en France, provoquant protestations et étonnement chez les uns, joie et approbation chez les autres. Le voyage d'Herriot a été planifié dans les moindres détails. Après avoir finalement choisi un candidat, l'ambassade soviétique en France a préparé un rapport détaillé sur lui, son parcours politique, etc. On peut retracer tous les déplacements d'Herriot grâce à la presse française et soviétique, ainsi qu'aux rapports des services de sécurité, qui nous donnent un aperçu des coulisses. Et la dernière source, ce sont les souvenirs des témoins. Tout cela mis ensemble crée une image assez complète. Jusqu'aux derniers jours qui ont précédé la visite d'Herriot, les autorités ont hésité sur l'opportunité de lui faire visiter un kolkhoze. Finalement, il en a visité deux : «Rayon rouge» à Biliaïvka, à 45 km d'Odessa, et la commune «International» dans le village de Velyka Khortytsia. À Biliaïvka, selon le témoignage du chef du GPU (police d’État soviétique -ndlr) d'Odessa, «tout ce qu'il a vu au kolkhoze a fait bonne impression» : Herriot a fait asseoir une kolkhozienne à côté de lui, a embrassé tout le monde, a posé pour les photographes et les caméramen, a plaisanté et a goûté un déjeuner ordinaire dans la maison d'un paysan. Herriot, accompagné de l'ambassadeur Alfan et du journaliste Georges Luciani, posa des questions, toucha les sacs pour s'assurer qu'il s'agissait bien de céréales, et fut satisfait des réponses qu'ils entendirent, ce qu’Herriot nota dans un cahier spécial. Les craintes des services soviétiques ont été vaines : ce qu'ils ne peuvent cacher à Herriot, il aura réussi à le cacher à la France. En fait, il était à la fois le manipulateur et le manipulé. Car lorsqu'il a dit « avant que je parte, ils m'ont donné le nom d'un village qui a été touché par la catastrophe », il a doublement menti : personne ne lui a donné le nom du village, alors que la famine n'était pas définie par un seul village, et un tel choix de mots est déjà en soi minimisé, sinon un déni de la réalité. [caption id="attachment_1624" align="alignnone" width="511"]
Avez-vous vu cette mer ? C'est la mer Noire. Avant la révolution, c'était une petite mare. Caricature de l'organisation anti-communiste CILACC[/caption] Chantant les louanges de l'Union soviétique dans de nombreuses interviews et discours, il recourut délibérément à des comparaisons manipulatrices : «... Là-bas, comme en France, on peut voir des terres bien cultivées, des gens proprement vêtus, une jeunesse libre et fière, des enfants merveilleux. .. Et certaines villes sont des exemples d'urbanisme. Bien sûr, cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de régions pauvres, de malheurs cachés. Et dans le reste de l'Europe ? Et en France ?» L'affirmation d'Herriot que chaque nation, selon son tempérament et sa culture, a le droit de choisir pour elle-même le régime intérieur qui lui convient, et que les autres nations ne doivent en aucune manière intervenir, n'est pas moins révélatrice.
Paul Vaillant-Couturier dans une famille paysanne. Après avoir visité l'URSS, le chef des communistes français a chanté des odes aux kolkhozes dans les pages du journal du parti l'Humanité.[/caption] Le Trident de Paris ne s'est pas trompé sur le résultat des efforts ukrainiens sur la scène internationale, écrivant sobrement et prudemment : «... Nous devons déclarer qu'il n'y a vraiment pas de norme juridique internationale (jusqu'à ce qu'une convention internationale sur les droits de l'homme soit créée) qui pouvait compter sur la Société des Nations pour mettre un terme à ce terrible crime, ou du moins pour protester.»

Déni de l'Holodomor
Nier l'existence de la famine était presque le but principal de l'invitation d'Herriot. «Les fausses informations sur la famine concernent principalement l'Ukraine, il serait donc souhaitable de lui montrer une ferme d'État ou une ferme collective en Ukraine. Si l’on ne fait pas cela pendant qu'il est en Ukraine, si l’on montre le kolkhoze ailleurs, ça risque de le pousser à faire de fausses déclarations. (...) C'est très important de lui montrer quelque chose d'exemplaire dans le village. Livadia peut être montrée en Crimée, mais l'essentiel est le bon choix du kolkhoze et une organisation minutieuse de la conversation avec les paysans», souligne le document préparatoire. [caption id="attachment_1623" align="alignnone" width="763"]

Batailles dans la presse
La question de la faim a attiré une attention particulière dans les déclarations d'Herriot, notamment en raison de la publication le 29 août dans le journal Le Matin du témoignage de Marta Stebalo, une Américaine d'origine ukrainienne, qui a pu rendre visite à ses proches. Ses histoires effrayantes, imprimées dans plusieurs numéros, étaient accompagnées d'explications de la journaliste Susan Bertillon, qui était en contact avec la communauté ukrainienne. Sur la question de la faim, les déclarations d'Herriot ont connu une évolution notable. Ainsi, dans le premier entretien avec la presse étrangère, interrogé sur l'agriculture soviétique, Herriot a répondu qu'il ne pouvait rien dire, car il ne voyait «qu'une ferme d'État et deux fermes collectives de différents niveaux de développement». Venant de quitter les frontières de l'Union soviétique, il a déclaré qu'il ne croyait pas à la famine russe. Déjà à Paris le 14 septembre, il était plus éloquent : « J'ai visité l'Ukraine. Et je peux vous assurer que c'est comme un jardin plein de cadeaux, un beau jardin de terre noire et grasse, couvert à perte de vue d'une merveilleuse moisson. Quelqu'un assure que cette région traverse des moments tristes. Je ne peux pas parler de ce que je n'ai pas vu. Mais j'ai été dans les endroits en question. Et n'ai vu que la floraison. Les batteuses électriques fonctionnaient presque partout.» Au banquet du Parti radical du 17 septembre 1933, où il glorifie pour la première fois le peuple soviétique, Herriot se montre plus agressif, affirmant que la famine est une légende propagée par ceux qui veulent coloniser l'Ukraine, faisant allusion à l'Allemagne hitlérienne. C'est d'ici que le journal Le Matin cite une phrase qui est entrée dans l'histoire: « Quand on dit que la famine sévit en Ukraine, permettez-moi de hausser les épaules. » Et le 19 novembre, à Vichy, Herriot parle assez clairement de ce qui, selon lui, se cache derrière l'information sur la famine : «... La famine russe, qu'on agite comme un épouvantail, est un produit suspect de la propagande hitlérienne. En effet, les surfaces ensemencées ont été augmentées et les récoltes améliorées. » Cette phrase était portée en majuscules sur la première page de l'Humanité communiste. Ainsi, Herriot rejette catégoriquement les rumeurs de famine, mettant l'accent sur les atouts industriels et intellectuels de l'Union soviétique, mais accuse aussi Berlin, qui lui reproche par la presse de s'être laissé tromper. Herriot a tourné l'argument en sa faveur : si l'Allemagne d'Hitler est mécontente, alors il est sur la bonne voie. Un argumentaire impeccable à l'époque. Le véritable triomphe de l'Union soviétique est venu quand Herriot adressa une lettre de Lyon à son compagnon de voyage le 21 septembre, demandant des informations sur la «fausse famine en Ukraine», l'assurant qu'il trouverait «comment l'utiliser». On ne sait pas quelle a été la réponse à cette demande d'Herriot. Mais l'existence même d'une telle demande témoigne de l'implication d'Herriot dans la négation de la faim en Ukraine. Le nom d'Herriot devient une véritable référence dans le débat autour de la famine. Charles de Peyret-Chappuis, quelques jours avant le retour d'Herriot, l'accuse de « conspiration du silence » : « Malgré accords et ordres, le moment approche où la vérité sera connue. Ces derniers mois, les oreilles françaises ont entendu un faible écho de ce qui se passe en Ukraine et dans le Caucase du Nord. La presse étrangère, par la voix des journaux anglais, allemands, suisses et belges, écrit chaque jour sur la propagation du désastre... Bientôt, les grands médias français, à leur tour, éveilleront l'attention du public sur une nouvelle famine qui a englouti une superficie deux fois plus grande que la nôtre. Il n'est plus possible de garder le silence sur la terrible situation dans laquelle se trouvent 30 millions de personnes et qui est la véritable honte de ce monde qui se dit civilisé.» De l'autre côté de l'échiquier politique, Fernand Grenier qui fut dirigeant du PCF, écrit dans l'Humanité : «Quand nous disons que la faim est une fiction, beaucoup de gens ne nous croient pas. Mais quand Herriot, après avoir visité l'Ukraine, où, selon le journal Le Matin, «on tue des enfants pour les saler et les moudre en pâté», il affirme que ses «impressions sont merveilleuses», qu'il a été «surpris par la organisation scientifique du travail et impressionné par le travail d'éducation qui s'effectue parmi les paysans», tout "Français moyen» commence à comprendre : Le Matin nous trompe !».Ne niez pas et n'agissez pas
Les déclarations d'Herriot ont également eu des conséquences sur la scène internationale. Lorsque les émigrés ukrainiens en Europe, ainsi que des politiciens ukrainiens de Pologne, de Tchécoslovaquie et de Roumanie, ont réussi à alerter la Société des Nations et la Croix-Rouge internationale à Genève, les objections d'Herriot figuraient parmi les arguments contre l'intervention dans les affaires soviétiques, et ces leviers internationaux étaient non utilisés. Dans le même temps, on apprend l’existence du rapport de sécurité français sur le Congrès des minorités nationales à Berne. Il annonce que l'Union soviétique était prête à reconnaître publiquement la famine, «l'expliquant par des problèmes de transport et les activités de ‘saboteurs’». Mais, comme l'indique le rapport entre parenthèses, c'était avant la visite d'Herriot. Le journal Le Matin a résumé la situation comme suit : « Genève était confrontée à d'inévitables problèmes de procédure. Cependant, le fait tragique de la famine ukrainienne a été annoncé et pratiquement reconnu par la 76e session du Conseil de la Société des Nations.» [caption id="attachment_1625" align="alignnone" width="868"]