Entre espoir et détresse : comment les familles de personnes disparues vivent avec leur perte

Guerre
23 janvier 2024, 17:25

Notre correspondante a rencontré deux jeunes femmes qui gardent l’espoir de retrouver leur fiancé et leur frère, disparus au front. Au début du mois d’octobre 2023, plus de 26 000 Ukrainiens étaient portés disparus, selon le vice-ministre de l’intérieur Leonid Timchenko. Plus de 15 000 d’entre eux sont des militaires.

« Je ne sais pas comment je dois réagir. Je sais que cela ne signifie pas qu’il est mort. Mais pour autant, cela ne signifie pas non plus qu’il est vivant. Cela ne veut rien dire. Rien du tout ». Le frère d’Arina Kouz, Arthur, a disparu en mai. Il a servi dans l’armée, dans l’est de l’Ukraine, pendant cinq ans, depuis 2014, est rentré dans la vie civile après la fin de son service militaire. Le 24 février 2022, le jeune homme a repris l’arme à la main. Leur père, Igor Kouz, qui s’était également inscrit dans la défense territoriale le jour-même, a perdu la vie le 11 mai 2022. L’année suivante, le 13 mai 2023, c’est la dernière fois qu’Arthur Kouz a appelé sa sœur, en route pour sa mission de combat. Elle se souvient toujours de sa voix joyeuse. L’appel vidéo a été interrompu, puis elle a reçu le message : «Nous allons à Chasiv Yar (une ville ukrainienne située sur le front est – ndlr). J’écrirai plus tard ».

Mais ni le lendemain, ni le jour suivant Arthur n’a repris contact. Arina a tenté de se renseigner auprès des officiers, elle a écrit à son unité, mais chaque fois, elle a reçu un « nous ne sommes pas autorisés à dévoiler cette information ». Quelques jours plus tard, le 16 mai, le bureau du recrutement militaire a envoyé l’avis suivant : « Arthur est une personne disparue dans des circonstances particulières ». Au début du mois d’octobre 2023, plus de 26 000 Ukrainiens étaient portés disparus, selon le vice-ministre de l’intérieur Leonid Timchenko. Plus de 15 000 d’entre eux sont des militaires. En janvier de cette année a eu lieu le plus grand échange de prisonniers de guerre réalisé depuis l’invasion à grande échelle: 230 Ukrainiens et Ukrainiennes ont été libérés, dont 48 militaires.

Tetyana Tenetka

Une autre jeune fille ukrainienne, Tetyana Tenetka, raconté qu’elle a rencontré son fiancé lorsqu’il étudiait à l’Académie nationale des forces terrestres de Lviv. Après avoir obtenu son titre, Roman Moroz a commencé son service dans la 30e brigade mécanisée Ostrogski. Au moment de l’invasion à grande échelle, il se trouvait déjà dans la région de Donetsk. En octobre, le couple prévoit de se marier – la jeune fille plaisante en disant qu’elle se considère déjà comme Tetyana Moroz. Cependant, au début de l’été 2022, à la suite de violents combats près du village de Roty, juste une semaine avant la rotation prévue, Roman a été chargé d’aller chercher des blessés graves.

On ne se sait pas ce qui est arrivé ni où il se trouve aujourd’hui. Quelques jours plus tard, ses parents ont reçu un avis selon lequel « Roman est une personne portée disparue dans des circonstances particulières ». Selon Tetyana, dans sa brigade, plus de 300 militaires sont portés disparus.

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Elles croient qu’ils sont prisonniers de guerre. Elles craignent qu’ils soient morts.

Ces deux jeunes filles et leurs familles vivent dans l’inconnu. Elles continuent à contacter des autorités chargées des recherches : le Service de renseignement (SBU), le ministère de l’Intérieur, le Bureau général de coordination, le Bureau chargé des personnes disparues, la Croix-Rouge… Elles cherchent d’autres militaires, libérés de captivité, des volontaires qui étaient dans la région et des connaissances susceptibles de les aider dans leurs recherches. Il est très difficile d’obtenir des informations. C’est comme reconstituer un puzzle. Ces femmes sont convaincues que leur proche bien aimé est vivant. Arina le croit.

Tetyana a trouvé une vidéo des occupants où l’on voit des prisonniers dont l’un, elle en est certaine, est son fiancé Roman. Mais toutes les deux ont dû endurer de voir des photos en noir et blanc encadrées de noir : des connaissances éloignées les ont fait circuler sur Internet et leur ont demandé la date des funérailles.

Arina a tenté de se renseigner sur son frère et de chercher sur les réseaux sociaux les personnes qu’il avait évoquées. « J’ai trouvé un profil TikTok d’une de ses connaissances qui m’a choquée, j’étais hystérique. J’ai vu une vidéo comportant des photos de mon Arthur. Il s’agissait de photos en noir et blanc, avec les propos « repose en paix ». J’étais à la fois en colère et je ne saisissais pas ce qui se passait. Je ne sais pas ce qui est arrivé à mon frère, et quelqu’un d’étranger en est certain: il est mort ».

Arina Kouz

La fiancée de Roman se souvient que leur dernière conversation a eu lieu un mardi. Le samedi suivant, elle a commencé à recevoir des messages de connaissances, les uns après les autres: « Tanya, que se passe-t-il? Tu sais quelque chose? Quand ont lieu les funérailles? », « Est-ce qu’ils vous ont dit quelque chose? Roman a été tué. Il a été pilonné par des tirs d’artillerie. On dit qu’il n’y a plus de ville, que c’est un trou noir ». Les gens ont publié la photo préférée du marié avec un cadre noir. Puis, se souvient-elle, elle a cassé presque toute la vaisselle de la maison. C’était par incompréhension et par peur. La mère de Roman a fait deux crises de nerfs. La première a eu lieu lorsqu’elle reçu un avis concernant le statut d’une personne disparue. La seconde, c’est lorsque des gens ont posé des questions sur les funérailles.

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Les familles de deux jeunes filles se trouvent dans l’incertitude depuis des mois. Leur vie est complètement paralysée. Selon Tetyana, elle fait tout mécaniquement, elle mène une vie monotone. Arina s’inquiète parce qu’elle ne peut pas aider son frère. Elle ne comprend pas comment s’y prendre: « Je ne sais pas quoi faire. Je ne sais pas à qui m’adresser ».

Elles scrutent les fils de Telegram russe comportant des photos des captifs avec des sentiments mélangés. « Je les examine tous les jours. J’espère voir mon frère en vie, mais je ne connais pas la situation réelle », explique Arina. Tetyana a été plus chanceuse. Dans la soirée du 25 juin 2022, les réseaux sociaux russes ont mis en ligne une vidéo montrant des prisonniers ukrainiens. Elle l’a regardé des douzaines de fois. « J’ai parcouru plus de la moitié de la vidéo, et au bout d’environ trois secondes, je recommençais. J’ai vu une silhouette familière, les mêmes pommettes… ». Les proches de Roman Moroz ont fait appel à la Croix-Rouge et au Bureau national d’information. Mais malgré les preuves vidéo évidentes, il n’a pas été possible de confirmer le statut de prisonnier de guerre. Le statut de Roman Moroz est toujours « disparu ».

La famille d’Arthur Kouz a reçu les résultats de l’investigation de son unité militaire trois mois après sa disparition. Selon ses confrères, les occupants ont employé l’artillerie et ils ont reçu l’ordre de battre en retraite. Arthur a tardé et a été blessé. Ils se sont retirés, lui est resté sur place. On ne sait pas s’il a été tué ou capturé – les recherches se poursuivent. Arina ne croit pas à la première version, elle pense que son frère est vivant.

Oleksandr Vlasenko, représentant de la délégation du Comité international de la Croix-Rouge en Ukraine, a déclaré dans son entretien avec Tyzhden : « Nous devons obtenir des informations officielles de la part des autorités au sujet de la personne. Autrement, elle reste toujours portée disparue. Même si cette personne a été retrouvée sur une chaîne YouTube ou Telegram ». M. Vlasenko a évoqué deux problèmes principaux, tous deux liés à des restrictions d’accès : l’accès aux prisonniers et l’accès aux sites d’éventuelles fosses communes. S’ils ne sont pas correctement immatriculés, il sera difficile d’identifier les corps dans deux ans. Selon lui, il y a encore des dossiers ouverts depuis 2014.

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C’est la première fois que l’Ukraine est confrontée à un nombre aussi important de personnes disparues. Les États-Unis ont beaucoup plus d’expérience. « Là-bas, la recherche des militaires disparus est effectuée par l’Agence comptable de la défense pour les prisonniers de guerre et les disparus en opération (DPAA), qui fait partie du ministère de la Défense. Cette agence localise et identifie les militaires disparus ou en captivité. Environ 81 000 militaires américains ont disparu après avoir participé à plusieurs conflits armés au cours des 90 dernières années », explique Anton Ganotsky, analyste au centre ukrainien ADASTRA qui se charge des recherches pour l’innovation politique.

« Le DPAA exhume des corps sur d’anciens champs de bataille en Italie, en Corée du Sud, au Vietnam et en Irak. Le service Mortuary Affairs se chargent également de l’identification du personnel militaire décédé. L’identification et la récupération des militaires tombés au combats est une priorité pour les services nationaux. Si les corps se trouvent en territoire ennemi, les agences de renseignement américaines (la CIA avant tout) organisent des opérations spéciales pour les évacuer ou commencent à négocier avec l’ennemi. Le gouvernement fédéral (qui enregistre les décès du personnel militaire) considère officiellement un citoyen engagé au service militaire comme disparu s’il n’y a pas de preuves solides de son décès. Il n’y a pas de limite dans le temps jusqu’à ce que les restes du corps décédé soient retrouvés », précisé M. Ganotsky.

Selon Oleksandr Vlasenko de la Croix-Rouge, le nombre de personnes disparues entre 1992 et 1995 lors de la guerre de Bosnie, un pays qui compte 4,5 millions d’habitants, était de presque 60 000. En fait, une personne par famille était considérée comme disparue. A ce jour, 8 000 personnes encore ont ce statut.

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« Vivre dans l’espoir »

La durée de la recherche est illimitée, tout comme les expériences de la famille. Vivre avec une perte indéfinie est une oscillation constante entre l’espoir et le désolation, et vice-versa. Une personne vit avec le sentiment que l’être cher est en vie, peut-être en captivité, et qu’il reviendra plus tard, ou bien elle se construit une vie sans le disparu. Dans ces conditions, les gens se renferment. Ils ne prennent plus soin d’eux- même et ils s’isolent de la société.

La famille vit en pensant constamment à leur proche. Cela affecte lourdement la santé mentale. Arina, par exemple, dit qu’elle rêvait constamment des morts : « Cela m’épuise. Je suis sur les nerfs tous les jours ». Tetyana n’a pas de souvenirs du premier mois qui a suivi la disparition de son fiancé. Les jeunes femmes réalisent que peut-être elles attendent en vain. Les communications avec les agences gouvernementales et les procédures obligatoires sont également difficiles sur le plan émotionnel. Arina se souvient que sa mère a eu une crise de nerf lorsqu’elle a été obligée de donner des prélèvements d’ADN: « Nous avons reçu des conseils sur ce qu’il fallait faire, où aller. Nous avons dû aller à la police pour la procédure, et ma mère ne comprenait rien. J’ai expliqué que cela ne signifiait pas qu’il était mort. Mais elle avait perdu l’esprit et elle répétait sans arrêt: « C’est ma faute. Je l’ai laissé partir » ».

A présent, dans la deuxième année de la guerre à grande échelle, la façon de procéder et la responsabilité de chaque institution sont connues. Cependant, les procéduress sont très variables. Olena Mukha et Anastasia Zhidkova, les auteurs du projet « Vivre dans l’espoir », qui apporte du soutien psychologique et accompagne des familles connaissant une perte indéterminée, estiment que la communauté devrait disposer de personnes capables d’expliquer en termes simples : qu’est-ce que le Bureau national d’information ? pourquoi est-il nécessaire de se rendre à la police et d’ouvrir un dossier pénal ? pourquoi est-il important de faire un prélèvement d’ADN ? qu’est-ce que le Quartier général de coordination pour le traitement des prisonniers de guerre ? que fait le Commissaire aux personnes disparues ? laquelle de ces institutions est responsable de quoi ? quel est l’algorithme d’interaction avec ces institutions ? quelles sont les mesures à prendre ?

De plus, il est important d’éviter les pièges des fraudeurs prétendument à la recherche de personnes disparues. Il est important de rappeler que toute aide et toute activité de recherche sont menées gratuitement par les structures responsables. Les coordinatrices Olena et Anastasia ont raconté que dans trois communautés de la région de Lviv, les facilitateurs sont cités nommément, il s’agit d’assistants qui travaillent à part entière. Souvent, ce sont soit des membres de familles de personnes disparues, soit des parents de soldats actuellement au front, soit des bénévoles. Selon les auteurs de l’initiative, elle est efficace, car la famille bénéficie non seulement d’un soutien, mais aussi d’un sentiment d’appartenance à la communauté. A présent, l’équipe élabore les événements psycho-éducatifs pour toute la société ukrainienne, pour que chacun comprenne comment il peut soutenir ces familles. Les auteurs décrivent également leurs méthodes pour faciliter le lancement de ce projet dans d’autres régions d’Ukraine, là où il y a un besoin similaire.