Dix mille hectares dans une même main : ce qui ne va pas avec le marché foncier en Ukraine

Économie
12 février 2024, 14:09

Tyzhden.fr propose de rappeler comment s’est déroulée la réforme agraire en Ukraine et pourquoi elle est qualifiée de la plus longue de l’histoire du pays.

La question de l’achat et de la vente de terres agricoles en Ukraine n’a jamais été négligée ni par les citoyens ni par les politiciens. Durant les 32 années d’indépendance, le pays est passé des fermes collectives (kolkhozes), à un moratoire sur la vente des terrains, puis à l’ouverture du marché. Les discussions sont toujours en cours. En temps de guerre, la question de la vente des terres agricoles s’est posée avec une acuité particulière.

À l’aube de l’indépendance, les dirigeants politiques disaient que la question foncière était une composante de la réforme économique liée à la transition vers l’économie de marché. Depuis le 15 mars 1991, toutes les terres de l’ex- RSS [république socialiste soviétique – ndlr] d’Ukraine ont été désignées comme objets de la réforme agraire. Puis, pour la première fois après 70 ans de régime soviétique, les paysans ont été autorisés à créer des fermes et à cultiver jusqu’à 50 hectares de terre.

À la suite des changements intervenus en décembre 1991, l’idée d’établir un système agricole en Ukraine a pris encore plus d’ampleur. La loi sur l’agriculture, qui proclame la propriété privée des terres, est adoptée. Et le 13 mars 1992, la Verkhovna Rada [le Parlement ukrainien – ndlr] a approuvé le Code foncier. Le foncier a été catégorisé et divisé en fonction de sa destination : agriculture, habitation, industrie, transport, communication, environnement, patrimoine culturel, forêts, zones aquatiques et terres de réserve.

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« Selon la loi sur l’agriculture de décembre 1991, la vente de terres par les agriculteurs était censée être autorisée six ans plus tard. La législation en vigueur à l’époque prévoyait une autre règle : les agriculteurs qui exploitaient des terres pendant six ans en devenaient gratuitement propriétaires. Mais ces règles n’ont pas fonctionné. Elles ont été bloquées par les dispositions du Code foncier. Et la règle sur la vente de terres par les agriculteurs n’a été supprimée que le 2 novembre 2000, soit un mois et demi avant l’introduction du moratoire sur l’achat et la vente de terres agricoles », explique Ivan Zayets, homme politique ukrainien, membre de l’Association des agriculteurs et des propriétaires fonciers privés d’Ukraine. Selon lui, depuis la seconde moitié des années 1990, la politique agraire a évolué dans le sens des latifundia, ces grandes propriétés foncières privées, par opposition à la propriété foncière des fermes et des paysans.

En août 1995, par décret du président Leonid Koutchma, les terres des anciennes fermes collectives (kolkhozes) et fermes d’État (radgospes) ont commencé à se vendre. Les parts ont été transférées aux membres d’une entreprise agricole collective, d’une coopérative ou d’une société par actions, y compris aux retraités qui y avaient travaillé et en étaient restés membres. Les terres ainsi obtenues pouvaient être vendues, données, échangées, héritées ou utilisées comme caution.

On estime qu’une telle décision a contribué à l’émergence des premières entreprises agricoles privées en Ukraine. En raison du manque de connaissances économiques et de compétences pour gérer les actifs agricoles, toutes n’ont pas pu survivre à la concurrence sur le marché foncier. Cependant, certains d’entre elles se sont regroupées et ont fini par constituer une banque foncière. C’est ainsi que sont nées les premières holdings agricoles d’Ukraine, qui sont toujours en activité aujourd’hui.

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Un an avant la vente officielle des terres agricoles collectives (en 1994) le président de l’époque, Léonid Koutchma, avait signé un décret interdisant la création de holdings agricoles dans le cadre de la privatisation. Cependant, la loi sur les sociétés holding en Ukraine du 15 mars 2006 ne contenait plus une telle interdiction. Depuis lors, les activités des grandes entreprises agricoles qui opéraient auparavant dans l’ombre sont réglementées par la loi ukrainienne.

Introduction d’un moratoire

Après l’adoption de la Constitution de 1996, il était nécessaire de mettre à jour les dispositions du Code foncier. La nouvelle législation est entrée en vigueur en octobre 2001 et l’est encore aujourd’hui. En particulier, le code interdisait l’aliénation de parts de terre et de parcelles dans le but d’établir une exploitation fermière avant le 1er janvier 2005. Il s’agissait de l’instauration d’un moratoire sur l’achat et la vente de terrains. En décembre 2006, le Parlement a prolongé l’interdiction de vendre des terrains sans date limite. Il était prévu que les restrictions resteraient en vigueur jusqu’à l’adoption de la nouvelle législation sur le cadastre et le marché foncier. En juillet 2011, la loi « Sur le cadastre foncier de l’État » a été adoptée. En décembre de la même année, le Parlement a adopté en première lecture le projet de loi « Sur le marché foncier ». Par la suite, le document a été oublié et le moratoire a de nouveau été prolongé. Au lieu des quatre années prévues, l’interdiction aura duré 20 ans. Les autorités recherchaient constamment les conditions dites optimales pour l’ouverture du marché foncier.

Les sociétés agricoles avaient intérêt à retarder l’ouverture du marché foncier car il était moins cher de louer des parcelles aux paysans que de les acheter. Par exemple, en 2018 le prix de location était de 1 613 hryvnias par hectare (54 euros), comme en témoignent les données du géo-cadastre de l’État. Dans le même temps, si le marché foncier s’ouvrait, l’achat d’un hectare coûterait entre 40 000 et 50 000 hryvnias (1333 – 1666 euros).

« Les sociétés agricoles utilisent les terres de manière irrationnelle. Elles ne sont pas intéressés par le développement des villages. Leur objectif est de réaliser le plus de profit possible : en semant la même culture pendant des années, en utilisant des produits chimiques pour lutter contre les parasites ou la végétation indésirable, en épuisant le sol, qui perd son humidité et sa fertilité naturelle. Par conséquent, le meilleur type de système agricole est le système de la ferme. Il est appelé à ramener au village le propriétaire : une personne qui possède la terre, qui y vit et y travaille, et qui est donc responsable de la préservation des sols », explique Ivan Zayets.

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Serhiy Tarouta, député et membre de la Commission du développement économique au Parlement ukrainien, explique que les grandes entreprises ne créent pas d’emplois. Au contraire, elles optimisent et automatisent les processus. L’Ukraine doit s’inspirer de l’expérience européenne de la France et de la Pologne. Ces pays possèdent de vastes zones rurales, une population rurale importante et des économies rurales développées. « Le développement de l’agriculture est le meilleur modèle économique », souligne-t-il.

Ouverture du marché foncier

Un nouveau tournant dans l’histoire de la réforme agraire a eu lieu en 2019. En octobre, des députés de diverses fractionspolitiques ont soumis au Parlement dix projets de loi sur le marché foncier. En première lecture, la Verkhovna Rada a adopté le projet n° 2178-10, proposé par la majorité parlementaire. Le document a été préparé pour la deuxième lecture pendant cinq mois. Pendant cette période a été déposé un nombre record d’amendements : 4 500.

La Verkhovna Rada a adopté la loi sur l’ouverture du marché foncier le 31 mars 2020. 259 députés ont voté pour.

Le marché foncier ukrainien a été officiellement ouvert en juillet 2021. Il s’agissait de la première étape de la réforme agraire, selon laquelle le marché devenait accessible uniquement aux personnes physiques de nationalité ukrainienne. De plus, la superficie maximale des terres pour une personne a été fixée à 100 hectares. Les accords sur l’achat et la vente de terres domaniales et communales sont toujours interdits. De plus, le marché est fermé aux ressortissants étrangers.

Dans un rapport sur 100 jours de fonctionnement du marché, le Géocadastre d’État a noté que 28 288 parcelles d’une superficie totale de 70 570 hectares ont été aliénées. Le coût moyen d’un hectare était de 43 879 hryvnias (1462 euros).

Dix mille hectares pour une personne

La deuxième étape de la réforme agraire a commencé pendant la guerre totale, en janvier 2024. Depuis le début de l’année, outre les personnes physiques, les personnes morales sont également admises sur le marché foncier. De plus, la limite des terres possédées par une seule personne est passée de 100 hectares à 10 000 hectares.

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La veille de cette ouverture, des discussions avaient eu lieu sur l’opportunité et la nécessité d’introduire la deuxième étape de la réforme agraire pendant la guerre. Il a été proposé de reporter les changements pendant un certain temps et de laisser inchangée la superficie maximale des terres qu’une personne peut acquérir, à savoir 100 hectares.

« La concentration de milliers d’hectares de terres entre les mains d’une seule personne est dangereuse. Et les innovations ne fonctionneront pas correctement pendant la guerre. Les autorités ne peuvent pas procéder à un inventaire des terrains, remplir le cadastre foncier de l’État. Dans la Pologne voisine, il existe des restrictions non seulement sur l’achat de terrains, mais aussi sur leur loyer. Il y a d’ailleurs 1,5 à 2 millions de fermiers dans ce pays », souligne Ivan Zayets.

Fin décembre 2023, un groupe de députés a enregistré à la Verkhovna Rada un projet de loi sur le transfert des dates d’ouverture du marché pour les personnes morales de janvier 2024 à janvier 2025. Pavlo Koval, directeur général de la Confédération agraire ukrainienne, propose également de reporter l’innovation après la fin de la loi martiale. Selon lui, le prix réel des terres est actuellement amoindri par les problèmes de vente des produits agricoles ukrainiens par voie maritime et ferroviaire, liés aux risques de sécurité. Le blocage et les restrictions imposées au mouvement des céréales ukrainiennes à travers les pays voisins ont également un impact négatif. De plus, dans des conditions de guerre, on ne peut pas vendre le bien le plus cher : la terre.

Avant le début de l’invasion à grande échelle en février 2022, il s’échangeait en moyenne 10 000 hectares par semaine sur le marché des terres agricoles. Actuellement, le volume des contrats d’achat et de vente est tombé à 2 500 hectares. En général, moins de 1 % des terres agricoles du pays ont été vendues depuis l’ouverture du marché.

Selon les calculs du Centre de recherche sur l’alimentation et l’utilisation des terres de l’École d’économie de Kyiv (KSE Agrocenter), l’invasion à grande échelle a empêché la conclusion de 120 000 accords d’une superficie totale de 355 500 hectares. De ce fait, le marché a perdu 325 millions de dollars. En monnaie nationale, cela représenterait 12,4 milliards de hryvnias.

Par ailleurs, la question de la valeur des terrains reste ouverte. Actuellement, les prix les plus élevés dans les régions d’Ivano-Frankivsk et de Lviv dépassent les 100 000 hryvnias l’hectare (2465 euros). Et ce uniquement parce que les régions sont situées le plus loin possible de la ligne de front. Au l’opposé, les prix sont artificiellement bas dans les régions de Mykolayv, Kherson, Zaporijjia, Kharkiv et Donetsk. Dans de telles conditions, il n’est pas rentable, même pour les grandes sociétés agricoles des régions de l’est et du sud du pays, d’ouvrir le marché foncier aux personnes morales.

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Selon les experts, en monnaie constante, les terrains les plus chers devraient se trouver dans la région de Tcherkassy et en général dans les régions centrales de l’Ukraine. Au lieu de cela, on constate que les terres y sont vendues entre 30 000 et 50 000 hryvnias l’hectare (740-1232 euros). Le prix moyen demandé en Ukraine en décembre 2023 est de 37 000 hryvnias l’hectare (912 euros).
Un autre problème est la disponibilité de l’argent pour que les citoyens puissent acheter des terrains. Les petits et moyens agriculteurs ne sont pas en mesure de financer l’achat de terres pendant la guerre. Et les programmes de crédit disponibles ne suffisent pas, car des programmes spéciaux distincts sont nécessaires pour l’achat de terrains. Autrement dit, les changements introduits à partir du 1er janvier 2024 concernent davantage les entreprises prêtes à acheter des hectares avec leurs fonds propres. Dans ce cas, le risque que des étrangers tentent d’acheter des terres ukrainiennes par l’intermédiaire d’entités écrans ne disparaît pas. Et cela crée des conditions inégales pour tous les acteurs du marché. Surtout maintenant, de nombreux agriculteurs sont mobilisés et participent aux combats. Leurs fermes sont au mieux négligées, au pire situées dans des territoires temporairement occupés.

Depuis le début de la deuxième phase de la réforme agraire, les propriétaires privés ont réussi à acquérir 68 parcelles totalisant 216 hectares. La taille moyenne d’une parcelle vendue est de 3,2 hectares. 59 parcelles ont été achetées sur le marché secondaire. Il s’agit de terres que les entreprises ont achetées à des particuliers qui les avaient acquises lors de la phase précédente de la réforme, indique le ministère de la Politique agricole.

Dans le même temps, le marché de la location de terrains reste dominant en Ukraine. Selon les données du quatrième trimestre 2023, la superficie totale des contrats de location concernait 3,5 fois plus de surfaces que les contrats d’achat et de vente : 76 627 hectares contre 19 756, selon le rapport analytique de KSE Agrocenter.