Depuis le déclenchement de la grande invasion, en 2022, de nombreux Ukrainiens ont abandonné le russe dans leur vie quotidienne pour parler exclusivement ukrainien. Notre langue nous aide à comprendre qui nous sommes et pourquoi nous nous battons.
Pendant la guerre, la distinction « ami/ennemi » prend une nouvelle importance, ce qui exacerbe la question de l’identité. Je suis différent de mon ennemi, j’ai un territoire et une langue propre. Et la langue, comme vous le savez, est « un dialecte qui a une armée et une marine » (Max Weinreich).
Je me souviens que pendant la Révolution orange de 2004, les technologues politiques russes de l’ancien président fugitif ukrainien Yanoukovitch ont essayé de jouer la carte de la confrontation entre l’Est et l’Ouest sur la base de la langue, et j’aurais alors pu être battu dans la rue dans ma région natale de Donetsk pour avoir parlé ukrainien. En 2014, des personnes ont été tuées pour avoir parlé ukrainien. Et en 2022, c’est devenu une réalité quotidienne.
Il y a dix ans, les actions militaires de la Russie en Crimée et dans le Donbass ont à nouveau aggravé la question linguistique qui, avec l’invasion à grande échelle, est devenue une question de vie ou de mort, étant donné qu’un génocide et « linguicide » se déroulaient dans les territoires temporairement occupés. Dans le même temps, le désir naturel de se dissocier de tout ce qui est hostile s’est intensifié parmi les citoyens de toute l’Ukraine. Et ce désir se heurte au fait que ce qui est ressenti comme un critère d’hostilité par une partie de la population, à savoir la langue russe, n’est pas du tout perçu de la même façon par une autre grande partie des Ukrainiens. Ce n’est pas une langue maternelle pour ces gens, mais une langue familière, la langue des films, des vidéos sur YouTube et TikTok, et de la lecture sur Internet. Il n’est pas facile de couper net avec ça, malgré le dégoût tout à fait compréhensible pour les envahisseurs.
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Et là, les slogans « Nous ne parlons pas la langue de l’occupant » ne suffisent pas. Certes, de nombreux Ukrainiens sont passés à l’ukrainien dans la vie de tous les jours depuis le début de l’invasion russe, mais parfois, ceux qui ne veulent pas le faire pour diverses raisons se défendent avec un argument manipulateur : « Pourquoi devrais-je parler ukrainien alors que nos défenseurs eux-mêmes parlent souvent russe aussi ? »
Il est intéressant de noter que le livre d’Ivona Bolman Les guerres linguistiques en Europe, publié en 2007, contient de nombreuses informations utiles pour comprendre la situation linguistique mondiale. Cette publication nous présente le conflit de longue date de la société européenne, où, sous couvert des slogans « l’unité dans la diversité » et « l’Europe des régions », l’auteur estime que c’est en fait le contraire qui se produit : l’Union européenne se transforme en une discorde européenne.
Ceci est facilité par les appels persistants à protéger les langues des minorités régionales, bien que la protection ne signifie pas toujours préservation de la destruction, de l’effacement des différences entre les peuples. Il s’agit souvent d’un moyen d’enrichissement économique, même si Bolmen est très loin d’être objectif en la matière, car il préfère voir la base de tous les différends tels que l’antagonisme franco-allemand dans la Charte des langues minoritaires, machine de guerre allemande contre la France, qui continue d’être accusée de ne pas reconnaître les minorités sur son territoire.
La chose la plus précieuse de ce livre sont les « Annexes à l’édition ukrainienne », qui précisent et nous rapprochent des problèmes évoqués par I. Bolmen concernant la France. Tout d’abord, il s’agit du texte intégral de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, qui est plus souvent évoqué que réellement lu en Ukraine, plus souvent utilisé à mauvais escient qu’utilisé pour résoudre des situations linguistiques et ethniques complexes.
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Et là, malheureusement, le chercheur français suit aussi le chemin de ceux qui interprètent la Charte à leur manière. Pour éviter que ce résumé monographique des témoignages franco-allemands ne soit pernicieusement unilatéral, les éditeurs du livre ont présenté des tableaux linguistiques d’autres régions problématiques, notamment l’Espagne et la Suisse, dont l’expérience est un atout inestimable pour les États qui sont devenus un espace de confrontations linguistiques.
Pour gagner une guerre contre la Russie, il faut être armé et bien informé. Cela s’applique aussi à la sensibilisation aux langues russe et ukrainienne pendant la guerre. Récemment, la fondation philanthropique OLOS, avec le soutien de scientifiques de la réserve nationale Sainte-Sophie de Kyiv et du ministère de l’Éducation et des Sciences d’Ukraine, a créé une vidéo éducative intitulée « La question linguistique ». Elle raconte comment la langue ukrainienne a été détruite et humiliée, alors qu’une « opération spéciale » contre cette langue se déroule depuis plus de 300 ans.
La vidéo présente les arguments qui aideront à faire comprendre aux Ukrainiens russophones l’importance de passer à l’ukrainien, ils motiveront le spectateur à faire leurs propres recherches et intéresseront ceux qui ne comprennent pas encore toute la profondeur de l’impact de l’histoire sur la conscience humaine. Certes, cette vidéo ne manque pas de certaines simplifications propagandistes et historiques, mais en temps de guerre, il ne peut en être autrement. Car lorsque le chef de vos ennemis estime que « la Russie s’arrête là où finit la langue russe », et quand il faut le stopper par tous les moyens, on ne s’attarde pas toujours sur les nuances.
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La langue ukrainienne a toujours besoin de soutien, mais ses défenseurs ne savent parfois pas très bien expliquer pourquoi parler ukrainien est extrêmement important dans le contexte de la sécurité nationale, durant la guerre. C’est notre langue qui nous aide à comprendre qui nous sommes et pourquoi nous nous battons. Dans notre guerre contre la Russie, nous avons un besoin urgent d’une stratégie de protection de la langue et de tactiques à long terme pour populariser notre culture et expliquer l’essence de notre identité, pour être mieux compris et davantage soutenus.