Quelques leçons sur la langue ukrainienne

Culture
22 octobre 2024, 09:17

Quels sont les procédés qui permettent de devenir un ukrainophone avisé ? La politique de promotion de l’ukrainien devrait-elle être conciliante ou résolue? En théorie, tout le monde connait l’ukrainien, mais qu’en est-il en pratique ? Je mène des recherches de terrain sur la langue ukrainienne, et voici un bref rapport sur mes travaux pratiques.

« Servez-moi un verre, je suis professeur d’ukrainien »!

C’est en prononçant ces mots que mon ami Serhiy Savin se rue dans un bar. Il a 27 ans. C’est un poète talentueux, un philologue et un professeur. Il travaille sur le langage des acteurs du théâtre kievien « Lesya Ukrainka » (qui, heureusement, ne s’appelle plus « Théâtre de la comédie dramatique russe »). Serhiy est venu à Lviv pour se rendre aux funérailles d’Irina Farion, une ardente partisane de la langue ukrainienne. La nouvelle du meurtre de cette personnalité publique l’a fait pleurer. « La langue, c’est important », a scandé le cortège de milliers de personnes lors des funérailles.

Ils se connaissaient personnellement : à l’âge de 17 ans, Serhiy a pris un billet pour Lviv depuis sa ville natale de Mohyliv-Podilskyi, il a acheté des fleurs et il a osé inviter Iryna à prendre un café. Depuis, ils sont devenus amis. Il plaisante en disant qu’il a pris l’habitude de choisir ses petites amies en fonction de leur attitude à l’égard de Mme Farion. Artiste charismatique, il a le don de transformer tout ce qui l’entoure en festival de poésie. Il déclame ses poèmes sur les places des villes en s’adressant aux passants.

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Nous avons réalisé beaucoup d’expériences ensemble, incluant des leçons spontanées d’ukrainien. Elles se sont déroulées dans la rue. Elles étaient empiriques, constantes, inspirées, parce que Serhiy a toujours quelque chose d’urgent à dire à ceux qui parlent russe à proximité.

« Nous pouvons aller à mon bureau », m’a-t-il dit un jour. Mais c’est un poète kievien, et son bureau se trouve en plein air, sur la colline de Volodymyrska. C’est aussi sa salle de classe, et bientôt les passants qui ont malencontreusement parlé russe ce jour-là dans le centre de la capitale redeviennent des écoliers : ils sont prêts à revenir le lendemain avec leurs parents, convoqués par le « prof ». Il y a quelque chose dans le ton de voix du professeur qui, inconsciemment, depuis l’enfance, touche une corde sensible et fait obéir. Mais tout le monde ne peut être traité de la même manière.

Serhiy le sent très bien; c’est pourquoi lorsqu’il s’adresse aux filles en train de parler russe dans un bar, il n’est plus un professeur, mais devient un poète lyrique. Il les enveloppe dans les joyaux de la langue ukrainienne, les compliments et les métaphores inusitées. Et ça marche. En un instant, les yeux des filles brillent et elle gazouillent en ukrainien, comme si elles ne connaissaient rien d’autre.

Je rédige cet article sur le quai du fleuve Dnipro. A proximité des étudiants écoutent du rock russe, « Король і Шут», un groupe des années 80 de Saint-Pétersbourg. Pourquoi est-ce que c’est redevenu à la mode en 2024? Je me dis que si Serhiy était là avec moi, leurs préférences changeraient radicalement.
Un jour, il a invité un groupe de jeunes de ce genre à se joindre à nous. Nous avons bu du vin et parlé de poésie. À notre demande, tout le monde s’est mis à l’ukrainien, à l’exception d’une jolie fille. « Elle vient de Crimée, vous comprenez », a dit un jeune homme amoureusement, à qui nous avions déjà versé du vin. « Non, nous ne comprenons pas ». Nous avons offert à boire à tout le monde, excepté à la fille. « On n’a rien pour toi, à part la vodka », lui a-t-on dit.

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C’est à chacun de décider. Il est temps de poser une question : pourquoi parlez-vous (ou ne parlez-vous pas) ukrainien ? Qu’est-ce qui a mené à ce choix ?

Par exemple, la principale raison pour laquelle je parle et je crée en ukrainien vient de mon éducation. Une bonne école et une bonne université. Elles m’ont appris non seulement la langue, mais aussi la résistance qui va avec – choisir l’ukrainien contre vents et marées.

Parler ukrainien est désormais une question de sécurité. C’est, en particulier, un moyen de reconnaître ses amis ou ses ennemis sur la ligne de front. Après l’invasion, tout était devenu blanc ou noir, mais au cours de la troisième année de guerre, des processus contradictoires ont lieu. C’est le moment de travailler très subtilement avec la langue.

Parmi les outils possibles, lequel est le plus efficace ? Tout doit être à la fois collectif et individuel. Une politique d’État sage et équilibrée, des quotas, un soutien pour tout ce qui est ukrainien. En théorie, tout le monde le sait. En pratique, on se retrouve régulièrement sur la case départ.

Le plus souvent, la question de la langue est instrumentalisée à des fins politiques. En outre, certaines personnes ne comprennent que le langage de l’argent. Il devrait donc être financièrement non rentable pour eux de ne pas utiliser l’ukrainien. Ou bien il serait financièrement avantageux de l’utiliser. Il en est d’autres qui ont besoin de bienveillance et de soutien. Il faut les inspirer. Et peut-être intimider les autres. Chacun est différent.

Une autre leçon inoubliable. Mai 2023, on discute de la menace nucléaire. Kyiv la magnifique se couvre de lilas en fleurs. Nous terminons une journée pleine d’aventures, à Samosad, à Podil. Mon amie Anna Arinarkhova est professeur elle aussi, elle enseigne la chimie et non l’ukrainien. Mais son ton de professeur est inimitable.

« Éteignez la musique russe, s’il vous plaît ! » dit-elle en s’adressant à quelques garçons ivres. Ils écoutent bruyamment de la musique dans la langue de l’occupant. « Si tu n’aimes pas ça, dégage ! » est la réponse. « S’il vous plaît, faites disparaitre le russe ! », insiste Anna. « Nous avons la liberté de parole ici ! » ripostent-ils, « J’appelle la police ! » « Vas-y ! »

L’air s’est électrisé. Le public du parc est focalisé. Un inconnu se lève et s’approche de nous, en cas de bagarre. Nous appelons la police. Mon amie me met sur haut-parleur. « Police ? Bonjour ! Il y a ici des jeunes qui écoutent de la musique russe à tue-tête », dis-je. La police demande l’adresse et nos coordonnées. « On se met en route », promet une voix joyeuse. Le poste de police se trouve dans la rue voisine. Soudain, nos adversaires éteignent la musique et rassemblent leurs affaires. « Nous allons l’écouter à la maison. Tu es heureuse ? », s’énerve l’un d’entre eux en partant. « Très heureuse ! » répond Anna « Les autres visiteurs du parc aussi ». Nous appelons la police pour annuler l’appel. « Contactez-nous si besoin ! » est la réponse.

Mais ma meilleure leçon d’ukrainien s’est produite à Tchernivtsi.

Je portais une robe qui pouvait être considérée comme ravageuse. Je sortais de la conférence d’un intellectuel ukrainien célèbre, Yosyf Zisels, au Meridian Czernowitz, au sujet de l’identité. Il disait que la victoire était impossible sans une consolidation de la société, car aujourd’hui, 30% de la population seulement comprend qui nous sommes et où nous allons. Et cela touche d’abord la langue et la culture, c’est essentiel.

Un militaire de deux mètres s’approche de moi dans un café et me complimente sur mes « formes parfaites ». C’est vrai, c’est une belle robe, il s’agit d’un fabricant ukrainien. Mais il ne parvient pas à terminer sa phrase « Je ne comprends pas le russe », (je le coupe). Il commence par tiquer, puis me jette un regard furieux : « C’est nul ». « Pourquoi ? », lui dis-je en riant dans son dos.

Je ressens un peu de remords, parce que c’est un militaire, mais juste un peu. Bien qu’il n’ait rien compris, sur le moment, je suis sûre qu’il y pensera plus tard. Si une femme refuse d’entendre des compliments parce qu’ils sont formulés en russe, cela peut faire réfléchir et être efficace. Et digne d’impressionner, j’en suis sûre.