L’héritage d’Ihor Kozlovsky, historien et homme de paix

Société
15 février 2024, 08:52

Ihor Kozlovsky (1954-2023) était une personnalité publique, un chercheur, historien, écrivain et prisonnier politique qui a passé 700 jours en captivité dans “République populaire de Donetsk” en raison de ses positions pro-ukrainiennes. Libéré grâce à un échange le 27 décembre 2017, il s’est éteint dans la nuit du 6 septembre 2023. Le 16 février 2024, il aurait eu 70 ans.

J’ai rencontré Ihor Kozlovsky au printemps 2021 pour l’aider dans son travail. Il aimait vraiment les gens. Il savait écouter comme peu de gens le savent – ​​avec intérêt, activement, en laissant à l’autre un espace pour s’exprimer, en absorbant soigneusement chaque mot prononcé.

Ihor Kozlovsky était une personnalité phénoménale, un homme au savoir encyclopédique, un intellectuel et une boussole morale pour de nombreuses personnes. Il était né dans la ville de Makiivka, dans la région de Donetsk. Dès son plus jeune âge, c’était un enfant un peu exceptionnel : il écoutait les histoires des personnes âgées pour comprendre le passé, il aimait lire, et dès l’école primaire, le nombre de livres qu’il avait lus dépassait plusieurs milliers.

En 1980, il obtient un diplôme d’historien, et le titre de professeur d’histoire et d’études sociales. Par la suite, il travaille comme chef du département régional des affaires religieuses. « L’essentiel est de rester humain dans toutes les situations », disait-il. « J’étais en bons termes avec de nombreux chefs religieux, des croyants ordinaires de toutes confessions, des musulmans aux témoins de Jéhovah ». Il organisait des conférences et des discussions pour encourager l’échange intercommunautaire, ce qui n’est pas une chose facile en soi.

Après son retour de captivité, il donna de nombreuses conférences publiques, fut professeur permanent de l’école philosophique et psychologique de Briukhovychi, dans la région de Lviv, à l’Ouest de l’Ukraine. « En Ukraine, le processus éducatif est souvent mécanique : il y a de l’enseignement, mais pas assez de professeurs. Un enseignant est une personne qui ne se contente pas de voir un élève, mais qui entretient avec lui une relation amicale. Ceci permet de transmettre à une personne ces valeurs cruciales », disait-il dans une de ses interview.

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C’est cette approche qui a aidé à libérer Kozlovsky de la captivité. En 2014, quand la guerre a commencé, il vivait à Donetsk avec sa famille. Ayant un fils malade et alité, il ne pouvait pas quitter la ville tout de suite: il fallait un transport spécial, un lit spécial et une ambulance. Il n’a pas été possible d’organiser tout cela lorsque la ville a été prise par les séparatistes armés de la République autoproclamée de Donetsk. Ihor a décidé de rester avec son fils en ville et d’organiser son déménagement dès que l’occasion se présenterait. Le 27 janvier 2016, le scientifique a été enlevé près de chez lui et emmené à Izolyatsia, un endroit terrifiant qui fait office de prison politique. Sa captivité a duré près de deux ans.

Presque deux ans d’isolement du monde extérieur, d’abus, de torture et de persécution s’en sont suivis. C’est sa notoriété qui a aidé à la libération de Kozlovsky: ses anciens étudiants ont fait tout leur possible pour donner de la résonance à l’affaire dans le monde entier. Les petites bribes d’information qui lui parvenaient en prison lui apportaient un soutien et lui faisaient comprendre qu’on se battait pour lui, qu’on ne l’oubliait pas et qu’on l’attendait.

Dès après sa libération, il a beaucoup réfléchi sur ce qui l’a aidé à tenir le coup pendant ces deux années, à préserver sa dignité. C’est ainsi qu’est né l’un de ses concepts clés, « débiteur d’amour ».

« Ils m’aiment, ils m’attendent, ils me cherchent, mes proches, mes amis, mes étudiants. J’aime l’Ukraine et elle m’aime… et je suis débiteur de cet amour. Débiteur d’une dette qui ne peut être remboursée. Et cela signifie que le processus dans lequel je me trouve est pratiquement éternel. Mais je regarde et je me rends compte que je ne sortirai peut-être pas d’ici. Et la dette ? Je dois rembourser la dette ! Et comment le faire ? Alors je comprends que c’est la réponse à la question « pourquoi suis-je ici » ? Et « comment l’amour peut-il fonctionner ici » ? Je suis dans un espace où l’on ne peut survivre que si l’on pense à autre chose qu’à soi. Ce moment, où vous pensez à autre chose qu’à vous-même, fait passer quelque chose en vous à un autre niveau ».

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En captivité, Kozlovsky a beaucoup communiqué avec les prisonniers, a tenu des conversations, leur a donné des cours, a essayé de faire appel à leurs qualités humaines. Et il était respecté. Les repris de justice lui demandaient conseil. Par conséquent, même dans ces conditions, Ihor Kozlovsky a fait ce qu’il a fait toute sa vie avant et après : enseigner. Cette communication était une tentative d’éveiller la dignité de ces personnes, de leur montrer d’autres sens, d’éveiller leur pensée.
De plus, il parlait à tous ces gens de leurs traumatismes et des moyens de les surmonter, tant au niveau personnel que social.

Selon lui, transformé en expérience, le traumatisme donne à une personne une vision plus profonde, la capacité de voir et de comprendre la souffrance d’autrui. « Ne pas rester coincé dans le traumatisme, mais en faire une ressource par la réflexion. Aider les autres après avoir surmonté votre propre traumatisme. Rechercher des moyens de soutenir les autres, d’aider, d’écouter, d’être simplement là », a conseillait-il. Même après sa libération, il a beaucoup aidé d’anciens prisonniers et des personnes en exil intérieur, s’est impliqué pour le retour des prisonniers d’opinion.

Toujours souriant, calme et paisible, il créait une atmosphère particulière rien que par sa présence. Si vous écoutez son interview, vous comprendrez que c’était le résultat d’un travail long et acharné pour s’améliorer constamment. « D’une manière ou d’une autre, je m’observe et je me pose la question: est-ce que je me trompe maintenant, et ai-je suffisamment pris mes responsabilités ? J’ai constamment le sentiment de ne pas avoir fait assez. C’est un véritable défi intérieur et peut-être une vocation ».

Il vivait avec diligence, ne ménageant pas ses efforts, et donnait toute sa force et ses connaissances à ses élèves. Après la mort de son fils en 2022, il a déclaré : « Maintenant, je dois vivre pour deux. Cela semble probablement présomptueux pour un homme qui approche déjà la soixantaine, mais j’ai encore beaucoup à faire ». Sa vie a pris fin très soudainement, laissant orphelins ses nombreux élèves.

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Lors de la préparation de ce texte, j’ai demandé à plusieurs de mes connaissances : « Si vous pouviez décrire Ihor Kozlovsky en un mot, lequel choisiriez-vous, et pourquoi » ? Les réponses fusèrent : « amour », « patience », « mystère », « sagesse », « bonté », « paix », « lumière », « puissance », « profondeur »… Derrière chaque définition se cache une histoire de relations, de gratitude et de souvenir de cette Personne incroyable.

Ihor Kozlovsky, merci ! Nous sommes débiteurs de votre amour !