A Kamyanets-Podilsky, un voyage délicieux dans le temps

Culture
30 septembre 2024, 21:06

Ludmyla Taran est une écrivaine ukrainienne. Dans son texte elle raconte son voyage dans une des villes les plus pittoresques d’Ukraine, Kamyanets-Podilsky.

Se rendre à Kamyanets-Podilsky pendant la guerre ? C’est un moyen de se changer des idées. C’est en voyageant qu’on retrouve des forces. Dans un champ, au bord d’une route ou près d’une forteresse, je casse un brin d’absinthe et, en écrasant légèrement la fleur entre mes doigts, je me réjouit de son parfum.

Je me suis rendue à Kamyanets plusieurs fois. La dernière fois, c’était avant la guerre, à la demande du scientifique canadien Anatoliy Romaniuk, né dans le région de Khotyn. C’était un homme au destin étonnant. Il a reçu une éducation européenne et il est devenu un démographe connu, professeur à l’université d’Ottawa et de Montréal. Il a rédigé des mémoires « Chronique d’une vie ». Il m’a demandé de visiter ses terres natales, où il allait tant qu’il en avait encore la force. Il est décédé à l’âge de 94 ans, et on se souvient de lui pour ses bonnes actions et ses travaux scientifiques.

Cette fois-ci, à Kamyanets, j’ai résolu de prendre mon temps. C’est un luxe de ne pas se précipiter dans ce décor touristique, mais d’être seule avec un monument ou un paysage.

D’abord le Covid, puis la guerre ont dérobé ce luxe: celui de voyager en Ukraine. J’aime partir seule : on voit plus, on réfléchit, on s’imprègne de souvenirs, de sensations, d’odeurs, d’associations. Je suis reconnaissante à mon père, enseignant, qui organisait chaque été des voyages en Ukraine et en Moldavie pour le personnel enseignant. Les tentes étaient là au cas où, dans nos bagages, mais la plupart du temps nous passions la nuit dans les gymnases des écoles.

L’amour pour la patrie n’est pas une chose abstraite. Je me souviens bien des vues de villes, de jardins le long des routes, de vignobles et du goût de l’eau des sources. Une jeune femme se dirige avec son adolescent vers la Porte du Vent [un célèbre portail dans le château de Kamyanets-Podilsky, transformé en musée – ndlr]. Je me tourne vers elle en lui disant que dans 20 ans, son fils va garder cette image comme un rêve merveilleux. C’est ce qui m’arrive, c’est un sentiment de ce qui est natal, de ce qui est unique, qui s’est accumulé dans mon âme goutte à goutte, comme une humidité vivifiante. « Aimer et connaître sa terre natale » est un slogan pertinent, même s’il est simple, comme tous les slogans.

Kamyanets, ville étonnante de droit magdebourgeois, est le centre de la région historique de Podillia. Ville royale de l’Etat polono-lituanien, historiquement principale unité administrative et territoriale de la Podillia occidentale, elle a été, du 22 mars 1919 à novembre 1920, la capitale de la République populaire d’Ukraine et l’ancien centre régional de la région de Kamyanets-Podilskyi (1937-1954). Avec des interruptions, la ville a été le centre d’une principauté, d’une voïvodie, d’un gouvernorat, d’une province, d’un land, d’un district, d’une région et d’un rayon.

Il existe ici des monuments datant de l’époque lituanienne, lorsque les princes ruthéno-lituaniens Koriatovych, neveux du grand prince lituanien Olgerd, et les petits-fils du prince lituanien Gediminas, y sont venus.

Cette fois, le thème dominant du voyage s’imposé spontanément : Mykola Leontovych, son œuvre « Shchedryk », et Kamyanets la capitale de la République populaire d’Ukraine. Mais même en passant, il y a tellement d’intrigues « secondaires », de noms, d’histoires que la tête me tourne ! Dans le monde civilisé, Kamyanets serait un centre touristique extraordinaire, avec un flux constant de touristes. Mais nous ne sommes pas dans un monde civilisé…

La véritable vedette de Kamyanets est donc le compositeur et chef de chœur ukrainien, M. Leontovych, et son célèbre « Shchedryk » [mondialement connu sous le nom « Carol of the Bells » – ndlr]. « Shchedryk » a été interprété pour la première fois par la chorale de l’université de Kyiv en 1916, mais c’est à partir de Kamyanets que cette chanson emblématique a fait le tour du monde avec la chorale d’Oleksandr Koshyts, prouvant ainsi que l’Ukraine est bien un État indépendant qui possède sa propre histoire et sa propre culture.

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Après la tournée du chœur de Koshyts en Europe en 1919 et aux États-Unis en 1922, « Shchedryk » est devenu célèbre non seulement en Ukraine, mais dans le monde entier. C’est après que le compositeur américain d’origine ukrainienne, Petro Vilhovsky, a écrit en 1936 une série de textes en anglais pour promouvoir « Shchedryk », sa version anglaise connue sous le nom de « Carol of the Bells », est devenue l’une des chansons de Noël les plus populaires au monde.

Au cours de l’été 1922, je me suis rendu à Tulchyn, dans l’appartement-musée de M. Leontovych. C’est très accueillant, très romantique, voire intime. Et maintenant, je suis à Kamyanets. La rencontre avec le compositeur a commencé au bâtiment de l’ancien collège théologique de Podilsk, où il a étudié de 1892 à 1899. A présent c’est l’un des immeuble de l’université d’État. À l’entrée, un mémorial est dédié à Leontovych, qui a étudié la théorie musicale et le chant choral dans ce séminaire, maîtrisé le violon, le piano, les instruments à vent, commencé à travailler sur des mélodies folkloriques et dirigé le chœur des étudiants. C’est donc là que s’est formé le futur maestro, qui franchit le seuil du séminaire à l’âge de quinze ans. Le bâtiment de trois étages du séminaire fut le premier grand bâtiment du « nouveau plan » de Kamyanets. L’inauguration du séminaire eut lieu le 26 septembre 1865.

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Ce bâtiment est un véritable symbole de l’histoire ukrainienne. A l’époque de la première indépendance, il y a plus de 100 ans, il était le siège de la plus grande institution de la République populaire d’Ukraine: c’est là qu’était imprimée la monnaie ukrainienne.

Ceux qui sont nés, impliqués, détruits, déshonorés

Kamyanets a attiré des personnes exceptionnelles – ou elles sont devenues exceptionnelles ici. Il suffit de jeter un coup d’œil à la liste de ceux qui ont étudié au séminaire à différentes époques : Pavlo Vilchinsky, recteur du collège théologique de Poltava, missionnaire en Oudmourtie et en Tchouvachie, Youkhym Sitsinskiy, historien de la région de Podillia, située au centre-ouest de l’Ukraine, les écrivains Mikhailo Kotsyubinsky, Stepan Rudansky, Anatole Svidnitsky, Volodymyr Svidzinsky… Même le père de Fiodor Dostoievski a fait ses études ici !

Il est intéressant de comprendre comment cette institution de l’orthodoxie russe n’a pas intoxiqué les âmes de ceux qui sont devenus des chercheurs ou des chanteurs de l’histoire ukrainienne en ces temps sombre ? Est-ce un paradoxe ?

Un paradoxe ou pas, mais en particulier, de nombreux artistes, liés à Kamyanets, n’étaient pas des Ukrainiens ethniques. Dans le même temps, ils ont subtilement ressenti et manifesté l’esprit de notre pays, en particulier de la Podillia, comme, par exemple, l’artiste Oleksandr Gren (1898 – 1983). Son œuvre la plus célèbre est le tableau « Vieille ville de Podillia », réalisée en 1981. Ses peintures jouent sur les couleurs de la région, ses personnages, en particulier les femmes, transmettent une connaissance approfondie de la culture et de l’histoire de la région. Je suis certain que c’est le travail d’O. Gren qui a influencé la vision et le style artistiques de Yurii Khymych (1928-2003), qui était originaire de Kamyanets. Yurii Khymych était un maître exceptionnel du paysage architectural, un classique de l’art visuel ukrainien du XXe siècle, un graphiste et un enseignant.

Ou voici le nom de Volodymyr Hagenmeister (1887-1938), artiste-enseignant, historien de l’art, céramiste, graphiste et ethnographe. Il est né sous le nom de Karl-Richard Hagenmeister dans la famille aristocratique de l’officier militaire Eduard-Jan Hagenmeister. La famille appartenait à la lignée des Gagen. De 1916 à 1933 Volodymyr Gagenmeister dirigeait l’Ecole des Arts décoratifs de Kamyanets-Podilskiy. A partir de 1933, il est écarté de ses fonctions de directeur, son école d’art est détruite, accusée de « popularisation excessive de l’art ukrainien ».

Le 12 décembre 1937 il est arrêté, et le 20 janvier 1938 il est abattu dans les sous-sols du Palais d’Octobre à Kyiv, où s’est trouvé le NKVD. Il est également connu comme l’auteur d’un portrait de la femme de Nestor Makhno.

Des destins qui s’entrecroisent. La liste des personnes nées à Kamyanets est pleine de noms exotiques : première moitié du XVe siècle – Isaiah Kamianchanyn, personnalité culturelle et éducative, écrivain et traducteur ; 1580 – Shimon Okolsky, chroniqueur, mémorialiste, héraldiste ; 1670 – Stephanos Roshka, philosophe, lexicographe ; 1752 – Józef Zajączek, général polonais et français. 1821 – Justin Tretesky, ingénieur qui fut le premier au monde à développer un projet d’avion à réaction, 1822 – Mykola Hohotskyi, historien des religions. Il est impossible de les énumérer tous. Représentants de différentes nations, artistes, chanteurs, révolutionnaires professionnels, inventeurs, médecins célèbres, « physiciens et paroliers », prêtres, soldats de différentes armées, souvent en guerre, etc.

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Mon voyage à Kamyanets m’a aussi permis de rencontrer l’étonnante Bozhena Filatova, qui a fondé l’atelier de la broderie populaire « Bozhena ». Son diplôme de philologie et son esprit d’entreprise lui ont permis de combiner « le beau et l’utile » de manière professionnelle. J’en ai été convaincue après avoir discuté avec elle et regardé ses étonnantes broderies. Comme d’habitude, j’ai marché au gré de mes pas et je suis tombée sur un salon-atelier doté d’un équipement moderne – dans un ancien atelier d’emboutissage où l’on fabriquait des cuillères et des fourchettes en aluminium « pour le peuple ». S’il y a un génie du lieu, il doit y avoir une déesse du lieu…

Ville trésor, ville surprise

Voici l’université Ivan Ohienko, fondée à l’époque de l’hetman Skoropadsky, en 1918. Pensons-y : une époque si incertaine, le dragon impérial en pleine forme, et une nouvelle université ukrainienne en train de naître ! Voici la maison de la culture de la ville, où un concert festif a eu lieu le lendemain de l’ouverture de l’université, avec un chœur dirigé par Oleksandr Koshyts. Le « Shchedryk » si symbolique a été joué ici. En face de l’église gréco-catholique de la Trinité (le plus ancien bâtiment de Kamyanets, qui a été détruit plus d’une fois et s’est relevé) se trouve l’ancien hôtel Belle Vue. Aujourd’hui, c’est une bibliothèque. Au moins, l’extérieur du bâtiment n’a pas perdu son aspect imposant avec une arche si reconnaissable. Les arcs menant aux cours sont comme un portail vers une autre époque.

Je marche sur les pavés du marché Arménien et me retrouve dans une galerie d’art. Ce bâtiment a également sa propre histoire dramatique : de nombreuses icônes de différentes écoles d’art, époques et confessions religieuses sont conservées ici et aujourd’hui cachées ailleurs à cause de la guerre.

Le musée des antiquités se trouve à proximité. Il est situé dans le bâtiment de l’ancienne Maison de commerce arménienne (également connue sous le nom de Maison de l’évêque). Ici, nous voyageons dans le temps : du début de la période paléolithique, en passant par la grotte de Neandertal, jusqu’à la période mésolithique (12 à 8 000 ans avant J.-C.), lorsque l’homme apprivoisa le premier animal.

Et à l’ombre de la tour de l’église arménienne Saint-Nicolas des XIXe et XXe siècles (le monument a été détruit par des athées agressifs en 1936), les autels et les idoles de pierre de Podillia et de Transnistrie nous regardent silencieusement, en cet été du XXIe siècle marqué par la guerre.
Le puzzle s’assemble. Mais il y a beaucoup de trous et il nous manque des pièces…

« Le mur du musée des antiquités s’écroule », se plaignent les scientifiques en montrant le bâtiment unique de la cour, qui a manifestement besoin de réparations immédiates. Or le musée-réserve historique est livré à lui-même : il est peu probable qu’il reçoive le financement qui faisait déjà cruellement défaut avant la guerre.

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On peut aussi se « catapulter » directement dans l’ère préhistorique. Les habitants de Kamyanske ont imaginé un divertissement éducatif : les expéditions paléontologiques. Le canyon de Smotrych et ses rives vous révèleront les secrets des habitants de la mer qui vivaient ici il y a des millions d’années. Cette région abritait de nombreux récifs coralliens et d’autres créatures anciennes. Et sous vos pieds se trouve tout un monde jusqu’alors inconnu, qu’un spécialiste vous aidera à découvrir. J’ai regretté d’avoir découvert cette expédition trop tard.

Quant aux ballons de Kamyanets… Il semble qu’en 1784, les premières montgolfières aient survolé la ville. Et en 2019, les amateurs ont reproduit le premier vol d’un ballon en Ukraine. Dans le même temps, la ville a accueilli un fête aéronautique et le festival international d’histoire militaire Schola Militaria, avec des tournois de tir à l’arc, des combats de sabre, des exercices et une procession aux flambeaux. L’agression russe a poussé de nombreux participants à ces reconstitutions à s’engager dans la guerre en cours.

J’ai toute une collection de carnets où j’ai noté mes impressions détaillées de ces voyages. A présent, j’ai de courtes notes dans mon smartphone : les cannelures du portail du Musée des antiquités. Près de la forteresse il y a une avoine sauvage sèche, de l’absinthe odorante, « un petit chemin encombrant », selon un homme que j’ai rencontré. On entend des voix au-dessus de la rivière Smotrych, c’est comme dans un amphithéâtre grec. Une peinture murale qui représente l’ataman Symon Petlioura se trouve dans la rue Zarvanska. Il est présenté assis sur un banc au milieu de fleurs. Des montants de porte taillés dans la pierre, de vieilles portes grinçantes. Le vent des siècles.

Je suis reconnaissante d’avoir visité Kamyanets. Les voyages, c’est la reconstitution de puzzles de différentes époques. La découverte de ma propre vie. Je me cherche et me trouve sur ma terre natale. C’est cela le bonheur.