Comment parler l’occupation aux enfants ? L’expérience lettonne

Histoire
6 février 2024, 11:42

Le Musée de l’occupation de la Lettonie à Riga a trouvé des moyens ludiques pour parler aux enfants de pages tragiques de l’histoire

« Au milieu du XXe siècle, la Lettonie a été occupée à trois reprises. L’Union soviétique s’en est emparée en 1940, l’Allemagne nazie l’a capturée un an plus tard, expulsant l’Armée rouge, et en 1945 les forces armées soviétiques sont revenues, isolant la Lettonie du reste du monde jusqu’en 1991. Les trois occupations ont entraîné terreur, arrestations et meurtres brutaux de citoyens. Des milliers de personnes ont été déportées vers les régions les plus reculées de l’Union soviétique, en Sibérie. La terre et la population lettones ont été dévastées. Et tout cela s’est produit seulement 20 ans après la déclaration d’indépendance de la Lettonie, qui avait donné espoir et croissance au pays ». C’est ainsi que commence le Livre de Mick, de Lauris Gundars.

Je me trouve au Musée de l’occupation de la Lettonie à Riga, et je pense à ces dates presque identiques à celles de l’occupation de l’ouest de l’Ukraine, ainsi qu’aux événements qui ont eu lieu dans nos deux pays. Nous sommes en février 2023, la veille de l’anniversaire de l’invasion russe de l’Ukraine.

J’entre dans le hall orné de photographies de ceux qui ont vécu en Lettonie. Je vois des familles avec des enfants, des hommes en costume ou des militaires en uniformes, des femmes vêtues de belles robes, je vois des mariages, des pique-niques, des images de vacances, des défilés… L’ombre de la guerre plane déjà au-dessus de cette vie paisible, nous pouvons suivre ce qui est arrivé aux personnages.

Lire aussi:   Sonia Delaunay : les couleurs ukrainiennes  

J’étudie une carte interactive de l’évolution des fronts en 1939-1940, et le guide me dit qu’il n’y a aucune différence entre les régimes d’Hitler et de Staline. Quand les Soviétiques ont occupé la Lettonie et établi leur pouvoir fantoche, les répressions et les déportations ont commencé. Quand les Allemands sont arrivés, le peuple fatigué du régime soviétique les a accueillis avec soulagement. Mais en fin de compte, c’était du pareil au même. Bien que le régime hitlérien fût au départ plus doux à l’égard des Lettons d’origine, il a tué presque tous les Juifs, qui n’ont même pas été emmenés dans des camps, mais immédiatement abattus sur place. Ce crime est similaire à la fusillade de Babyn Yar, en Ukraine.

Pendant ce temps, l’occupation soviétique menaçait à nouveau la Lettonie et de nombreuses personnes tentèrent de fuir par bateau vers la Suède. Le monde n’a pas reconnu l’occupation des États baltes et les réfugiés n’ont donc pas été renvoyés en URSS. D’autres ont fui vers les forêts, pour lutter contre l’armée soviétique, et cette lutte a duré plus de dix ans. Plus de 20 000 personnes sont passées par les détachements de partisans lettons, alias « les frères forestiers ». Ceux qui n’ont pas pu ni partir à l’étranger ni rejoindre la résistance dans les forêts remplissaient les wagons à bestiaux à destination de la Sibérie.

L’exposition sur la vie des Lettons en Sibérie est très émouvante : on voit les wagons, la vie par – 40 ℃, les vêtements que les gens portaient et la vaisselle d’avant-guerre, les tombes laissées qu’ils ont dû laisser dans la neige sibérienne, les enfants morts en bas-âge. Le musée possède des broderies réalisées par des femmes lettones avec des os de poisson dans les camps du Goulag. Elles font penser aux broderies ukrainiennes faites dans les mêmes conditions. Pendant ce temps en Lettonie, qui était constituée avant la guerre de riches fermes privées, la collectivisation est en cours et on sème du maïs dans ce pays nordique.

Lire aussi:   La vie détruite d’un agriculteur de Kharkiv : les affres de l’occupation  

Ce qui suit est l’histoire de ceux qui ont pu survivre, revenir et même transmettre l’identité lettone aux enfants. La lutte continue, elle prend simplement de nouvelles formes. Il y a des drapeaux conservés dans les familles, et il y a ceux qui ont été fabriqués dans les années 80 : en effet, il était facile de couper le drapeau soviétique en deux et de coudre une bande blanche au milieu pour former le drapeau letton. Les barricades et la chaîne vivante qui relièrent les capitales des États baltes en 1989 font penser à celles qui relièrent Lviv à Kyiv au début des années 90. Enfin, l’indépendance tant attendue !

Et qu’est-il arrivé à ces familles sur les photos qu’on voit au début de l’exposition ? Certaines n’ont pas survécu, beaucoup ont fini en Sibérie. De nombreux hommes sont morts sur les fronts, combattant aux côtés de différentes armées (allemande et soviétique). Une partie des jeunes gens ont rejoint les « frères forestiers », des petits-enfants d’une partie des émigrés sont revenus en Lettonie indépendante.

Un passeport letton délivré avant 1940 attire mon attention. Il est doté de visas datant des années 80, ce qui signifie que même si la Lettonie n’existait pas en tant qu’État, les personnes munies de son passeport pouvaient voyager avec.

Dans chaque salle, je vois une exposition pour enfants qui leur raconte l’occupation du pays dans lequel ils vivent. C’est Mick, un ours en peluche, qui appartenait jadis à une petite fille, qui explique les événements aux petits. Sa propriétaire était Sandra Kalnietė, une célèbre politicienne lettone. Un jour, ses proches ont envoyé un ours à 6 000 km en Sibérie pour qu’elle ait de quoi jouer. En 1957, la famille est revenue en Lettonie avec l’ours dans ses bagages. Au musée, le jouet a retrouvé une seconde vie en tant qu’objet d’exposition et héros littéraire.

Lire aussi:   Sur les ruines de l’empire textuel : le regard ukrainien sur la littérature russe  

L’histoire de l’ours en peluche s’étend sur près de 80 ans. Ici, Mick vit avec sa famille dans la Lettonie d’avant-guerre, là il apprend la terrible nouvelle de l’occupation, là encore Mick et d’autres ours voyagent dans un wagon très étroit jusqu’en Sibérie, alors il essaie de survivre et de ne pas geler dans les rudes forêts, là c’est un pionnier, et là il voyage dans différents pays où les Lettons ont fui après la Seconde Guerre mondiale… Onze salles de musée, onze histoires sur l’ours Mick, onze chapitres du livre écrit par le célèbre dramaturge Lauris Gundars et intitulé Le livre de Mick. Ce livre est constitué d’histoires écrites à tour de rôle par les propriétaires du journal : d’abord la petite Ievonka, puis l’adolescent Rudis et sa mère Vilma, puis Zelma et sa fille Rita, et enfin Baiba, la fille de Rita.

Ce livre m’est offert après une visite du musée, quand je quitte la dernière salle où Mick hisse le drapeau rouge et blanc de la Lettonie indépendante. Sur le chemin du retour, je le lis dans le bus et je pleure pour la petite Ievonka, qui a perdu son ours en peluche sur le chemin de la Sibérie, pour Roudis, qui voulait se battre pour l’indépendance, pour toutes les victimes de la Russie, Lettons et Ukrainiens. Nous devons nous souvenir de tous ces crimes commis par la Russie à chaque minute, sinon nous ne les arrêterons jamais.

A l’hiver 2023, le Livre de Mick, traduit par Lina Melnyk en ukrainien, est publié par la maison d’édition Chorni Vivtsi, avec le soutien de la plateforme littéraire Latvian Literature.
« Mick est inquiet parce que tout le monde s’inquiète. Parce que les tambours sonnent. Les tambours battent partout dans le monde. C’est ce que disent papa et oncle Robert. Tambours de guerre. Ils chuchotent, mais nous les entendons… » écrit Ieva, 6 ans. Les tambours de guerre continuent de battre dans toute l’Europe, et en premier lieu en Ukraine, mais tout le monde, hélas, ne les entend pas.