Une femme, deux légendes: Roksolana l’Ukrainienne

Histoire
18 avril 2023, 09:57

Dans les périodes décisives, où s’illustrent des héros atypiques, naissent les mythes fondamentaux les plus mémorables. Préjugés, idées reçues, stéréotypes et opinions y laissent durablement leur empreinte. L’image de l’Ukrainienne Roksolana, qui a joué le rôle d’une « éminence grise » dans une époque majeure de l’Empire ottoman, en est un exemple probant. En Turquie, nombreux sont ceux qui connaissent Hurrem (l’autre nom de Roksolana), qui fut l’épouse du sultan Soliman 1er, surnommé Le Magnifique par les Européens. Pour les Turcs, elle est restée associée à l’Ukraine et a inspiré contes et légendes.

La mémoire des peuples inscrit l’épopée et quelquefois la fable dans l’Histoire. Elle en garde le souvenir plus sûrement que le travail des historiens. Les personnages d’un passé lointain peuvent-ils influencer les relations inter-étatiques ?

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Le grand orientaliste ukrainien, célèbre pour ses travaux sur la civilisation musulmane, Agathangel Krymsky, s’intéressa à Roksolana et entama des recherches poussées; il s’interrogea sur son passé. Elle était née Nastia Lissovska, originaire de Rohatyn (une petite ville d’Ukraine). On ne connaît pas la date exacte de sa naissance, en revanche il n’y a aucun doute sur le jour de son décès; la légendaire Roksolana s’est éteinte le 15 avril 1558. Nastia avait été capturée par les Tatars et vendue au marché aux esclaves d’Avrat Pazarı à Istanbul. Belle et intelligente, elle attira bientôt l’attention du puissant sultan Soliman Ier le Magnifique qui en fit tout d’abord sa concubine, puis l’une de ses épouses. Rapidement, elle sut s’imposer et devint sa femme préférée, y gagnant une grande influence. Agathangel Krymsky, la décrit aussi comme une fervente musulmane, convaincue et dévote et même fanatique, à partir du moment où elle devint l’épouse du sultan.

Sous le règne de Soliman, l’Empire ottoman atteignait alors son apogée: il s’étendait sur trois continents. Si l’Histoire garde le souvenir de Roksolana ( Hurrem), c’est aussi parce que sa personnalité (atypique) a charmé, impressionné et même subjugué nombre de diplomates étrangers, en particulier européens.

Comment la figure d’Hurrem a-t-elle inspiré et influencé le comportement des Turcs à l’égard des Ukrainiens ? Roksolana est renommée pour avoir, au milieu du XVIe siècle, infléchi les orientations, du padishah ottoman Soliman « Canuni » (c’est-à-dire le Législateur), incarnation de la justice. C’est aussi elle qui, selon la plupart des historiens, aurait habilement manoeuvré, pour comploter et probablement organiser l’assassinat du fils aîné de Soliman, Mustafa, l’héritier légitime du trône, pourtant réputé sage et talentueux. Le pire et donc le plus nuisible, pour les observateurs de l’époque comme pour ceux d’aujourd’hui, c’est que Roksolana a porté au pouvoir son fils Selim II (que l’Histoire a affublé d’un qualificatif: Selim l’Ivrogne); ce faisant, elle a inauguré la période dite du « sultanat féminin » dans l’Empire ottoman. Dès lors, les « padishahs » ont préféré le luxe et les plaisirs du harem à la conduite des affaires de l’Empire et ont négligé les agressions ennemies.

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En raison de ces évènements du passé, les Turcs ont peu de sympathie pour Roksolana, même si Istanbul, l’ancienne capitale ottomane, regorge de monuments architecturaux associés à Hurrem et à sa fille Migrimag.

Les contemporains en ont tiré une leçon qu’on peut résumer ainsi: méfiez-vous des femmes ukrainiennes, aussi charmantes soient-elles, car elles sauront vous asservir. Nastia Lissovska, entrée dans l’Histoire sous les noms de Roksolana et d’Hurrem, est devenue une sorte d’emblème pour les Ukrainiens comme pour les Turcs. Deux portraits, deux regards, deux peuples, deux légendes, deux noms, pour évoquer un caractère et un destin hors du commun. Un trait d’union peut-être aussi entre deux voisins dont une longue période historique a mêlé mésaventures et intrigues.