L’Ukraine, l’Iran et le Cameroun se rencontrent au festival le Grand bivouac d’Albertville

Culture
7 novembre 2024, 19:27

Maryna Kumeda est écrivaine et journaliste franco-ukrainienne qui a quitté Paris pour Kyiv en 2023. Dans ce témoignage elle raconte son expérience de participation au festival Le Grand bivouac.

Depuis quelques années, je regardais avec envie le programme du festival du film documentaire et du livre Le Grand bivouac qui se déroule à Albertville, la capitale des Jeux Olympiques de 1992 au cœur des Alpes. Pour sa 23e édition, j’ai eu l’honneur d’y être invitée pour parler de mon livre « Journal d’une Ukrainienne » (publié aux éditions de L’aube) et de la vie en Ukraine.

Albertville est une petite ville coquette de 20 000 habitants, entourée du massif des Bauges et du Beaufortun, dont une partie fortifiée date de l’époque médiévale. Pendant le festival, la première pierre d’une future bibliothèque fut posée par l’autrice Delphine Minoui. Cette bibliothèque, qui sera doublement ouverte sur la ville – sur une école d’une part, et sur le quartier d’autre part – portera son nom. Ecrivaine et journaliste franco-iranienne et coréalisatrice d’un documentaire sur une autre bibliothèque qui, en Syrie, créait du lien, « Daraya, la Bibliothèque sous les bombes », projeté à nouveau pendant le festival, Delphine Minoui soutient que « Les livres et les professeurs sont des armes d’instruction massive ».

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Trois associations de bénévoles assurent la logistique du festival, dont l’association 92 créée dix ans après les JO et réunissant aujourd’hui une centaine de bénévoles qui œuvrent pour d’autres grandes manifestations telles que le Tour de France, des concerts et d’autres événements du territoire. Les bénévoles de la ville me racontent avoir accueilli 84 Ukrainiens déplacés, aux côtés d’autres réfugiés, à qui ils enseignent le français ainsi que les subtilités administratives, et qui en échange leur apprennent quelques mots d’ukrainien.

Du 14 au 20 octobre 2024, 29 420 visiteurs sont venus assister à des projections de films, écouter des débats, les présentations et dédicaces de livres, ou encore participer à des ateliers. Ce festival, né sur le thème de la montagne et du voyage, s’est élargi depuis au thème de la résistance. Cette année, « à l’heure où se renforcent dans le monde intentions belliqueuses et agissements barbares », le thème annoncé est « Fureurs de vivre » dans les quatre coins du monde, une sorte d’« hommage à celles et ceux qui font face aux chaos du monde, parce que leurs vies nous rassemblent ».

C’est ainsi que le programme nous fait découvrir une militante d’extrême-droite cherchant sa voie à travers ses traumas dans une société en perte de repères ou encore une petite fille devenue chasseuse à l’aigle dans la Mongolie moderne, l’Arménie en guerre, la déforestation en Amazonie, la marche d’une poupée symbolisant une petite réfugiée syrienne à travers les frontières, ou encore un musulman interrogeant un moine bouddhiste.

C’est ainsi que dans le panel après la projection du film du réalisateur polonais Maciek Hamela « Pierre feuille pistolet » sur l’évacuation des Ukrainiens des zones frontalières dans les premiers mois de l’invasion, les trois premiers rangs de collégiens nous saluent, trois Ukrainiens, dans notre langue « laskavo prosymo » (bienvenue). Les jeunes s’exclament à l’unisson quand Oleksandr, 15 ans, partage son émotion face aux scènes du film. L’adolescent a perdu sa mère dans la frappe sur le théâtre de Marioupol à laquelle il a survécu, et dont il est sorti avec Igor Matiouchin (ou Tour, de son nom de scène), administrateur du théâtre, devenu son père adoptif, présent ici à ses côtés. Quelques minutes avant, Oleksandr reconnaissait dans une scène sur la banquette arrière de la voiture son copain de classe Artem et lui envoyait un sms pour renouer le lien avec celui qui vit dorénavant dans la région de Kyiv.

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C’est ainsi que, à la question sur la vie en Ukraine aujourd’hui, je raconte notre quotidien : la nuit au son des explosions dans le ciel traversé par les objets volants (je n’arrive pas à retenir un rire amer quand on me demande si je prends un vol direct pour Kyiv), la journée envers et contre tout : le travail, le jardin, le yoga, les enfants. Le tout avec une incroyable « fureur de vivre », un pied-de-nez, presque une rage parfois, comme pour dire « merde » à la mort, la joie, la beauté, l’espoir, mis en exergue par la menace permanente.

Igor, lui, partage : « Mon cœur a gelé en Ukraine. En arrivant en France, il a dégelé, je vis à nouveau. J’ai retrouvé la capacité à être heureux. J’ai pleuré en regardant le film de Roman Blazhan hier ». C’est aussi un peu ce que je ressens quand je quitte l’Ukraine à chaque fois, où le cœur a des difficultés à rester vivant face à la quantité de douleur à accueillir chaque jour.

« Vous avez grandi dans un territoire russophone, enfant vous parliez russe. Racontez-nous ce que cela signifie dans l’Ukraine d’aujourd’hui » – la question est pour moi. Elle peut agacer certes un peu à chaque fois tant elle semble nous renvoyer vers le prisme « poutinien » qui a envoyé son armée « protéger » des russophones oppressés. Mais pour moi c’est l’occasion de raconter le chemin de ma famille, que j’ai partagé dans mon livre. Mon père a grandi en parlant un patois ukrainien appelé sourjik avec sa famille, dans un petit village de la région de Soumy. Arrivé à 17 ans à Soumy, grande ville régionale, il a vite compris qu’il fallait abandonner la langue des « ploucs » au profit de la langue des personnes cultivées, de la « vraie » culture – russe, donc.

Alors que j’ai fait le chemin inverse : arrivée à Kyiv pour mes études à l’Académie Mohyla de Kyiv à 17 ans, j’ai appris à parler ukrainien et avec un peu d’étonnement intérieur mais dans un mouvement tout en douceur non sans difficultés, j’ai transitionné vers l’ukrainien, ainsi retrouvant mes racines et réparant en quelque sorte la violence coloniale exercée sur nous. Ma mère aujourd’hui, toujours russophone, en comptant, toujours en russe, les drones, plus nombreux que les oiseaux dans le ciel, ne veut toujours pas être libérée par les russes mais n’arrive pas à passer à l’ukrainien pour l’instant.
Le lendemain matin, le film de Roman Blazhan a fait découvrir à la salle comble le trauma collectif et la reconstruction matérielle et psychique des 369 habitants dont 77 enfants de Yahidne enfermés dans le sous-sol de 197 mètres carrés d’une école par les Russes pendant 27 jours. Avec beaucoup de lumière, d’amour, d’espoir et de jardins potagers.

Pour parler de mon livre, nous avons retracé les dates qui ont marqué ma génération : Révolution Orange, Maidan, immigration pour ma part et l’envie d’ailleurs pour beaucoup d’autres. Je ne suis pas forte en cours d’histoire et j’ai essayé tant que j’ai pu de raccrocher toutes ces dates sans âmes à notre vécu, nos émotions, face à l’hyperinflation et l’incertitude, à la Centurie céleste fusillée (la centaine de manifestants du Maidan assassinés en février 2014 – ndlr), à l’annexion de la Crimée, au début de la guerre. La seule question qui me fut posée par le public fut : « Est-ce qu’il n’y a vraiment pas eu de séparatistes dans le Donbass ?», puisque je venais de parler des provocations et des manipulations russes de la société en pleine instabilité après le Maidan.

J’ai demandé à cette personne si elle pense qu’un mouvement indépendantiste ou autonomiste de la Savoie, de la Bretagne, et même de la Corse pourra un jour aboutir à une confrontation armée avec « les Français », à condition qu’aucune ingérence n’ait lieu. Je lui ai demandé ce qu’il faut à son avis à un homme ou une femme pour passer à l’acte à partir d’une vague nostalgie des temps soviétiques, une sympathie pour le régime « plus stable » russe ou pour la main ferme de Poutine, un désaccord avec telle ou telle politique de son pays – de ça à la résistance armée en risquant sa famille, sa maison et sa vie.

Le soir une séance d’« insurrection ? poétique » nous réunit au centre-ville : enfants, personnes âgées, hommes et femmes se livrent à une lecture. Le maire d’Albertville, d’origine franco-iranienne lit un poème de Tahireh, poétesse et première féministe iranienne, un petit de 12 ans nous chante Cesaria Evora sur les plantations qui épuisent la terre au Cabo verde, Delphine Minoui lit « Je te reconstruirai, ma patrie » de la poétesse iranienne Simin Behbahani décédée en 2014 et qu’elle dédie aux Iraniens, aux Syriens et aux Ukrainiens. Je lis un texte accompagné par une petite fille de 9 ans qui a proposé d’improviser au piano. Une autre ukrainienne chante en ukrainien une chanson sur Kherson, sa ville d’origine. Une troisième lit un texte en français sur la joie et la résistance.

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Mais c’est le dernier jour, lors d’une table ronde intitulée « A la source des femmes » animée par Karine Bidegorry qui nous a réunies – écrivaines franco-iranienne Delphine Minoui, franco-camerounaise Hemley Boum et moi franco-ukrainienne – que nous avons vécu un moment de grâce, en découvrant l’universel qui nous lie d’un continent à l’autre.

Pourquoi écrit-on ? Pour saisir un instant, un état, lui trouver des mots et l’offrir à une discussion. Dans le cas de Delphine Minoui, pour rendre justice à la jeune iranienne tuée pour avoir vu glisser le voile sur ses cheveux, déclenchant ainsi un mouvement sans précédent. Et à toutes les femmes qui se battent, et les hommes aussi, en Iran sous le slogan Zan, Zendegi, Azadi (Femme, Vie, Liberté). Sur la tombe de Mahsa Amini, l’étudiante de 22 ans morte le 16 septembre 2022 suivant son arrestation par la police des mœurs, ses parents ont inscrit : « Chère Jina, tu n’es pas morte : ton nom devient un mot de passe ». Hemley Boum, elle, s’est entendue dire un jour par sa sœur, lectrice de ces écrits, « Je n’en peux plus de tes atrocités. Ecris-moi une histoire d’amour », et a écrit ainsi le roman sur l’exil et sur la recomposition identitaire d’un fils de pêcheur camerounais qui s’installe à Paris.

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Quant à moi, j’ai commencé mon livre comme un hommage à ma famille et à leur parcours, je l’ai poursuivi pour nouer une discussion sur qui nous sommes et qu’est-ce qui fait société, et je l’ai terminé dans la tempête d’une invasion à grande échelle, en essayant de saisir l’identité en mosaïque qui était en train de se transformer à toute vitesse.

Peut-on vivre coupé de ses origines, – Karine a su nous interpeller toutes avec cette question. Hemley est venue faire des études en France à 21 ans, tout comme moi, mais est retournée travailler au Cameroun un temps, ce que j’ai fait 17 ans après m’être installée en France. Delphine, elle, partie jeune journaliste à 21 ans retrouver son pays d’origine, l’Iran, méconnu jusque-là. « Les paysages que l’on a quittés laissent une trace en nous, un vide », dit Hemley Boum. En effet, amoureuse du relief des Alpes depuis que je les ai découvertes à 25 ans, je réalise aujourd’hui être émue par les steppes infinies de ma région natale, Soumy, qui vit sous la pluie des bombes.

Que se transmet-il par les femmes ? Dans la société camerounaise, partage Hemley, une femme doit être dure, se tenir droite, faire attention à son image. Si dans certaines sociétés c’est l’homme qui ne peut pas pleurer, au Cameroun c’est à la femme que l’on refuse le droit de pleurer. Elle a grandi là-dedans. J’ai grandi dans une société soviétique où chaque femme travaillait la journée grâce au système de prise en charge de l’enfance, et…travaillait la soirée aussi. Comme partout, le travail domestique se reposait principalement sur les femmes. Être femme en Ukraine aujourd’hui : c’est pouvoir choisir – revendiquer sa place dans une armée, dans un métier perçu comme masculin, ou bien choisir de s’occuper d’un enfant. Être femme en Ukraine aujourd’hui, c’est toujours porter beaucoup sur ses épaules, sauf la responsabilité citoyenne de défendre son pays, bien la seule chose qu’elle n’a pas l’obligation de faire. Mais globalement, que ce soit être femme, homme, enfant ou dame âgée, – à chacun son épreuve en Ukraine d’aujourd’hui.

Est-ce qu’il y a des procès de sorcellerie au Cameroun? – nous surprend une autre question de la salle. « Nous sommes 70 % catholiques, 30 % musulmans et 100 % animistes. Après la messe tout le monde va chez une voyante », répond Hemley. « Cela me rappelle l’Ukraine, renchéris-je, la population étant pratiquante à 70% à majorité orthodoxe mais aussi très empreinte des rites païens et recourant fréquemment aux professionnels du monde des esprits, voyantes, chamans… »

Ensemble nous découvrons un humble regard sur la mort dans nos pays d’origine confrontés aux guerres et aux épreuves politiques, mais où le Covid-19 n’a pas suscité le même effroi qu’en France : « Calme-toi, ma fille. Il faut bien mourir de quelque chose », répond la mère d’Hemley qui l’appelle inquiète pendant l’épidémie.

« On traversait un jour un paysage et les rayons de soleil se reflétaient dans le vitre », racontait l’une des autrices. « Je dis à mon fils, regarde à quel point la lumière est belle, et l’adolescent de répondre “le soleil quoi” ». Le bonheur est à l’intérieur, convenons-nous, comme la fureur de vivre.

Poème par Simin Behbahani, poétesse iranienne

Je te reconstruirai, ma patrie.
Même avec l’argile de ma propre âme.
Je te bâtirai des colonnes.
Même avec mes propres ossements.
Grâce à ta jeune génération, on s’amusera à nouveau.
Nous ne cessons de pleurer, tellement tu nous manques.
Même si je meurs à 100 ans, je resterai debout dans ma tombe.
Afin de faire disparaître le mal avec mon grognement.
Je suis vieille mais je peux rajeunir pour vivre une nouvelle vie aux côtés de mes enfants.