Littérature: une traversée du Donbass

Culture
6 mai 2023, 13:25

Dans L’Internat (Prix Hannah-Arendt pour la pensée politique 2022), Serguei Jadan raconte une ville du Donbass qui bascule dans la guerre. Publié en Ukraine en 2017, son roman est paru en France chez Noir sur Blanc. Le blog de Caroline Fredon rend compte de cette parution et nous partageons son article.

Donbass, 2015. La guerre a débuté l’hiver précédent, la ligne du front bouge en permanence. Pacha, jeune professeur d’ukrainien d’une trentaine d’années se décide, après avoir longtemps atermoyé, d’aller chercher son neveu adolescent, interne dans un collège de la ville. Mais comme dans tout pays en guerre, se déplacer est extrêmement difficile, et dangereux.

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Dans ce roman prenant, à l’atmosphère un brin oppressante, Serhiy Jadan, très grand écrivain ukrainien, poète et chanteur, conte la transformation de l’environnement par la guerre, l’impasse dans laquelle se retrouve un peuple. Avec le personnage de Pacha, Jadan dénonce une certaine mentalité qui avait cours : celle qui se détourne, qui préfère regarder ailleurs, se dédouaner. Ainsi Pacha fait parti de ceux qui n’ont pas voulu prendre parti, qui se répétait « je n’ai jamais pris position, alors rien ne peut m’arriver », « je n’ai pas choisi un camp contre l’autre, donc on ne peut rien me reprocher ». Pacha c’est l’incarnation de la présence absente (je ne trouve pas d’autre expression pour le décrire): être là, mais en retrait, sans jamais prendre position, sans jamais prendre ses responsabilités.

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Pendant le trajet aller, Pacha est ce professeur peu sûr de lui, dans un environnement qu’il ne reconnaît plus, noyé dans le brouillard permanent. Au propre, le vrai brouillard qui obstrue la vue vous transperce par son humidité, comme au figuré, le fameux « brouillard de la guerre » qui empêche de savoir réellement ce qu’il se passe. Et tout du long, la peur que celui/celle que l’on va rencontrer soit de l’autre camp. Mais quel camp pour Pacha, puisqu’il n’a jamais pris parti, alors même qu’il est professeur d’ukrainien? C’est bien d’ailleurs ce que lui reproche son neveu.

Neveu qui semble plus courageux, plus débrouillard que Pacha. Mais au fil des rencontres, des péripéties, Pacha prend de l’assurance, prend aussi conscience que rien ne sera plus comme avant, et que ne jamais prendre parti ne vous exonère de vos responsabilités ni ne vous protège.

A travers les pérégrinations des deux personnages, Jadan dresse le portrait d’un peuple divisé, subitement confronté aux conséquences de ses errements (de part et d’autres), une ville où les seuls investissements vont dans la construction d’une église et d’un supermarché. Tout un symbole.

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Et si l’on doit se méfier des soldats, les chiens errants sont aussi menaçants, affamés et profitant du désarroi et de la peur. L’internat dénonce également une mentalité où la victime par un retournement terrible et cynique est accusée d’être responsable de son propre malheur.

Roman écrit en 2017, L’internat vient tout juste d’être traduit et publié en France. A l’époque, et cela se traduit dans la fin du roman, Jadan percevait (espérait?) une prise de conscience de la population ukrainienne. Population qui se ressaisirait face à l’agression russe, face à la division interne mortifère. De fait, l’admirable résistance de l’ensemble de la population depuis l’invasion à grande échelle de février 2022 semble démontrer qu’il avait vu juste.

Traduction: Iryna Dmytrychyn