Un grand nombre d’auteurs français trouvent aujourd’hui leur place chez les éditeurs ukrainiens: prix Goucourt, œuvres classiques, littérature jeunesse, bande dessinée… Même si la littérature anglophone domine, un certain nombre de traducteurs et d’éditeurs mettent à disposition des lecteurs ukrainiens les livres qui ont du succès en France. Voici les tendances du marché du livre ukrainien.
En Ukraine, il y a 20 ans, si vous aviez demandé à une librairie un livre d’un auteur français, on vous aurait certainement proposé un classique des programmes scolaires, comme Molière ou Victor Hugo. Aujourd’hui, vous avez le choix entre les prix Goncourt et Nobel, les derniers best-sellers, la littérature jeunesse décalée et la lecture savante. Mais est-ce suffisant ? L’offre éditoriale répond-elle à la demande des lecteurs ? Et en quoi la situation du marché de la littérature pour adultes diffère-t-elle de celle de la littérature pour enfants ? Tyzhden.fr s’est entretenu avec quatre traducteurs expérimentés.
Oleksiy Abramenko se souvient qu’il y a dix ans, lorsqu’il a commencé à traduire de la fiction française, il y avait peu d’offre, on ne se demandait pas quels livres devaient apparaître sur le marché et il n’y avait pas de système de commande. Comme exemple d’auteur populaire, M. Abramenko cite Michel Bussi, auteur de polars : « Bussi est un auteur populaire non seulement en France, mais aussi dans le monde entier, et il écrit des romans policiers intéressants [nous parlons principalement des romans Un avion sans elle et J’ai du rêver trop fort traduits par Oleksiy Abramenko] avec une tendance à la psychologie, c’est-à-dire une sorte de schéma universel qui plaît à un large public ».
Un des premiers romans de Bussi, Après la catastrophe, un polar, est un best-seller avec près d’un demi-million d’exemplaires vendus en France en quelques mois. Au cours des dix dernières années, Bussi a toujours figuré parmi les dix auteurs les plus vendus dans son pays et les plus traduits à l’étranger. Le choix de tels écrivains est une stratégie sûre que suivent les plus grandes maisons d’édition ukrainiennes axées sur la littérature populaire.
Oleksiy Abramenko souligne l’évolution dynamique du marché et le fait que les best-sellers ne sont pas les seuls à avoir une chance d’être traduits actuellement : « Aujourd’hui, je vois plus de commandes, plus de diversité dans les genres, et un travail plus approfondi des éditeurs avec leur segment de marché ». Parmi les projets sur lesquels il travaille, il distingue trois catégories : 1) les bandes dessinées pour enfants de 8 à 10 ans, la fantasy pour enfants et adolescents ; 2) les romans relationnels pour jeunes adultes et contemporains (y compris les romans queer) ; 3) les classiques (Prosper Mérimée, Antoine de Saint-Exupéry, Victor Hugo, Romain Gary, y compris ceux qui ont déjà été traduits mais qui ont besoin d’une nouvelle lecture).
« Parmi les traductions récentes figurent de nombreux lauréats du Prix Goncourt de ces dernières années, tels que Jonathan Littel, Michel Houellebecq et Nicolas Mathieu », commente M. Abramenko. « En effet, les livres qui ont remporté un prix important attirent l’attention des éditeurs ukrainiens. Cependant, figurer sur les listes du Renaudot, du Femina ou même du Goncourt ne garantit pas la publication en ukrainien. J’ajouterais que les éditeurs sont encore plus lents à publier le prix Nobel par rapport aux textes très médiatisés de ces dernières années, de sorte qu’il y a surtout deux ou trois textes de lauréats du prix Nobel disponibles sur le marché, souvent dans des séries thématiques ».
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Les écrivains populaires, comme Frédéric Beigbeder, ont toujours eu de bonnes chances d’être traduits. Cela est facilité par les adaptations cinématographiques et une diffusion importante de leurs œuvres dans le pays d’origine de l’auteur. Une autre tendance importante mérite d’être soulignée : alors que de nombreux éditeurs ukrainiens avaient l’habitude de prêter attention aux titres vendus en Russie, aujourd’hui ce n’est plus le cas. Par exemple, le roman L’anomalie, d’Hervé Le Tellier, pour lequel l’auteur a remporté le Prix Goncourt en 2020, s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires en France et a, bien entendu, été traduit en ukrainien.
Une autre tendance importante est le comblement progressif des lacunes dans le rayon classique. Ainsi, en 2021, nous avons publié un recueil des essais d’Antonin Artaud, Le théâtre et son double, et en 2022, un volume comprenant son roman philosophique sur l’empereur romain Héliogabale, son essai Van Gogh, le suicidé de la société et des lettres sur Gérard de Nerval, Lautrec, Baudelaire et Coleridge.
Il convient de noter que dans tous ces cas, il s’agit du travail de Roman Osadchuk, l’un des traducteurs ukrainiens les plus célèbres. De plus, toutes ces livres ont été publiés non pas par de grandes maisons d’édition ukrainiennes, mais par des structures de taille moyenne, principalement axées sur la littérature intellectuelle, telles que Édition Jupansky et Komubook.
Roman Osadchuk note que, comme dans le cas de la littérature hispanophone, les auteurs français sont moins connus en Ukraine que les auteurs anglophones, et que les grandes maisons d’édition se concentrent principalement sur les traductions de l’anglais : « Bien sûr, on traduit les œuvres les plus connue de la littérature française. C’est le cas de Gary ou des classiques (Saint-Exupéry, Maupassant) publiés par la maison d’édition Laboratoire. Roman Osadchuk ajoute que les traductions pour les maisons d’édition Jupansky et Komubook, dont deux éditions d’Antonin Artaud et L’Immoraliste de Gide, sont le fruit de son initiative privée, soutenue par l’éditeur ».
Souvent, il s’agit aussi des préférences personnelles de l’éditeur, qui coïncident avec celles du traducteur, comme dans le cas d’un ouvrage de Georges Perec. M. Osadchuk note que « plusieurs grandes maisons d’édition s’intéressent aux grands classiques du XXe siècle, des œuvres largement connues ». Parmi les éditeurs disposés à travailler avec des livres d’auteurs moins connus, Osadchuk cite la maison d’édition Anetta Antonenko, qui a publié de nombreux nouveaux titres traduits par Ivan Riabchiy. Là encore, il s’agit d’une synergie entre un traducteur intéressé par une certaine littérature et la volonté de l’éditeur d’élargir sa gamme de traductions du français. « Il s’agit là d’approches d’éditeurs de niche, pas courantes pour de grandes maisons d’édition », note M. Osadchuk.
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Un autre facteur important pour l’éditeur, selon lui, est de savoir si les textes de l’auteur sont entrés dans le domaine public. C’est ainsi que les livres d’Artaud et de Gide sont apparus sur le marché ukrainien. « Oleksiy Jupansky prévoit d’ailleurs un autre volume de Gide traduit par Yaroslav Koval », ajoute Osadchuk. Cependant, si les éditeurs s’en tiennent à cette approche, nous devrons attendre des décennies pour les prochaines traductions de nombreux auteurs « de haut niveau ».
Les traductions de la littérature française pour enfants occupent une place particulière sur notre marché. Tyzhden.fr a interrogé l’écrivaine et traductrice Mia Marchenko à ce sujet. Grâce à elle, des enfants ukrainiens ont pu lire Lis-moi une histoire, de Benedicte Carboneill et Michelle Derullieux, Emile et Margot. Interdit aux monstres d’Anne Didier et Olivier Müller, Le voleur de lune de Bernard Villiot et Peggy Nille, et des dizaines d’autres.
Mia Marchenko note que la littérature française pour enfants aborde des sujets complexes tels que la perte, la maladie grave et la toxicomanie : « Et ces sujets sont souvent présentés d’une manière un peu plus brute, d’un point de vue psychologique, par rapport aux Américains, par exemple. Quelquefois ce n’est pas aussi « écologique » que le souhaiteraient les parents ukrainiens, dont certains sont d’avis que les enfants devraient être protégés de la vie et de ses défis aussi longtemps que possible ». Selon elle, les Français ont une approche totalement différente des produits culturels, ce qui peut parfois nous sembler cruel : « Comme nous le disait mon professeur de français, si personne ne meurt ou ne se suicide dans un film ou un livre français, ce n’est pas un film ou un livre français ».
Les auteurs français abordent par exemple le sujet du harcèlement de manière inhabituelle pour les Ukrainiens, ce qui laisse parfois la traductrice perplexe : « Les parents ne sont pas pressés de protéger leurs enfants dans une situation de harcèlement, au contraire, ils les encouragent à la vivre et à l’oublier, en insistant sur le fait qu’elle n’aura pas d’importance à l’âge adulte, bien que la psychologie moderne dise le contraire ». Il en va de même pour les thèmes de la mort et de la perte : la littérature française n’est pas très protectrice à l’égard des jeunes lecteurs.
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« Si, par exemple, un chien ou un autre personnage d’un livre français pour enfants est gravement malade, il est très probable qu’il finisse par mourir, il n’y a pas de guérison magique, parce que c’est la vie. Je dirais qu’il y a peu de magie dans la littérature française pour enfants, mais beaucoup de thèmes difficiles, et elle a tendance à montrer la vie telle qu’elle est plutôt que d’aider les enfants à surmonter les difficultés », observe la traductrice. Il est intéressant de noter que les Scandinaves abordent les thèmes de la mort et de la perte de manière tout aussi active, mais qu’ils optent pour un ton narratif beaucoup plus doux, axé sur la mémoire et l’acceptation.
La littérature de jeunesse française assure sa compétitivité grâce à des personnages non triviaux. «Parmi les particularités marquantes, je peux citer une tendance au grotesque et à la satire ; dans la littérature pour enfants, on trouve des images de personnes mignonnes et maladroites, excentriques, qui sont perçues avec beaucoup d’amour. Si on les taquine, c’est uniquement d’une manière aimable. Les personnages négatifs sont rarement sinistres ou rêvent de détruire le monde ; les méchants des livres français pour enfants sont souvent des personnages grotesques qui sont censés être combattus par le rire et l’ironie plutôt que par la force physique », explique la traductrice.
La littérature française pour adultes est souvent associée à des expériences formelles. Les textes en forme de labyrinthe, la poésie figurative, le théâtre d’avant-garde – tout cela est associé à la tradition française. Mme Marchenko pense que des tendances similaires peuvent être observées dans les livres pour enfants : « Dès le plus jeune âge, les auteurs français enseignent aux enfants la liberté de jouer avec les mots. Ils leur montrent ce que sont les palindromes, les homophones et les homonymes, réarrangent les syllabes et font toutes sortes de choses avec les mots, en jouant avec des chansons et des dictons pour enfants bien connus. Cela représente bien sûr un grand défi pour le traducteur, car il peut être difficile de trouver une correspondance, surtout lorsqu’il s’agit de traduire des bandes dessinées ».
La littérature graphique est un autre axe important de traductions depuis le français : « Les plus populaires en France en ce moment sont bien sûr les bandes dessinées, les animés et les mangas, et il existe de nombreuses équipes d’auteurs français qui, par exemple, réinterprètent ou redessinent les célèbres séries japonaises de mangas et d’animés des années 1980, en leur donnant une nouvelle vie et de nouvelles lectures. Je traduis beaucoup de bandes dessinées pour Nacha Idea, Chitarium (série Emile et Margot) et Vremya Masters (Ariol). C’est un peu plus amusant que la littérature réaliste française pour enfants : les intrigues des ouvrages traitent d’aventures scolaires avec humour, de la résolution d’énigmes et de l’acquisition de compétences analytiques, de l’exploration de son propre pays (BD Le Grimoire d’Elfie) ou même de l’orientation professionnelle (biologistes magiques dans Carolina) », explique Mia Marchenko.
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Elle note que depuis 2015, les éditeurs essaient de traduire soit des classiques français qui se vendent toujours bien, comme Le Petit Prince, d’Antoine de Saint-Exupéry, soit des œuvres qui ont remporté de nombreux prix, comme Toby Lolness de Timothée de Fombelle, soit des auteurs français contemporains qui ont acquis une renommée à vie en tant que classiques de la littérature pour la jeunesse, comme Daniel Pennac. Dans le même temps, ce sont les BD qui sont les plus demandées par les éditeurs : « Les plus jeunes les lisent sans efforts, les adolescents et certains adultes les adorent ».
Toutefois, la tradition et la lecture des bandes dessinées et des œuvres graphiques n’en est qu’à ses débuts en Ukraine. Serhiy Reva, le traducteur des albums d’Hergé L’île noire et Les cigares du pharaon de la série Les aventures de Tintin et Milou, note que si l’intérêt pour les BD françaises et belges n’est pas aussi élevé qu’on le souhaiterait, il s’accroît peu à peu : « Je fais référence aux grands classiques, comme Astérix, Gaston Lagafe, Blake et Mortimer. Même notre Tintin, l’une des séries les plus célèbres et les plus populaires de l’histoire, est publiée pour un cercle restreint de connaisseurs. Même si, d’une manière générale, l’intérêt pour la bande dessinée en tant que genre s’est accru en Ukraine ces dernières années ».
Serhiy Reva ajoute que les histoires d’Astérix et de Tintin sont idéales pour les lecteurs de 5 à 15 ans, mais que la BD comprend également de nombreuses séries pour adultes sur tous les sujets, de l’histoire à la cuisine. Il ne faut donc pas croire que ce genre s’adresse exclusivement aux enfants ou aux adolescents.
Une place particulière est occupée par les livres que Mia Marchenko définit comme du néo-sentimentalisme : « Michaël Brun-Arnaud, auteur de la tétralogie Mémoires de la forêt, en est représentant. La particularité de ce genre est qu’il combine l’attention intense aux sentiments caractéristiques de l’animé avec des couleurs vives, des personnages animaux anthropomorphes, l’accent sur la saisonnalité caractéristique du genre, et toute la franchise et l’attrait pour les thèmes complexes qui sont caractéristiques de la littérature réaliste française ».
Ainsi, si nous examinons les traductions du français en Ukraine, nous pouvons constater un certain nombre de tendances importantes : l’attention portée aux textes primés, l’augmentation progressive du nombre de séries de BD et le comblement lent mais régulier des lacunes dans la littérature classique. Cependant, jusqu’à présent, l’intérêt des éditeurs pour la littérature francophone est nettement inférieur à celui qu’ils portent à la littérature anglophone, et ils ne suivent pas l’évolution de la littérature française, même s’ils prennent en compte les livres de premier ordre qui valent vraiment la peine d’être traduits. Nous ne pouvons qu’espérer le soutien des institutions culturelles et l’augmentation de la capacité de notre marché du livre. Et, bien sûr, l’appui des traducteurs, car tout dépend d’eux.