Roman Malko Correspondant spécialisé dans la politique ukrainienne

L’hôpital de Toretsk: sur la ligne de front, à moitié détruit, mais fonctionnel

Guerre
9 avril 2024, 17:35

A Toretsk, une ville près de la ligne de front, un hôpital à moitié détruit par des bombardements continue de fonctionner.

Le trajet de Toretsk jusqu’à Horlivka, territoire occupé, fait moins de quinze kilomètres à vol d’oiseau. A mi-chemin, c’est la ligne de front qui passe et qui n’a quasiment pas bougé depuis 2014, quand Toretsk s’est vue libérée des envahisseurs russes et de leurs collabos locaux. Avant la grande invasion de l’Ukraine par des troupes de Poutine, les habitants à Toretsk et des communes de mineurs avoisinantes pouvaient mener un mode de vie plus au moins tranquille. La région était en plein essor, la ville fonctionnait. Les frappes étaient occasionnelles et rares. Par contre, le 24 février tout a été chamboulé.

Ne parvenant pas à briser cette ligne de défense renforcée, les Russes se sont mis à viser Toretsk et ses banlieues avec l’artillerie sans distinguer les objets militaires des maisons. Le bourdonnement des explosions ne s’arrête ni le jour, ni la nuit. Ce n’est que la périodicité des frappes qui varie. La ville des mineurs fière d’avoir la plus vieille mine de charbon en Ukraine, qui existe depuis 1860, peu à peu devient une ville fantôme. Les fenêtres ont sautées presque dans tous les immeubles, les stations-services sont incendiées, des églises en ruines. Pas d’eau, de chauffage ou ni de gaz. Les services fonctionnent comme il se doit, la police, le service national des situations d’urgence sont présents, mais les gens quittent Toretsk peu à peu, la survie y devient de plus en plus difficile. Et c’est sans doute ce que cherche l’ennemi.

Le 8 juin dernier, les russes ont visé l’hôpital municipal de Toretsk avec des frappes intentionnelles. Cette attaque ne peut pas être qualifiée autrement que d’acte de terrorisme. Plusieurs bâtiments du centre hospitalier, ainsi que la maternité ont été détruits avec des bombes guidées. Depuis lors, l’hôpital ne peut plus fonctionner tel quel, une partie des services devait être évacuée dans d’autres villes de la région de Donetsk, plus loin de la zone de combats. Aujourd’hui, à Toretsk, il n’y a qu’un hôpital de jour où les malades sont soignés autant que possible dans de telles conditions.

« Les services sont dispersés ci et là dans la région », selon Serhiy Kharlamov, directeur de l’hôpital. « Le service de chirurgie a aussi quitté les lieux. Mais néanmoins on propose des soins aux gens ici, sur place. On a assez de médecins. Ils travaillent dans des villes un peu partout, eux aussi, ici, à Drujkivka, Pokrovsk. On fait même la dialyse, un rein artificiel… », explique-t-il. Le directeur dit que malgré toutes les difficultés, l’hôpital se remet à neuf peu à peu : « Le bâtiment de quatre étages a eu son toit complètement recouvert. Les fenêtres ont été condamnées pour que la pluie n’entre pas à l’intérieur. Les travaux continuent peu à peu ».

Photo: directeur de l’hôpital, Serhiy Kharlamov

Tout de même il est trop tôt pour imaginer que l’hôpital retrouve sa vie d’avant. On ne pourra l’envisager qu’après la victoire ukrainienne. Le plus grand problème aujourd’hui, c’est qu’il n’y a ni eau, ni chauffage. A Toretsk l’eau a disparu avant même la grande invasion. A l’époque, le système de distribution d’eau depuis Horlivka, une commune voisine, a été endommagé et l’approvisionnement n’a pas pu être refait. La même chose avec le chauffage : le système centralisé a été détruit par des bombardements.

Depuis, on ramène l’eau à l’hôpital dans des containers. Le long des couloirs au rez-de-chaussée, d’énormes réservoirs sont stockés qu’on remplit au fur et à mesure. L’hôpital nécessite beaucoup d’eau, or il y a beaucoup de réservoirs. Le bâtiment est chauffé avec de simples poêles en fonte. Il est impossible de faire chauffer un grand bâtiment comme ça, donc les soignants s’abritent dans des bureaux comme ils peuvent, et les entrées restent fermées pour que la chaleur ne sorte pas. L’hôpital semble être un endroit assez exotique : des tas de bûches, des poêles en fonte et le sapin de Noël décoré en décembre. Parce que même dans de telles conditions les gens ont besoin d’un brin de fête.

Nathalya gère une partie du service thérapeutique qui reste encore à Toretsk. L’autre partie se trouve à Droujkivka, la ville voisine. « Là, il y a le chauffage, l’eau, les repas sont servis. Pour vous dire il y a de tout pour ceux qui ne peuvent pas se déplacer de chez eux vers l’hôpital tous les jours. A Toretsk, c’est l’hôpital de jour. Les gens arrivent dès la matinée, ils reçoivent les soins prescrits par le médecin, des perfusions, des injections et repartent chez eux », dit le docteur.

Une fois par semaine, le vendredi, c’est la journée de consultation: le chirurgien, le traumatologiste ou autres spécialistes viennent. Mais les infirmières travaillent le jour et la nuit. « Vous voyez, les frappes aériennes ne sont pas rares, les gens se retrouvent piégés sous des décombres et les pompiers les emmènent ici », raconte Nathalya.

Lire aussi: Comment la forteresse de Toretsk vit et se bat sur la ligne de feu   

« Il y a trois jours précisément on a emmené trois personnes de New York, tous des gens âgés. Tout peut arriver. Si l’ambulance passe une fois, deux fois, nous tous on se retrousse les manches », ajoute Liudmyla, sa collègue.

En faisant le récit de leurs quotidiens difficiles, leur travail et la vie à la lisière de la ligne de front, les soignants plaisantent. Parfois c’est le rire à travers les larmes. « De l’humour, c’est la seule chose qui nous tient à flot », donc il y en a beaucoup. « On essaie de ne pas oublier de rire », dit Liudmyla comme pour se justifier et demande de ne pas la prendre en photo. « Je suis habituée à être bien coiffée, mais cette nuit, mon chat était malade et il dormait sur ma tête…». Elle est neurologue. « Mais compte tenu que je reste seule médecin pour toute la ville, vous pouvez imaginer. Je suis spécialiste pluridisciplinaire, thérapeute, traumatologiste, cardiologue, gynéco… » rigole-t-elle de nouveau.

Liudmyla est patriarche de l’hôpital à Toretsk, ayant plus de 40 ans d’ancienneté. Elle ne peut pas quitter le travail et partir d’ici. « Primo, l’hôpital fonctionne, et secundo, j’y travaille depuis tellement longtemps. Cet hôpital, c’est toute ma vie. Je ne m’imagine pas sans cet hôpital », explique-t-elle.

« C’est aujourd’hui qu’on a l’électricité et l’ordinateur fonctionne. Mais ce n’est pas le cas tous les jours », selon des infirmières. Après les frappes, ce n’est pas rare que l’électricité est coupée jusqu’au moment où on la répare. Alors, quand on n’a pas de patients, les soignants cuisinent sur le poêle en fonte, une soupe ou des pommes de terre.

L’électricité est d’ailleurs l’un des rares avantages de la civilisation dont bénéficient les habitants de ces lieux. « Les vrais chanceux sont ceux qui ont une maison », disent les femmes. « Tu as un poêle, tu peux te réchauffer ». Tous ceux qui le peuvent, quittent leurs immeubles pour s’ installer dans les maisons.

« Et je professe le principe selon lequel les femmes et la nourriture se conservent mieux dans le froid », plaisante Lyudmyla. Elle dit se protéger du froid avec des draps chauffants, s’il y a de l’électricité, ou avec un sac de couchage qu’on lui a donné à l’hôpital. Ils sont « de la même couleur que les sacs pour transporter les morts », ajoute-t-elle.

« Je vis toute seule dans mon immeuble depuis le printemps. C’est super ! Je mets la musique à fond, je ne dérange personne et je n’entends rien. Plus ils frappent, plus je monte le son », dit Liudmyla. Elle dit avoir un abri antiaérien individuel dans le couloir de son appart’.

« On s’y cache, mon chat et moi. Sinon, qu’est-ce que je fais quand ça tape trop fort ? Je dis à mon chat : tu vois, si on est piégé sous le béton, alors crie fort », raconte-t-elle.

« L’hôpital a été visé par des bombardements deux jours de suite », se souvient Serhiy Shadin, médecin-chef adjoint, qui nous montre l’un des bâtiments les plus endommagés. « Le matin, le centre de transfusion sanguine et le laboratoire ont pris feu à cause des frappes d’artillerie. Le bâtiment de la morgue, située à proximité, a également été endommagé. Les gens étaient venus faire leurs adieux aux morts de la veille, et eux-mêmes ils ont trouvé la mort ou ils ont eu des blessures ».

Après la première série de bombardements, des blessés ont été transportés à Droujkivka. Des travailleurs des services publics, des employés du service d’urgence de l’État et des habitants des maisons environnantes sont venus pour déblayer les décombres, et à ce moment, un nouveau bombardement, encore plus massif, a commencé. Ces tirs visaient l’hôpital lui-même.

Lire aussi:   La guerre en direct  

« C’est ici que j’étais, dans un minibus Volkswagen et c’est juste devant moi, que la bombe FAB est tombée (bombe aérienne explosive – ndlr) », précise-t-il. « Vous voyez la fosse. Et là, deux missiles sont tombées. Vous voyez, une autre fosse, c’est une autre FAB. L’onde de choc produite par celle-là était terrible. Regardez les effets. Le deuxième étage était le service pédiatrique, le premier et le deuxième étage, c’était la chirurgie. Ce jour-là, il y avait beaucoup de patients à l’hôpital. Mais ce n’est pas la première année qu’on vit la guerre ici, tout le monde sait ce qu’il faut faire. Le personnel a immédiatement rassemblé les patients pour les emmener au sous-sol. Sur son dos, sur les brancards, sans aucune aide. On a descendu tout le monde en sous-sol, par nous -mêmes. Il y avait beaucoup de monde. Beaucoup des patients étaient alités. Et le personnel c’était que des femmes. On les a fait tous descendre rapidement. Pour que vous compreniez bien, quand les bombardements continuent, même les chiens se cachent dans les sous-sols, sans parler des humains ».

Les seuls locaux du grand hôpital de quatre étages qui n’a pas été endommagée ces jours-ci est la salle de radiologie. C’est la seule qui fonctionne encore aujourd’hui. « C’est probablement le seul cabinet où toutes les fenêtres restent intactes », explique Taisiia, radiologue.

Pour garder les patients au chaud, un poêle a été installé dans la pièce entre les équipements. On y met du bois constamment. C’est un spectacle assez exotique, mais rien à faire : les machines, contrairement aux humains, ne peuvent pas fonctionner à des températures inférieures à zéro. Elles gèlent. « Le bois de chauffage est le grand problème », se plaint Serhiy.

La pièce voisine où se trouve le scanner n’est chauffée qu’occasionnellement, avec des canons à chaleur. Le scanner est rarement utilisé. Par contre, la radiographie est nécessaire tous les jours. « On ne peut pas le déplacer, c’est un équipement fixe. Nous travaillons tous les jours, même le week-end. Aujourd’hui, il y a beaucoup de traumatismes causés par la peur des explosions. Les gens ont couru et ont heurté quelque chose. Il y a aussi beaucoup de gens qui tombent. Et les maisons sont souvent touchées », explique Taisiia.

Pendant que nous rôdons dans l’hôpital en ruines, le silence est rompu par une explosion assez forte. « C’est loin d’ici, probablement à la périphérie », suppose Serhiy.

Avant l’hiver prochain, Serhiy Khalaimov souhaite mettre en place un système de chauffage autonome ici. Des communications sont en train d’être mises en place, mais le problème c’est la chaudière. C’est un luxe. Néanmoins, Serhiy Khalaimov espère de trouver des sponsors qui l’aideront à en acheter une.

En parlant avec ces gens, on se dit souvent que ces gens-là, ils refusent de plier devant la réalité et devant la peur qu’éprouvent des habitants des régions tranquilles et éloignées de la guerre en Ukraine. Ils n’abandonnent pas leur cause dans ces conditions terribles, ils croient que cet enfer sur terre doit prendre fin un jour, ils font des projets, ils font ce qu’ils peuvent et ils vivent, tout simplement. Là, c’est leur maison, qui est aujourd’hui ravagée par une tempête, mais elle finira par s’estomper un jour. « On se tient à flot grâce à l’humour et à l’espoir que la victoire sera nôtre », m’a dit une dame âgée, tout en admettant qu’elle était terriblement fatiguée.

« Moi, je ne pars pas, j’ai un travail ici, j attends que la paix revienne », continue-t-elle.

« La dernière chose que je souhaite, c’est qu’un soldat russe vienne ici », ajoute Andriy, le collègue de Taissia, lui aussi radiologue, « Je veux que cette ville reste ukrainienne, c’est pourquoi je travaille ici. Je suis né en Ukraine. J’ai étudié dans une université médicale ukrainienne aux frais de l’État, alors je ne partirai pas. Il reste beaucoup de retraités ici qui n’ont tout simplement nul part où aller. Ils ne sont pas prêts à partir les mains vides. Quelqu’un doit les aider. Quelqu’un doit décrypter leurs radiographies, quelqu’un doit les soigner. Beaucoup de gens vivent ici maintenant, et je ne peux pas dire qu’ils sont ceux qui attendent le monde russe s’établir ici. Je vis avec mes proches, ils restent ici, eux aussi. Ce sont de vrais patriotes ukrainiens. Il y a beaucoup de personnes comme ça parmi les habitants. Certains ne veulent pas quitter leur biens, et d’autres n’ont tout simplement nulle part où aller. Ils ont fait partir leurs enfants, mais ils restent ici et aident l’Ukraine résister autant qu’ils le peuvent ».

Auteur:
Roman Malko