Stepan Levynsky, un essayiste ukrainien amoureux de l’Afrique et du Japon

Histoire
19 avril 2023, 15:58

Ces dernières années, la coopération avec le Sud a fait l’objet de nombreuses discussions en Ukraine. Parfois, il semble que les Ukrainiens essaient de découvrir les pays de l’Afrique d’une nouvelle manière. En même temps, le contexte historique est aussi intéressant, en particulier, des souvenirs de voyages et liens historiques qui se sont créés. Ces souvenirs se retrouvent dans les essais, plus communément appelés « travelogues », de l’écrivain, voyageur et diplomate Stepan Levynsky.

Stepan, fils du célèbre architecte de Lviv Ivan Levynsky, n’est malheureusement pas assez connu du public ukrainien aujourd’hui. On en sait un peu plus sur Sofia Iablonska, également native de l’Ukraine de l’Ouest, qui a laissé également des descriptions détaillées de ses voyages en Afrique du Nord, en Asie et en Océanie. Il est intéressant de noter que Iablonska s’est inspirée de Levinsky pour certains de ses voyages. Elle a visité l’Afrique du Nord après lui et a publié son essai sur le voyage dans cette région, From Vesuvius to the Sahara Sands (Du Vésuve aux sables du Sahara).

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Stepan Levynsky est né à Lviv en 1897. Il est diplômé du lycée et de l’école polytechnique de Lviv en tant qu’ingénieur chimiste. Pendant la Première Guerre mondiale, Stepan Levynsky fait son service militaire, ce qui nuit à sa santé. En 1922, il s’installe à Paris, où il poursuit ses études à l’Institut des sciences polytechniques et obtient un doctorat. Plus tard, il étudie à l’Institut colonial de Bruxelles, en Belgique. Il obtient un diplôme d’ingénieur en affaires coloniales. Stepan Levynsky est invité à travailler au Congo, mais il refuse (bien qu’il s’agisse d’une offre lucrative) et commence à étudier le japonais à l’École des langues orientales de Paris.

Stepan Levynsky a Shanghai

Après avoir obtenu encore un diplôme, il soutient sa thèse de doctorat en études orientales et obtient (comme l’écrit Ivan Svit, journaliste ukrainien et personnalité publique en Extrême-Orient) « une connaissance parfaite de la langue japonaise ». Dans l’une de ses interviews, Levynsky lui-même raconte qu’après avoir terminé ses études, il a eu l’occasion de vivre pendant un an dans la Maison du Japon dans la Cité universitaire à Paris. C’est là qu’il a eu l’occasion de « voir de plus près la vie quotidienne des Japonais ». Plus tard, il a relaté ses impressions dans un livre distinct intitulé Depuis la maison japonaise (1932).

On ne sait pas grand-chose de la période du gymnase de Stepan Levynsky. Cela s’explique évidemment par le fait que cette période a été difficile pour sa famille. Son père, Ivan Levynsky, originaire de Dolyna dans la région d’Ivano-Frankivsk, était l’un des plus grands entrepreneurs de construction de Galicie (région occidentale de l’Ukraine) au tournant des XIXe et XXe siècles. La société Ivan Levynsky, constructeur de concessions à Lviv, a participé aux plus grands projets de la ville : la construction du théâtre municipal (aujourd’hui l’opéra), du nouveau palais de Lviv (aujourd’hui la gare centrale), de l’hôtel George et de l’hôpital Juif de Lviv. L’un des bâtiments les plus remarquables construits par Ivan Levynsky est celui de la compagnie d’assurance « Dnister ». Ihor Zhuk, chercheur et professeur d’histoire à l’Université catholique ukrainienne, estime que ces bâtiments témoignent du développement progressif de l’« ukrainisation » de l’espace urbain de Lviv il y a 100 ans.

 Le bâtiment qui a abrité la compagnie d’assurance « Dnister » jusqu’en 1939. Architectes : Ivan Lewiński, Tadeusz Obminski

Dans le même temps, l’histoire d’Ivan Levinsky démontre aussi les difficultés rencontrées par les entrepreneurs de Lviv ayant une opinion politique clairement définie. La position pro-ukrainienne a eu un impact négatif sur le succès de son entreprise de construction. De plus, comme l’écrit Ihor Zhuk, l’environnement des constructeurs et des architectes de Lviv était très compétitif. Alors déjà au début de la Première Guerre mondiale, en 1914, la situation de son entreprise est difficile. En 1915, Ivan Levinsky est arrêté par les troupes russes, puis il se retrouve en exil à Koursk. En 1916, sa femme Maria, la mère de Stepan, alors âgée de 19 ans, décède. Après que Ivan Levinsky ait soutenu la création de la République Populaire de l’Ukraine Occidentale et ait refusé de prêter serment de loyauté à la Deuxième République polonaise, sa situation est devenue encore plus difficile. En 1919, il meurt. Il n’est donc pas surprenant que Stepan, qui a survécu à une étape aussi difficile, quitte finalement sa ville natale et se rende à Paris.

Stepan Levinsky et la France

Chercheur ukrainien, Ilko Borshchak écrit dans ses mémoires que la France était d’une importance particulière pour Stepan Levinsky et qu’il l’aimait beaucoup. Dans une des interviews, Stepan dit que la littérature française et la vie en France ont eu un grand impact sur lui : « D’une manière générale, je dois beaucoup à la culture française et à plusieurs années de vie à Paris. Je crois que la littérature française est une très bonne école pour un jeune écrivain ».

Et dans une lettre de Paris datant de 1928, Levynsky exhorte son interlocutrice (nous ne connaissons pas son nom) à accorder plus d’attention aux relations avec la France.

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En particulier il pense aux jeunes, ou à tous ceux « pour qui il ne fait plus aucun doute que l’Ukraine sera grande et indépendante ». Selon lui, « il est temps de déplacer les colonnes d’Hercule de notre vision du monde de Berlin et Vienne à Paris et Londres ». C’est bien ici, en France, que Stepan Levynsky a découvert l’Asie, qui l’a captivé pour le reste de sa vie.

Baedeker ukrainien

Après avoir terminé ses études à Paris et à Bruxelles, Stepan Levinsky a beaucoup voyagé. Il a réuni toutes ses impressions en essais de voyage, qui ont été publiés sous forme de livres distincts à Lviv dans les années 1920 et 1930 et ont reçu de bonnes critiques. En 1926, il publie le livre Du Vésuve aux sables du Sahara, en 1932 – De la maison japonaise, pour lequel il reçoit même le prix Ivan Franko de la Société des journalistes et écrivains. En 1934, il publie Est et Ouest.

Mykhailo Rudnytsky, l’éditeur ukrainien des livres de Stepan Levinsky et Sofia Iablonska, a apprécié les essais de voyage de Stepan Levinsky, les comparant aux « baedekers » : guides de l’imprimerie du voyageur allemand Friedrich Bedeker, datant de la fin du XIXe siècle et très répandus en Europe à l’époque : « Nous ne savons pas si les impressions d’un voyage en Afrique apparaissent pour la première fois dans notre littérature. En tout cas, l’auteur est le premier à décrire le voyage avec la précision traditionnelle, comme les Bedeker, avec leur lyrisme dans leurs descriptions ».

Le livre Du Vésuve aux sables du Sahara, 1926

Le livre Du Vésuve aux sables du Sahara commence par une description du voyage de Stepan Levinsky de Naples à travers la Sicile en Afrique du Nord. « C’est étrange pour moi de regarder les petites maisons blanches éparpillées le long du rivage. C’est l’Afrique ! », écrit-t-il ses impressions sur le continent qu’il vient d’apercevoir à l’horizon. Les critiques de l’époque ont noté le style poétique de Stepan Levynsky. Selon Iurii Lypa, il était « un bon styliste et un homme du monde ».

Entre-temps, en raison de problèmes de santé et de difficultés financières, Stepan Levynskyi n’a pas pu voyager autant qu’il l’aurait souhaité. C’est ce qui ressort d’une lettre de Mykhailo Rudnytskyi à Sofia Yablonska, datée du 20 octobre 1932. Rudnytsky décrit le grand intérêt de Levinsky pour les récents voyages de Iablonska (elle venait de faire un tour du monde, qu’elle avait entrepris en décembre 1931) : « … Je viens de publier Stepan Levinsky Depuis la maison japonaise. Voulez-vous que je vous envoie ce livre?… Stepan est toujours très intéressé par vos souvenirs, il est jaloux que vous l’ayez précédé dans un voyage aussi exotique. Il n’est pas tout à fait en bonne santé… »

La vie en Extrême-Orient

Depuis 1936, Stepan Levinsky vit à Harbin (Mandchourie), où il travaille comme référent des affaires économiques au consulat de Pologne, et également comme traducteur japonais.

En 1937, il publie à ses frais, avec Ivan Svit, une carte de l’Ukraine Verte (nom ukrainien historique du territoire de la Mandchourie extérieure – la partie méridionale de l’Extrême-Orient – ndlr) et, parallèlement à son travail au consulat, il édite le premier dictionnaire ukraino-japonais (publié en 1944), qui comprend une préface de sa main en japonais et en ukrainien.

La carte de l’Ukraine Verte

Lors de son séjour à Harbin (il y vécut jusqu’en 1940), il fit trois voyages : au Japon, dans les montagnes de Corée et au pays de Jegol (Ivan Svit, avec qui ils s’y rendirent ensemble, expliquait que c’était un pays sur la frontière de la Mandchourie et de la Chine). À partir de 1940, il vit pendant une courte période à Shanghai, puis déménage à Pékin, où il commence ses études au Collège d’études chinoises et obtient son diplôme (encore un!) en 1941.

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En 1942, Lewinsky obtient un poste de traducteur du japonais au cabinet du gouverneur de l’Indochine française à Saïgon (aujourd’hui Hô Chi Minh-Ville). Il a vécu à Saigon pendant encore quatre ans, mais son état de santé se dégrade. Le 25 juillet 1946, il quitte Saigon pour la France. Comme l’écrit Ivan Svit, « les jours de Stepan Levinsky étaient déjà comptés » et le 8 octobre 1946, il décède. L’écrivain a été enterré en France, pays pour lequel il avait des sentiments particuliers, ainsi que pour l’Ukraine.