Alla Lazaréva Сorrespondente à Paris du journal Tyzhden

L’affaire Petlioura : une grande manipulation venue de Moscou

Histoire
21 mai 2023, 17:51

C’est tellement énorme que, il y a encore quelques mois, personne n’aurait été prêt à le croire. L’affaire Petlioura est d’abord une manipulation réussie par les Soviétiques. La victime est devenue le bourreau, et le verdict d’un tribunal a validé ce mensonge. Ce 22 mai Symon Petlioura, un homme d’état ukrainien, aurait eu 144 ans. Il a été assassiné à Paris en 1926 et son destin tragique est un symbole de la résistance ukrainienne à l’impérialisme russe. Mais encore aujourd’hui, il s’agit d’une vérité qui dérange en France, tant la propagande soviétique a réussi à fabriquer de lui une fausse image.

Le restaurant Bouillon, dans le quartier latin, à Paris, où Symon Petlioura a pris son dernier dîner, a un peu changé au cours des cent dernières années. Il ne s’agit pas tant de l’intérieur. Au contraire, les propriétaires du restaurant ont pris la peine de préserver au maximum le décor d’origine dans le style Art nouveau des frères Chartier. Ce qui a changé depuis ce funeste printemps de 1926, c’est la clientèle, la carte, les prix, et avec eux, l’esprit de l’établissement. Dans les années 1920, Bouillon  était une cantine ordinaire pour un public sans prétentions, où l’on pouvait manger modestement pour quatre francs. Aujourd’hui, c’est un restaurant branché dans un quartier touristique, classé monument historique et qui offre à sa clientèle une cuisine créative de chef, pas si bon marché.

Bouillon a acquis son statut de monument du patrimoine architectural parisien en raison de ses miroirs biseautés et de ses carreaux de céramique, de ses lustres vintage et de ses mosaïques de marbre, de ses vitraux et de ses boiseries ciselées. Mais la plaquette publicitaire du restaurant ne mentionne pas le nom d’un client habitué de l’établissement, le président de la République Populaire Ukrainienne. Et ce n’est pourtant pas faute de l’avoir demandé ; les Ukrainiens de France n’ont cessé de le faire, pour rappeler les faits tragiques de cette histoire qui lie la France à l’Ukraine. Ils ont demandé à plusieurs reprises l’apposition d’une plaque commémorative à deux pas du restaurant, sur le bâtiment voisin de celui où Petlioura a été abattu. Mais la Mairie de Paris a refusé systématiquement.

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Pour comprendre pourquoi les Français, à l’exception d’un groupe restreint d’amis de l’Ukraine, n’ont pas voulu commémorer cet assassinat commis rue Racine, le 25 mai 1926, il faut se référer aux documents du procès de Sholem Samuel Schwartzbard, l’assassin de Symon Petlioura, très probablement manipulé par les services soviétiques, vu son passé criminel et sa nature aventurière. Son casier judiciaire comporte deux braquages de banques, à Vienne (1908) et à Budapest (1909), et deux passages en prison. Puis il a servi dans l’armée rouge, en 1917, faisaient de lui un proie facile pour le GPOu, l’ancêtre du KGB, même s’il pouvait se croire tranquille à Paris, dans sa petite boutique d’horloger.

Symon Petluoura a donc été tué le 25 mai 1926 à Paris. Samuel Schwartzbard, vêtu d’une blouse blanche d’horloger, lui a tiré sept balles de revolver. Au poste de police, il a expliqué qu’il avait ainsi décidé de venger les pogroms juifs qui ont eu lieu pendant la Première Guerre mondiale et la guerre de libération de l’Ukraine, de 1917 à 1921. Les enquêteurs ont trouvé un portrait de Petlioura découpé dans un journal d’émigrés ukrainiens lors d’une perquisition à son domicile, et la femme de Schwartzbard a témoigné que quelqu’un avait appelé son mari et qu’il s’était précipité hors de la maison et s’était enfui dans ses vêtements professionnels, pour aller commettre son meurtre.

La personne ayant prévenu Schwarzbard par téléphone que Petlioura était venu déjeuner seul au restaurant Bouillon, sans sa femme et sa fille, a été identifiée assez rapidement. Il s’agit de l’agent tchékiste Mikhail Volodin, qui une fois arrivé à Paris, a passé beaucoup de temps avec Schwartzbard et à l’ambassade soviétique, et a très probablement recruté Schwartzbard pour espionner Petlioura et le tuer. Mais il n’a jamais été jugé par le tribunal français pour complicité de meurtre, contre toute évidence. Il a pu quitter la France rapidement après le meurtre. Pourquoi cela ?

Il faut se rappeler que l’avocat de Schwartzbard, maître Henri Torrès, se rendait régulièrement à l’ambassade soviétique : la presse française en a parlé en 1926, très ouvertement (en particulier, Le Figaro). A l’époque, une habile manipulation, soutenue par une campagne de presse, a su transformer le procès du meurtrier en condamnation sans appel de sa victime, avec un soutien du Parti Communiste Français et de ses amis disposants de multiples relais. Pour appuyer la défense de Schwartzbard, un certain Bernard Lecache qui n’était ni juge d’instruction, ni fondé de pouvoirs dans l’affaire, toujours avec l’aide de l’ambassade de l’URSS, s’est vu faciliter un voyage en Ukraine « pour réunir des preuves » et y sélectionner des documents d’une manière très tendancieuse.

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Il n’a pas hésité à utiliser des traductions falsifiées de la presse, comme l’a montré à l’époque un académicien ukrainien, Serhiy Yefremov, dans son Journal intime. Ensuite, à la place des témoins oculaires, ce sont des gens fort éloignés de la scène du crime qui ont pu témoigner lors des audiences. Et enfin, le plus important : pour maître Torrès, l’affaire Schwartzbard est devenue un tremplin pour une carrière fulgurante d’avocat, et pour Lecache, un prétexte pour fonder la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) qui joue un rôle influent en France jusqu’à nos jours.

Aujourd’hui, il est peu probable qu’un « Français lambda » sache répondre à la question : « qui était Petlioura ? »  Mais la jurisprudence française a si bien installé le verdict de ce procès dans les têtes que l’idée même de revenir sur ses nombreuses lacunes, contradictions et manipulations, se heurte le plus souvent à une sourde opposition. L’image du « vengeur » s’inscrit trop bien dans la tradition de la République française, où les pauvres, les persécutés et les méprisés ont traditionnellement plus de crédit que les combattants pour l’indépendance des peuples colonisés. D’ailleurs, réviser ses erreurs n’a jamais été l’exercice favori des élites françaises. Et c’est donc bien l’image fantasmée du militant juif voulant faire expier les crimes imaginaires du « pogromiste » Petlioura qui a prévalu.

Mais reconnaître qu’il s’agissait d’une opération spéciale réussie du GPOu mise en place par Moscou, et corroborée par le verdict d’un tribunal ? Pas question ! Il vaut mieux tourner cette page le plus vite possible.

Toutefois, la France n’est pas dépourvue de personnes honnêtes. Les contradictions de la version officielle sur le meurtre de Petlioura ont attiré l’attention des historiens français Daniel Beauvois et Stéphane Courtois, du journaliste et sociologue Jean Pellissier et de quelques autres chercheurs qui n’ont pas eu une attitude biaisée vis-à-vis de l’Ukraine. En 2019, le livre Le crime de Samuel Schwartzbard de l’historien français Rémy Bijaoui a été publié à Paris. L’auteur a essayé d’élucider ce qui s’était passé exactement au Palais de justice il y a près de cent ans.

Photo. Ataman-journaliste. Entre les combats et les négociations avec la Triple Entente, Petlioura a contribué à la publication ukrainienne en français de la revue «Bulletin d’informations»

« Or, en dépit de tout ce qui a été publié à ce sujet, la connaissance du rôle exact de Petlioura dans la tragédie des pogroms demeure faussée par les idées reçues ou les partis pris », souligne Rémy Bijaoui dans la préface du livre. Après avoir scrupuleusement analysé les documents du procès et les publications en français à ce sujet, l’historien est parvenu à la conclusion que Symon Petlioura était étranger à toute forme d’antisémitisme. Il cite un autre historien, Peter Kenez, qui estime que « les pogroms perpétrés par l’Armée blanche en 1919 étaient une anticipation de la Shoah… « En matière d’antisémitisme », écrit Kenez, « les officiers blancs étaient les précurseurs des Nazis ». » Pourtant en France Anton Denikine, un des chefs de l’Armée blanche, qui soutenait le tsar russe, conserve l’image d’un officier libéral, consciencieux et attaché à la démocratie. Pour les historiens ukrainiens, le rôle des Armées blanche et rouge dans les pogroms n’est pas un secret. Mais leurs homologues français commencent seulement à découvrir les événements tragiques des années 1917-1919. L’image de « Petlioura – massacreur de Juifs » n’est pas définitivement éliminée, et cela malgré les faits historiques et les témoignages. L’image fabriquée par la propagande de Moscou s’avère persistante.

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Pourquoi une Russie rouge, blanche et post-soviétique ne se lasse-t-elle jamais de discréditer Petlioura avec le même zèle? Tout d’abord, en raison du poids symbolique de cette figure, pour les Ukrainiens. Il fut l’Otaman en chef de l’armée de la République populaire Ukrainienne, l’équivalent du ministre de la Défense à l’époque où l’Ukraine a pour la première fois proclamé son indépendance. Cette première indépendance, aussi brève fût-elle, a créé un précédent pour l’État ukrainien. Il a alors créé sa propre armée, battu sa monnaie, ouvert ses ambassades et même envoyé plusieurs délégations ukrainiennes qui étaient en concurrence à la Conférence de la paix de Paris de 1919-1920. Elles ont clairement prouvé au monde que les Ukrainiens non seulement existaient, mais qu’ils se battaient activement pour avoir le droit d’avoir un État à part entière.

Dans la conscience russe, un soldat de Petlioura est analogue à un cosaque de Mazepa, à un combattant nationaliste de Bandera ou du « pravosek » (membre du mouvement très hétéroclyte et minoritaire « Pravy sektor » qui a vu le jour pendant la Révolution de la Dignité en 2013 – ndlr), c’est-à-dire un porteur de cette identité ukrainienne qui se défend l’arme à la main contre l’invasion russe.

Journaliste de profession, de tempérament « pacifique », d’orientation socialiste, Petlioura a été pris dans les combats puis les négociations difficiles avec les représentants de l’Entente. Il a réussi à écrire pour le journal ukrainien en français  Le Bulletin d’informations. Dans une parution, il s’est notamment adressé au « Conseil des Trois »: les coprésidents de la Conférence de paix de Paris, Lloyd George, Georges Clémenceau et Woodrow Wilson. « Il y a déjà cinq mois que les troupes de la République Populaire Ukrainienne combattent contre l’armée des Bolcheviks russes, écrit Petlioura le 13 juin 1919. Dans cette guerre, nos troupes défendent non seulement l’indépendance et la souveraineté de notre République, mais protègent également l’Europe centrale et occidentale contre l’armée bolchevique. Nous défendons l’idée démocratique, la liberté et l’égalité contre les empiétements d’une poignée de voleurs aveugles et fanatiques qui cherchent à imposer la dictature aux nations européennes ». On pourrait croire que cela a été écrit en 2023…

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Symon Petlioura fut l’un des rares à avoir rapidement compris la véritable nature totalitaire du bolchevisme. Il s’est constamment opposé à cette idéologie qui s’est imposée dans la Russie rouge. « L’une des meilleures figures du mouvement national ukrainien et de la révolution russe, il deviendra plus tard un héros national ukrainien », a écrit le journaliste, sociologue et diplomate français Jean Pelissier dans son livre La tragédie ukrainienne. « C’est un Garibaldi ukrainien, qui aurait pu, s’il avait été entendu à temps et soutenu pour la cause de la mise en place de l’armée ukrainienne, sauver l’Ukraine et, peut-être, toute la Russie pour éviter une anarchie intérieure »…

La Première Guerre mondiale a été accompagnée d’une guerre de l’information non moins féroce que celle qui a lieu de nos jours. A l’époque, la communication manipulatrice russe menait avec succès sa campagne de discrédit contre Symon Petlioura, chef du Directoire (instance dirigeante de la République Populaire Ukrainienne – ndlr). Bénéficiant des efforts de l’immigration blanche et de l’aide des opposants polonais à l’État ukrainien, Moscou a réussi à convaincre Clémenceau que Petlioura était son antithèse politique. Suite à la conférence de paix de Paris, Symon Petlioura est devenu le symbole d’une immense solitude politique, de la discorde interne entre factions ukrainiennes et de la myopie occidentale face à la menace bolchevique.

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L’affaire Schwartzbard a ajouté à ce portrait la fausse image d’un assassin des Juifs, bien que Petlioura lui-même ait appelé à plusieurs reprises à l’union du « Trident et de Sion » (C’est-à-dire des Ukrainiens et des Juifs) dans ses articles pour le journal des Ukrainiens de France Trident (le Trident, Tryzub en ukrainien, est un symbole ancestral des Ukrainiens – ndlr).

Au cours de ces trente dernières années, de nombreuses enquêtes historiques sur Symon Petlioura ont été publiées. La grande majorité des publications ont été faites par des chercheurs ukrainiens. Des archives privées et publiques ont progressivement permis aux historiens de revenir sur les clichés propagandistes et de percevoir sa vraie personnalité, avec toutes ses hésitations et ses intuitions, ses principes et ses erreurs, ses opposants et ses partisans, ses aptitudes prophétiques et son insouciance tragique. Pour les Ukrainiens de France, Symon Petlioura fut la victime d’un verdict injuste, non seulement envers sa seule personne mais aussi envers la cause ukrainienne. Y a-t-il une possibilité de revenir sur ce mensonge historique, transformé en vérité judiciaire ? Le moment est venu de mettre les intellectuels français face à leurs responsabilités, malgré leur habitude d’« avoir tort avec Sartre ». Une révision de l’affaire Schwarzbard 100 plus tard ? Ce serait un beau défi pour 2027.