Agathangel Krymsky, orientaliste d’Ukraine à l’héritage mondial

Culture
6 avril 2023, 12:54

Lorsque l’on pense à l’orientalisme, la première personne qui vient à l’esprit est Agathangel Krymsky, un homme dont l’héritage n’est pas seulement national, mais aussi mondial. L’orientalisme étudie les langues, les littératures, l’histoire, l’ethnographie et les religions des peuples de l’Est, dont la plupart ont longtemps été sous domination coloniale. Jusqu’à récemment, cette science était « eurocentrique »: elle considérait l’histoire et la civilisation de ces peuples de manière unilatérale, du point de vue des Européens, qui considéraient tout en Orient comme étant primitif et arriéré, et l’oppression coloniale comme naturelle et normale. De nombreux scientifiques ont étudié l’Orient et accumulé de grandes connaissances sur les civilisations orientales, mais peu ont compris toute la tragédie des peuples colonisés. Au scientifique exceptionnel Agathangel Yukhimovych Krymsky, qui a consacré sa vie à l’étude de la civilisation musulmane, revint à comprendre les sentiments d’un Oriental mieux que n’importe qui d’autre, puisque sa patrie, l’Ukraine, était aussi une colonie.

L’homme-encyclopédie

Agathangel est né le 15 janvier 1871 dans la ville de Volodymyr-Volynsky en Ukraine dans la famille d’un enseignant. Il a reçu une bonne éducation à domicile et a étudié dans diverses institutions d’Ukraine, il fut diplômé du Collège Pavel Galagan à Kyiv et ensuite, il a suivi un cours dans les classes spéciales de l’Institut Lazarev des langues orientales à Moscou. Le chercheur était également diplômé de la Faculté d’histoire et de philologie de l’Université de Moscou. Après un stage de deux ans au Moyen-Orient, il devint professeur agrégé privé, puis professeur au même institut Lazarev, où il travailla jusqu’en 1918.

Agathangel Krymsky était extrêmement travailleur et avait une capacité phénoménale à apprendre les langues étrangères : il connaissait plus de 60 langues occidentales et orientales. Dès son plus jeune âge, parallèlement à l’enseignement, Krymsky s’est engagé dans la recherche scientifique et la créativité littéraire en tant que poète, traducteur et romancier. Il a collaboré avec un certain nombre d’institutions scientifiques de l’Empire russe et a largement contribué à la création de la version russe des célèbres ouvrages de référence que sont les encyclopédies de Brockhaus-Efron et des frères Granat.

Compte tenu de l’état actuel de l’orientalisme ukrainien, l’héritage de l’académicien Krymsky répond pleinement aux besoins modernes de la science et de l’éducation et devrait devenir la propriété des nouvelles générations de chercheurs et d’enseignants. L’éminent spécialiste de l’arabisme, Hnat Krachkovsky, a noté que les nombreux travaux d’Agathangel Krymsky sur les études arabes et d’autres disciplines ont été motivés par la nécessité d’enseigner :« La plupart de ses travaux orientalistes sont nés de ses tentatives de répondre aux besoins de ses étudiants ; il a rapidement créé toute une bibliothèque de manuels sur les études arabes – et l’histoire de l’Islam – qui n’étaient pas disponibles auparavant… ». Il n’existait pas de manuels dans les disciplines qu’il enseignait en Russie. Son premier grand ouvrage sur les études arabes fut un livre solide : L’histoire des Arabes, leur califat, leur destin futur, et un bref aperçu de la littérature arabe.

Parmi ses études, l’ouvrage sur le recueil de contes de fées Les Mille et Une Nuits occupe une place particulière. Au départ, il s’agissait d’une introduction à la traduction de l’anglais vers l’ukrainien du livre de William Alexander Clawston intitulé Contes et fictions populaires. Leurs voyages et leurs changements. Plus tard, sous une forme élargie, elle a servi de préface à la traduction russe d’un livre sur ces contes écrit par le chercheur danois I. Estrup. Cette introduction est presque aussi longue que le texte de la traduction elle-même. Agathangel Krymsky a jugé nécessaire de souligner à trois reprises dans le livre qu’il s’agissait d’une « traduction du petit russe » (nom donné par l’empire russe à la langue ukrainienne). Avant la révolution bolchevique, Krymsky était un professeur respecté et un éminent érudit dont les travaux étaient largement connus. Même Léon Tolstoï a noté qu’il avait étudié le Coran « d’après Krymsky » et a réagi chaleureusement à ses recherches sur les contes des Mille et Une Nuits.

Il est difficile de qualifier la période postrévolutionnaire de favorable. L’euphorie provoquée par le renouveau de l’Ukraine et la création de l’Académie ukrainienne des sciences s’est estompée très vite quand les autorités soviétiques ont montré leur vrai visage. Krymsky est devenu victime de persécution et de calomnie. Prenons-en pour preuve un article de dénonciation provocateur dans le journal Communiste du 8 juillet 1926 sous le titre « Ne croyez pas vos yeux » ou un bilan de son œuvre littéraire dans l’Encyclopédie Littéraire éditée par l’Académie communiste. Et de la fin des années 1920 à 1939, lors de la répression contre la science ukrainienne, Krymsky a été démis de ses fonctions universitaires et d’enseignement, bien qu’il n’ait pas été arrêté dans le cadre du processus de la soi-disant Union pour la libération de l’Ukraine (1930) car, comme le montrent les documents, un autre malheur l’attendait. Le scientifique a été arrêté sur de fausses accusations à l’été 1941 et est décédé en prison en janvier 1942 à Kustanaï au Kazakhstan.

Ce fut une grande perte pour la science en général, et en particulier pour la science ukrainienne. Les conséquences de la défaite des études orientales en Ukraine sont encore évidentes aujourd’hui.

En tant que gardant de la vérité

Malgré les conditions morales et matérielles difficiles, Krymsky a travaillé activement sur plusieurs ouvrages fondamentaux qui ont été publiés beaucoup plus tard. Le premier doit être mentionné, Histoire de la nouvelle littérature arabe. XIX – le début du XXe siècle, qui n’a été publié à Moscou qu’en 1971. L’académicien Gnat Krachkovsky a écrit à propos de cette publication : « Une tentative d’une telle envergure n’a jamais été faite ni dans notre pays ni dans les pays occidentaux ; son importance est absolument exceptionnelle en raison de l’utilisation d’archives personnelles et de divers mémoires de contemporains du mouvement littéraire, à partir du milieu du XIXe siècle ». Il a réussi à concrétiser partiellement son idée seulement dans le Dictionnaire encyclopédique des frères Granat.

Si nous regardons attentivement l’état actuel des études orientales mondiales, nous verrons que l’académicien Krymsky y occupe une place assez importante. C’est ce qu’attestent à la fois la quantité et la qualité de ce qu’il a accompli. Bien que ses travaux scientifiques se soient arrêtés au début des années 1940, ils ont été publiés au cours des années suivant sa réhabilitation intervenue en 1957, ainsi que les manuscrits, et ne peuvent être considérés comme obsolètes et inutiles pour un chercheur moderne. Premièrement, ils sont une ample source de faits recueillis à partir de documents difficiles à trouver dans des dizaines de langues ; d’autre part, tous ses ouvrages sont saturés d’une bibliographie riche, presque exhaustive.

Dans ses recherches, le scientifique a adhéré aux principes de l’historicisme, déjà dans les années qui ont suivi la révolution bolchevique. Considérant les phénomènes littéraires dans le contexte général d’une époque ou d’une autre, il a essayé de prendre en compte les facteurs sociologiques ainsi que la terminologie. Les circonstances exigeaient que des inclusions idéologiques telles que « communistes », « prolétariat », etc. soient insérées dans les textes. Mais quand il s’agissait de questions de principe, il était ferme et inébranlable.

Après le retour du scientifique à la vie active dans les années d’avant-guerre, il a été admis dans la commission éditoriale pour la compilation du dictionnaire russo-ukrainien. Dans une lettre datée du 4 mai 1941, il déclare son désaccord total avec l’Institut de linguistique concernant les approches de création d’un dictionnaire et son retrait irrévocable (exclusion de Krymsky en tant qu’auteur) de la commission. Il écrit : « Le dictionnaire a été compilé non seulement dans un esprit sarcastique (ce serait la moitié du problème) : il a été composé dans le but conscient de paralyser systématiquement notre langue, de déformer et de tordre sa structure ». Il fallait beaucoup de courage civique pour faire une telle déclaration après des années de disgrâce à l’époque de Beria. (Chef du NKVD de 1938 à 1945 – ndlr).

Le travail scientifique d’Agathangel Krymsky correspond au format classique, c’était un homme de son époque, mais en même temps il est notre contemporain : il a fermement campé sur des positions humanistes, a défendu les peuples d’Orient asservis par des étrangers, a noté leur contribution au trésor de la culture mondiale. Dans leur esprit, ces positions s’inscrivent dans les études post-coloniales modernes.

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NOTICE BIOGRAPHIQUE

Agathangel Krymsky est un historien, écrivain et traducteur ukrainien d’origine tartare de Crimée.
Il est né le 15 janvier 1871.
Secrétaire de l’Académie ukrainienne des sciences (1918)
Directeur de l’Institut de la langue scientifique ukrainienne (depuis 1921)
En 1930 il est renvoyé de tous les postes.
En juillet 1941, il est arrêté par le NKVD.
Il est décédé le 25 janvier 1942, à l’hôpital pénitentiaire de Kustanaï (Kazakhstan)
Réhabilité en 1957.

Œuvres principales d’Agathangel Krymsky

Histoire de la Perse, de sa littérature et de la théosophie des derviches. – 1901
L’histoire de la Turquie et de sa littérature depuis son essor jusqu’au début de son déclin. – 1916
Le théâtre persan, d’où il vient et comment il s’est développé. – 1925
Turcs, leurs langues et leur littérature. – 1930
Littérature tartare de Crimée. – 1930
Langues et peuples sémitiques. – 1960
Nizami et ses contemporains. – Bakou, 1981
Histoire des Khazars depuis les temps les plus reculés jusqu’au Xème siècle. – 2008