Volodymyr Tykhyi: « En Ukraine, le documentaire est devenu la forme culturelle la plus populaire pour communiquer »

Culture
1 juin 2023, 17:51

Volodymyr Tykhyi est un réalisateur ukrainien. Son documentaire Le jour d’indépendance a été sélectionné pour la compétition nationale du 20e festival du film Docudays. Le film raconte la vie de plusieurs personnes au cours d’une journée, le 24 août 2022. Les lieux de tournage sont disséminés dans toute l’Ukraine, de Lviv aux tranchées du Donbass; les protagonistes sont une jeune fille de 14 ans de Kharkiv qui travaille dans un pub, un membre du parlement ukrainien qui fait son service militaire, une patrouille de plage à Odessa, et bien d’autres avec des histoires inattendues.

Les épisodes du film sont tournés dans différents lieux le même jour, le 24 août 2022. Quelquefois on a l’impression que les prises de vue ont été faites par les personnages eux-mêmes. Comment se sont déroulés le tournage et le travail de l’équipe ?

– Nous avons filmé nous-mêmes tous les personnages. Chaque personne a été filmée dans son cadre et son environnement. Par exemple, pour les tranchées de la région de Donetsk, le cameraman Yuriy Pupyrin est lui aussi un combattant. C’est un cameraman professionnel, mais il se bat au front maintenant. J’avais choisi les personnages non seulement parce que j’avais leur accord, mais aussi parce qu’ils sont intéressants et représentatifs de la partie active de notre société, en train de vivre les événements de l’indépendance. Il s’agit d’histoires intimes et de moments très personnels.

Combien de personnes ont travaillé sur l’ensemble des sujets ?

– Au total, 11 caméramen ont participé au film; nous avons aussi inclus des images datant de 1991 [lorsque le drapeau ukrainien a été introduit pour la première fois dans la salle de session de la Verkhovna Rada – ndlr] de Jaroslav Kędzier, qui devient ainsi le 12ème caméramen.

– Le choix des personnages du film a-t-il été fondé sur autre chose qu’une connaissance personnelle ? Par exemple, une fille de Kharkiv qui travaille dans un bar et promène son chien dans la ville ?

– Il s’agit de la fille d’une connaissance d’un de mes très bons amis, l’un des fondateurs de Babylon13, Denys Vorontsov. Denys a créé une antenne permanente de Babylon13 à Kharkiv. Avec Dmytro Mohylenko, ils ont loué un espace, un appartement, et ont travaillé là-bas. C’est là que Vorontsov a rencontré les parents de la jeune Lisa. Nous l’avons choisie parce que nous voulions un éventail de personnes dispersées géographiquement, mais aussi d’âges variés. La jeune fille a 14 ans. Elle vit dans une ville qui, à l’époque, (et aujourd’hui encore), était en permanence en danger, attaquée par des missiles tous les jours. Mais la ville s’en est accommodée, s’y est habituée et continue de vivre, malgré tout. C’est un exemple qui le confirme.

L’un des personnages du film, l’ancienne députée et actuelle soldate Tetiana Chornovol, déclare dans un discours de félicitation à ses soldats qu’il s’agit du premier véritable jour de l’indépendance de l’Ukraine, car ce n’est qu’en 2022 que notre indépendance est vraiment assurée. Êtes-vous d’accord avec cette affirmation ?

– C’est ainsi qu’elle comprend cet événement. La guerre dure depuis des années, mais ce n’est que maintenant qu’elle a pris une proportion si grande, à grande échelle. Auparavant, il s’agissait d’une guerre sous diverses formes, culturelles, politiques et économiques. Chornovol est une militante depuis l’époque où elle était étudiante. Elle a participé à presque toutes les révolutions et a été députée avant de devenir militaire. Elle a donc une expérience unique dans tous les sens du terme. Son mari a été tué au combat, à l’Est, lorsque la guerre n’était pas encore nommée par son vrai nom. Elle parle donc de sa propre conception de l’indépendance. Il ne s’agit pas seulement d’une métaphore, et elle le dit de manière très convaincante.

Lire aussi:    Les idées-clés du festival du cinéma ukrainien Docudays UA 

Sur le fait que nous n’ayons plus à nous préoccuper de l’indépendance, je ne serais pas aussi catégorique. Vous voyez la situation : il y a un an, tout le monde s’attendait à ce que nous mettions fin à la guerre. Mais elle est toujours là, et nous avons compris qu’elle ne sera pas terminée rapidement. Mais je suis tout à fait d’accord avec Tetiana concernant la situation réelle de l’Ukraine, particulièrement en ce qui concerne ce type de guerre. Il s’agit d’une guerre totale, ce qui aurait pu arriver déjà en 2014.

– Comment notre société a-t-elle évolué depuis l’invasion, ou même depuis l’Euromaidan de 2013 ?

– Je dirais qu’il s’agit d’un mouvement constant. Hier comme aujourd’hui, nous continuons à tourner des documentaires, des courts métrages. Récemment, nous avons travaillé sur une série, comprenant 12 épisodes, et intitulée La position de l’Ukraine, dont les héros sont des militaires, des volontaires et d’autres personnes qui se sont retrouvées sur la ligne de front. Chaque épisode est consacré à une personne différente.

Je peux dire que par rapport à ce qui s’est passé entre 2014 et 2017, la société s’est développée de manière très positive. Fondamentalement positive Cela est dû, bien sûr, à l’agression radicale de la Russie. La guerre est devenue un catalyseur lorsqu’il est devenu évident que le doute n’était plus possible. D’autre part, toutes ces années, à commencer par celle de la révolution dite de la Dignité, n’ont pas été inutiles, car elles nous ont permis de mûrir face aux épreuves et d’y réagir. L’ennemi s’est rendu compte de l’inanité de ses plans qui se sont avérés irréalisables.

Lire aussi: Vingt jours de guerre : le documentaire de Mstyslav Tchernov sur la ville de Marioupol   

Nous avons également dû intégrer qu’il n’y avait pas d’autre solution que d’accepter le combat, pas seulement face à la vie, mais aussi face à la mort. Notre société a tellement mûri qu’elle n’a pas permis un autre choix à nos gouvernants. C’est ce que l’on pourrait appeler la naissance de la véritable indépendance, ancré dans nos esprits. Et c’est de cela que parlait Tetiana Chornovol. Je pense qu’il y a eu un changement très important dans la société.

Pouvez-vous décrire en quelques mots le cinéma documentaire ukrainien ? De quoi s’agit-il ?
En fait, il s’agit d’une véritable renaissance en Ukraine de ce genre de cinéma. L’année dernière, de nombreux documentaires ukrainiens ont été présentés dans des festivals internationaux. Cependant, bien qu’il s’agisse d’une formule qui permet à la démocratie de s’exprimer et qui peut être très réactive, le genre documentaire reste une industrie et une technologie. Nous ne pouvons pas nous permettre certaines choses, parce que nous n’avons pas la stabilité pérenne du documentaire ukrainien. Il me semble que les documentaires sont aujourd’hui le moyen le plus adéquat pour la société de communiquer sur les événements récents. Ils sont devenus la forme culturelle la plus populaire dans le pays pour communiquer.