Natalia Zarytska: « Après l’enfer vécu par les prisonniers de guerre, même le vinaigre leur semble doux »

Guerre
11 avril 2023, 07:18

La recherche et le retour des Ukrainiens capturés repose beaucoup sur l’activité de bénévoles. The Ukrainian Week s’est entretenu avec la fondatrice de l’ONG « Femmes d’acier » Natalia Zarytska qui s’occupe précisément de cela. Elle parle du rôle du « bouche à oreille » dans la recherche des disparus, des problèmes de réadaptation des soldats démobilisés et de la coopération avec les autorités.

– Pourquoi avez-vous décidé de créer une organisation qui se charge de retrouver les personnes capturées ?

– Mon mari est un militaire, un combattant du régiment Azov. Au moment de l’invasion à grande échelle, il était à Marioupol, effectuant des missions de combat avec son unité, et il était complètement encerclé. Avec ses frères de combat, il défendait l’usine Azovstal. Ils exécutaient l’ordre de se battre jusqu’à la dernière goutte de sang, puis ils ont suivi l’ordre du commandant en chef de déposer leurs armes.

Le 17 mai, on a appris qu’il quittait l’usine d’Azovstal et que la soi-disant « évacuation » aurait lieu. Mon mari a d’abord été détenu au camp d’Olenivka, puis au centre de détention de Donetsk. J’étais en Turquie quand j’ai appris que le régiment avait déposé les armes. Avec quatre autres femmes, nous avons décidé d’agir. C’était la femme d’un garde-frontière, la femme d’un marin, la mère d’un soldat d’Azov, et moi. Nous nous sommes adressées au cercle restreint du président Erdoğan pour demander de l’aide afin d’obtenir la remise des captifs d’Azovstal à la Turquie. Et effectivement, après une conférence de presse où nous avons déclaré au monde entier qu’il n’y avait plus de guerre, mais un massacre, nous avons été entendues et la vie de nos hommes a été sauvée. Malheureusement, une grande partie des défenseurs d’Azovstal sont encore entre les mains de l’ennemi.

– Comment vous êtes-vous organisée avec les autres participantes de « Femmes d’acier » ?

– Personnellement, j’ai été touchée par les discours du commandant du régiment Azov, en particulier Sviatoslav Palamar, qui a déclaré que Marioupol était en train d’être détruite et que nous devions parler de Marioupol partout, qu’il fallait tirer la sonnette d’alarme dans le monde entier.

Nous avons lancé une campagne sur les réseaux sociaux. D’autres femmes nous ont rejoint. Le 5 mai, nous sommes allés à l’ambassade de Turquie à Kyiv en petit groupe. Cela ne pouvait même pas être qualifié de manifestation, car de tels événements étaient interdits. Puis nous sommes allés au Maïdan, la place centrale de Kyiv, pour parler aux journalistes, pour crier au monde entier. En fait, depuis lors, la lutte a commencé.

La Garde nationale d’Ukraine nous a soutenu, d’autres organes de l’État, en particulier le ministère de l’Intérieur, ont apporté leur aide. Nous avons commencé à élaborer un plan d’action.

La vie ne nous a pas préparé à telle épreuve. Il fallait ne pas tomber dans l’hystérie, s’unir et agir. Nous avons créé tous ces mécanismes, puis nous les avons partagé avec des familles qui vivent le même chagrin. Le 1er juin, nous avons enregistré le Conseil des épouses et mères des défenseurs d’Ukraine « Femmes d’acier ». La communauté est passée en 10 mois de quatre femmes à 4 000 membres.

Tout de suite, plusieurs femmes ont réagi très vivement à nos messages publiés sur Facebook. Nous avons donc créé un autre groupe nommé Marioupol. La mère d’un soldat d’Azovstal est venue me voir de Bila Tserkva, et ensemble nous avons accordé une interview à CNN depuis notre cave. Plus tard, d’autres journalistes nous ont interrogés. C’était une vague puissante.

– Est-ce que l’ONG s’occupe uniquement du retour de captivité des prisonniers ukrainiens, ou bien elle les accompagne également dans leur réadaptation ?

– Nous nous occupons de la réadaptation aussi. Une fois qu’un échange est effectué, nous venons accueillir nos défenseurs. Ensuite, il faut trouver des places dans les hôpitaux qui sont surpeuplés. Il faut veiller à ce qu’ils bénéficient d’accueil très personnalisés. Au tout début, la nourriture pour les libérés de captivité dans les établissements médicaux était la même que pour tous les autres patients. Mais lorsqu’une personne a été affamée pendant des mois, elle ne peut pas manger tout de suite une grande variété d’aliments. Souvent ils ont également été torturés, ce qui signifie qu’ils doivent être mieux examinées.

Nous travaillons actuellement sur un protocole spécial, en discutant avec différents spécialistes, médecins et experts du domaine, en recueillant leurs avis. Un incident tragique s’est produit : Oleg Mudrak, l’un des commandants du régiment où servait mon mari, est décédé à l’âge de 36 ans. Il est mort en Ukraine, après son retour de sa captivité. Nous ne voulons pas que de tels cas se reproduisent.

De plus, les ex-prisonniers ont besoin de réhabilitation psycho-sociale et de réadaptation. Le processus de récupération devrait durer de trois mois, peut-être six. Rester dans un hôpital, avec tant d’autres patients, ce n’est pas une réadaptation. C’est juste le traitement, mais pas la réhabilitation.

Outre votre communauté en ligne, comment travaillez-vous ?

– Nous avons un bureau à Kyiv au 39, rue Antonovych, ainsi qu’une réception publique ouverte du lundi au vendredi. De plus, nous avons une consultation juridique de 12 h à 15 h : c’est gratuit pour les membres de notre communauté. C’est une avocate pénale Tamila Alexyk qui l’assure. On répond aux appels, on essaye de comprendre les problèmes et si nécessaire, on les expose aux autorités. L’ONG agit comme une sorte de médiateur. Autrement dit, nous cherchons des solutions. Cela pour tous les prisonniers de guerre.

– Avez-vous un exemple de problème que vous avez identifié et résolu?

– Par exemple, il y a eu des problèmes de paiement ou d’obtention de documents sur des blessures. Maintenant, il y a un problème de réhabilitation, avec le fait qu’après deux semaines dans les hôpitaux, les soldats sont renvoyés dans des unités militaires et beaucoup n’ont nulle part où vivre. Nous avons interpellé l’état-major. Ils ont réuni le ministre de la Santé, les vice-ministres de l’Intérieur et le ministre de la Défense, des chefs de services médicaux et des unités militaires. Nous avons dit que les prisonniers libérés avaient besoin d’un protocole distinct, qu’il était impossible de résoudre en un mois les problèmes d’hommes dont les membres s’étaient mal soudés en captivité après avoir été blessés dans la zone de combat.

Nous avons aussi édité une brochure pour les personnes libérées de captivité. A leur retours, les prisonniers racontent : « On nous a dit qu’il n’y avait plus d’Ukraine, que Kyiv n’avait pas pu résister. Nous ne savions pas ce qui s’est passé pendant que vous nous attendiez ». C’est ainsi que nous avons intitulé cette brochure : « Ce qui s’est passé pendant que nous vous attendions ». Dans les premières heures de leur retour, les prisonniers sont intéressés par trois questions : Est-ce que Kyiv a tenu le coup ? L’Ukraine existe-t-elle encore ? Et combien vaut le dollar?

Il est aussi arrivé que nous contactions le Service national d’information pour lui signaler que les gens revenaient dans un état déplorable et qu’ils avaient donc besoin de vitamines. Nos interventions dans les médias étaient efficaces : les gens nous ont appelé pour nous demander les adresses des prisonniers revenus, pour leur envoyer des vitamines. La semaine dernière encore, mon mari en a reçu un colis.

– L’organisation aide-t-elle à la recherche des soldats capturés ?

– Nous ne pouvons pas prendre de chiens, monter dans une voiture blindée et nous rendre en territoire occupé pour chercher les nôtres ! Mais nous faisons des recherches. Nos proches sont porteurs d’informations sur d’autres prisonniers avec lesquels ils étaient détenus. Il arrive très souvent qu’ils soient emprisonnés, selon le type de centre de détention, à trois ou quatre personnes par cellule. Et il y a des cellules où 25 à 27 personnes sont détenues en même temps. Il y a aussi des casernes à Olenivka. Mon mari s’est souvenu d’une vingtaine de noms de personnes qu’il y a vu. Et je connais déjà les proches de ces soldats. Je m’adresse à eux directement. Par exemple, quelqu’un se souvient d’un pseudo, et je contacte la famille de ce soldat par discussion privée sur messenger: « Il y a du nouveau pour vous ». Cela se fait très rapidement.

On est par exemple rentré dans les mêmes bus que nos maris après l’échange. Une mère d’un des prisonniers m’a appelé, en me demandant ce que nous avons entendu sur son Dima? J’ai donné son pseudo à tout le bus. Un homme a levé la main depuis les sièges arrières. Il a dit qu’il était détenu dans la même cellule que lui. Puis je lui ai passé le téléphone.

Nous sommes intéressés à faciliter la communication entre les prisonniers libérés et leurs familles avec les autorités. Par exemple, les gars ne s’ouvrent pas toujours et ne témoignent pas toujours tout de suite. Alors le temps passe et ils décident de raconter plus en détail ce qui leur est arrivé là-bas. Je contacte un représentant de la structure qui peut résoudre le problème, et c’est tout, nous communiquons. C’est plus rapide que n’importe quel formulaire Google.

– Des organisations internationales ou des observateurs ont-ils communiqué avec vous pendant que votre mari était en captivité ?

– Quand mon mari a quitté Azovstal, j’ai reçu un appel du Comité international de la Croix-Rouge quatre jour plus tard. Ils ont dit que sa sortie de Azovstal avait été enregistrée. Où il est allé ensuite ou quel était son état de santé, l’organisation n’a pas pu me le dire. Mais pendant tout ce temps, nous avons été les initiateurs de rencontres familiales, notamment avec le CICR.

Je suis allée en visite de travail à La Haye, à l’invitation de la Commission internationale des personnes disparues. Ils veulent aussi se joindre à la recherche de nos militaires.

– Les observateurs de l’ONU ont-ils contacté les ONG concernant les rapports récemment publiés sur le traitement des prisonniers et l’état général des droits de l’homme en Ukraine ?

– Malgré le fait que les Russes sont les occupants, selon la Convention de Genève, ils ont le droit d’appeler leur famille. Leurs proches ont le droit de savoir où ils sont détenus. Les Russes ont cette possibilité. Nous avons insisté pour que nos proches l’aient aussi, mais en vain. Alors, comment la mission de l’ONU peut-elle avoir une vue d’ensemble et arriver à des chiffres sans avoir accès à nos prisonniers ? Personne ne connaît encore les chiffres exacts.

Les Russes continuent de publier des vidéos avec nos prisonniers dessus. Il y a quelques jours, mon mari a reconnu un combattant sur une de ces vidéos. Il s’agit d’un militaire avec un pseudo « Dotsent ». Mon époux a constaté qu’il avait manifestement été torturé. Il donnait l’impression qu’il était sur le point de mourir. Et les Russes ont posté cela sans aucune honte. S’il s’agit des droits de l’homme et de leur respect…

– Les observateurs internationaux, sont-ils présents lors des échanges ?

– Une fois l’échange effectué, des représentants du CICR et de l’ONU viennent s’entretenir avec les personnes libérées. Mais il faut tenir compte d’un détail important : au cours des premières semaines ou des premiers mois, les gens sont très euphoriques. Ils disent qu’ils se sentent bien : pour eux, après l’enfer qu’ils ont vécu, même le vinaigre est doux. Mon mari dit que pendant les six premiers mois, il n’était tout simplement pas lui-même. Il a raconté que le seul sentiment que les Russes ne lui ont pas enlevé était le sentiment de faim. Quand il a vu une pomme le soir de sa libération, il l’a reniflée pendant environ deux minutes, l’a caressée, puis l’a mangée lentement. Quand il a réussi à se laver pour la première fois, il s’est assis sous la douche pendant une heure et a pleuré. Il a dit que l’eau chaude était le plus grand bénéfice de la civilisation.

Par conséquent, une personne ne peut pas tout dire immédiatement. La prise de conscience ne vient que plus tard. Mon mari a dit des choses terribles : que ses muscles étaient meurtris à tel point que son corps était devenu noir. Il a perdu 43 kilos. Au début, les prisonniers libérés ne sont pas en mesure de raconter les tortures. Je ne peux pas parler pour tout le monde, mais il y avait des jours où mon mari disait trois mots par jour, et puis la nuit il parlait beaucoup.

Cela devrait être étudié systématiquement. Mon mari a beaucoup témoigné à un avocat international. Nous avons travaillé avec lui pendant environ trois semaines pour remplir son questionnaire, il s’est avéré qu’il faisait 50 pages. Il se souvenait, et je tapais le texte. Il est impossible de décrire complètement ce qui s’est passé en une demi-heure de conversation.

– Vous voyagez souvent à l’étranger pour communiquer avec les partenaires internationaux de l’Ukraine. Quel est l’état d’esprit actuel dans le monde concernant les prisonniers de guerre ?

– Nous sommes bien accueillis, en particulier, à La Haye par la Commission internationale des personnes disparues. Je ressens le plus grand soutien de la Pologne, à la fois de la part des bénévoles et de la part des gens ordinaires. Je suis reconnaissante au peuple turc, qui a fait le nécessaire pour que les commandants soient extradés vers la Turquie. Bien sûr, ceci n’est pas l’échelle d’extraction que nous souhaiterions.

Parfois, on a le sentiment que toute l’étendue de notre douleur n’est pas comprise. Il me semble que les fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères font leur travail au niveau diplomatique. Mais il existe une sorte de diplomatie personnelle qui est plus efficace, quand on peut tendre la main directement et raconter une histoire. Aujourd’hui, j’ai montré à la Commission un T-shirt rouge, celui dans lequel mon mari était à Azovstal, en captivité à Olenivka et en prison de Donetsk, puis lorsqu’il a été échangé fin septembre. J’ai aussi montré un morceau de plastique qui servait de cuillère. D’autres participants ont également partagé leurs histoires. Les gens étaient émus.

Des femmes de notre communauté sont aussi allées à Genève, Strasbourg, Paris. Je sais que des représentants d’autres organisations se sont rendus aux États-Unis et en Israël. Ces pays nous aident pour le travail de réadaptation. Mais il faut surtout traiter la question des prisonniers de guerre en parlant de l’état dans lequel la Russie renvoie nos défenseurs. Pour que la communauté internationale fasse davantage pression sur la Russie.