« Beaucoup de tensions en perspective… Le vote, on va le gagner, mais ensuite, l’après… ils vont essayer de falsifier, on va devoir se battre ». Le 27 octobre au soir, veille des élections en Géorgie, un vieil ami géorgien me glisse ces mots via un message vocal. Comme toujours, il avait raison. Il connaît par cœur son pays, et analyse son arène politique depuis près de 20 ans.
Cette soirée est suspendue, la Géorgie s’apprête à vivre l’un des scrutins les plus importants de son histoire. Europe ou Moscou ?
Les tensions, intimidations, pressions, sont déjà documentées mais la nuit est pleine d’espoir. En particulier pour la jeunesse, qui rêve toujours d’inscrire son futur et sa liberté à l’abri de l’impérialisme et de la brutalité du « monde russe ». Pour certains, notamment hors des villes, mais pas seulement, il s’agit aussi de vaincre la peur et le climat organisé à dessein par le pouvoir. Une journée historique se profile. Le FSB, déjà infiltré, aussi.
La rue géorgienne a choisi l’Europe depuis si longtemps, comme l’avait démontré, encore récemment, le 20 octobre dernier, une mobilisation colossale à Tbilissi, où près de 100 000 personnes, soit des chiffres gigantesques à l’échelle de ce petit pays, avaient arboré joyeusement des drapeaux géorgiens, européens, et ukrainiens. Une semaine plus tard, et après une tentative de contre-manifestation poussée laborieusement par le pouvoir de l’oligarque pro-russe à coups de bus remplis de fonctionnaires sous pression et d’argent, ce réveillon électoral était attendu plutôt sereinement. Une mobilisation sans précédent de la société civile souhaite un bon déroulement du scrutin, à l’émargement de tous, à la circulation de l’information, partout, y compris en diaspora, sautant un à un les obstacles, établis, laborieusement aussi, par le pouvoir inféodé exponentiellement à Moscou depuis des mois. « L’essentiel est que le peuple puisse faire entendre sa voix. Peu importe le parti choisi ». 18 listes au menu.
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Mais il aura fallu anticiper les suppressions surprises et arbitraires d’adresses administratives dans certaines régions, rayant les inscrits des registres électoraux, la pression du pouvoir ayant cherché à récupérer les numéros d’identité des votants plusieurs semaines à l’avance sans que les gens ne comprennent exactement le but de cette collecte. Cette dernière s’est révélée, en plus des scènes de bourrage d’urnes manifestes et violentes dont la communauté internationale a pu prendre connaissance grâce à quelques extraits captés puis diffusés sur les réseaux sociaux, cruciale dans la falsification massive des résultats finaux annoncé dimanche, en parfaite et trop grande contradiction avec les données de plusieurs sondages de sorties des urnes de la veille et de la matinée.
De faux numéros d’identité auraient également été utilisés. Pour la première fois, des machines électroniques ont été acheminées dans de nombreux bureaux de vote. Elles sont désormais suspectes, et désignées comme les complices techniques des investissements du FSB les plus probables de cette scène de crime électif contre la souveraineté et l’indépendance géorgienne.
D’autres images sont venues témoigner de la fraude : des individus se frottant énergiquement, mais discrètement à l’extérieur des bureaux de votes, les doigts pour tenter d’enlever un « markireba », le produit chimique usité traditionnellement en Géorgie pour indiquer qu’une personne a bien déjà reçu un bulletin de vote. En vain. Cette marque censée par ailleurs être vérifiée par un assesseur à l’entrée ne l’a pas été partout là cela était encore nécessaire. Rarement dit-on, et de manière inefficace.
Entre-temps, la Présidente indépendante de la Géorgie, Salomé Zourabichvili avait perdu le contact avec le ministère de l’Intérieur, des violences ont éclaté, les locaux d’un parti d’opposition auraient été la cible d’une « descente » agressive d’individus non identifiés. Le Rêve Géorgien, parti au pouvoir, rebaptisé Cauchemar Géorgien par la population, avait annoncé sa victoire.
Désormais, il faut répertorier les preuves. Des intimidations, des agressions, des chantages, des menaces de représailles, dans les villes, dans les campagnes, à l’endroit des journalistes, des associations, des membres du service public, de l’opposition, des simples citoyens. L’opposition, justement, annonce une déclaration d’urgence imminente, certains parlementaires décident qu’ils ne siègeront pas et ne reconnaissent pas les résultats, passés en quelques heures d’une victoire nette de l’opposition à une défaite tout aussi nette clamée par les responsables pro-russes du Rêve Géorgien. Tbilissi s’endort, stupéfiée. Quelques partisans de l’oligarque tentent de produire des images Potemkine de feu d’artifice et de minuscule cortège d’automobiles célébrant leur victoire dans la capitale.
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Cela ne prend pas… Les rues sont vides. Les couleurs sont fades. Les visages sont mornes, ou dissimulés. Les mots inauthentiques. La situation injuste. Nous avons déjà vécu cette scène…
La mission d’observation conjointe des acronymes de l’Office des institutions démocratiques et des droits de l’homme de l’OSCE (ODIDH), de l’Assemblée parlementaire de l’OSCE (OSCE PA), de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (PACE), de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN (OTAN) et du Parlement européen (PE) note dès le lendemain matin « qu’un déséquilibre important des ressources financières et les nombreux avantages tirés par le parti au pouvoir ont contribué à un terrain de jeu déjà inégal » dans son communiqué.
« Compte tenu des cas d’achat de vote, du climat généralisé de pression et de l’intimidation organisée par le parti avant et pendant les élections, en particulier dans les zones rurales, des questions sur l’impartialité des institutions de l’État, nous exprimons nos préoccupations concernant les conditions électorales », lit-on un peu plus loin dans le texte. Inquiétudes. Préoccupations. Nous avons l’impression d’avoir déjà lu ce communiqué. Il n’en demeure pas moins que ces mots sont écrits et endossés par toute la mission des acronymes, réunis également en conférence de presse des observateurs du scrutin ce 27 octobre, où des mots encore plus forts seront prononcés : « Nous avons constaté des cas d’achats de voix, en particulier dans les zones rurales (…) un système de surveillance et de contrôle des électeurs (…) Un tableau clair d’un stratagème sophistiqué, généralisé et bien orchestré ».
A la question d’un journaliste présent, de savoir si les élections ont été volées, l’observateur répondra qu’il n’est pas de son ressort de répondre. Un peu plus tôt, une partie de l’opposition pro-européenne s’est exprimée, dénonçant des élections confisquées au peuple géorgien et un coup d’état constitutionnel :
« Nous avons identifié le mécanisme de fraude de masse (…) Le Rêve Géorgien ne sera pas en mesure de diriger ce pays et devra reconnaître sa défaite. Ce n’est pas la Russie ou le Venezuela, c’est la Géorgie ! »
Pendant la campagne, le pouvoir a en effet diffusé des déclarations publiques sur son intention d’interdire les principaux partis d’opposition après les élections. Les observateurs ont également noté des rapports « d’intimidation, de coercition et de pression sur les électeurs, en particulier sur les employés du secteur public et d’autres groupes, soulevant des inquiétudes quant à la capacité de certains électeurs à voter sans craindre de représailles ».
« Les gens ne comprennent pas ce qu’il s’est passé », détaille Kety, citoyenne géorgienne, impliquée dans la mobilisation de la société civile pro-européenne, avec qui je passe aussi cette première soirée « de l’après », « il y a 5 mois, le gouvernement a changé la loi, la constitution. Ce qui lui a permis de choisir ses propres scrutateurs, et de les acheter, sans demander à quiconque l’autorisation de modifier le texte constitutionnel ! 3 semaines avant le vote, des habitants ont été choqués par des collectes systématiques de données personnelles et d’identités, à domicile, par des fonctionnaires évasifs, mais pressants, sur le pourquoi de ces listes qui étaient en train de s’établir. C’est pourtant interdit ».
Ces numéros d’identité auraient permis aux appareils électroniques de vote de tourner tels des rotatives truquées en faveur du Rêve Géorgien pro-russe, à l’origine de vagues de doubles-votes, « d’une ampleur inouïe », poursuit-elle. L’opacité et le fonctionnement de l’installation de ces nouveaux appareils « relève de l’obscurité » totale et n’a manifestement permis de générer la confiance de tous…
« Cela fait 3 mois qu’ils (le gouvernement, ndlr), annoncent une victoire à 60%, alors que tous les sondages indépendants les plaçaient plutôt autour de 32-36%. La fraude est tellement flagrante ! On parle d’un schéma de falsification planifié par Moscou. Depuis longtemps ».
« Pour la première fois, des appareils électroniques ont été utilisés dans la plupart des bureaux de vote, et l’administration électorale a fait un effort important pour éduquer les électeurs sur leur utilisation avant le jour du scrutin. Le jour de l’élection était généralement bien organisé sur le sens temps procédural et ordonné, mais il était marqué par un environnement tendu. Le secret du vote a été fréquemment compromis et il y a eu des rapports d’intimidation et de pression sur les électeurs », poursuit le communiqué des acronymes réunis.
J’écoute également Tamara, figure, elle aussi de la société civile géorgienne, me raconter avec tristesse, mais détermination, toutes les montagnes soulevées à l’occasion de ces élections qu’elle aurait tant voulu démocratiques et libres, et pour auxquelles tant de ses compatriotes se sont rendus massivement.
« On a suivi toutes les procédures, toutes les lois, contraintes, scrupuleusement, pour que les bureaux de votes soient conformes aux normes européennes. Nous, on a fait campagne pour le droit de vote des gens, pas pour un parti ! Ils ont tout saboté. Des jeunes ont été agressés ! Me concernant, du jour au lendemain, et à la dernière minute, j’ai constaté, comme d’autres, que mon adresse abkhaze avait été effacée des registres officiels, alors que j’avais toujours pu la conserver jusque-là concernant les élections. Nous avons dû faire encore un autre cadeau aux Russes pour avoir le droit de voter dans mon pays : j’ai dû changer d’adresse administrative, m’inscrire sur une liste « spéciale », c’est-à-dire leur céder et renoncer jusqu’à l’adresse de ma ville natale (géorgienne, occupée par la Russie depuis 2008, ndlr), à laquelle je tenais tant, pour pouvoir participer au scrutin. C’est insupportable. Ce soir, nous sommes épuisées. Mais hors de question d’abandonner ».
Salomé Zourabichvili, hier soir, dans une déclaration extrêmement attendue, a décidé de ne pas reconnaitre ces élections comme légitimes et que rien ne pourra y changer. Elle qualifie la situation de « fraude totale, de falsification totale et d’opération spéciale russe ». Les mots sont lâchés. L’éléphant scrutateur, collant et bien connu de la pièce de théâtre qui se joue depuis des semaines et des semaines est nommé.
Les observateurs expriment leurs inquiétudes, les messages de soutiens internationaux affluent mais beaucoup de Géorgiens, avertis, regardant du côté de l’Ukraine, de Maidan, et de leur propre histoire, savent très bien, même si tous les mots sont importants, que leur futur européen est avant tout entre leurs mains. Ce 28 octobre, un appel à manifester était porté par la Présidente, pro-européenne et indépendante, sur l’iconique avenue Rustaveli, menant à la non moins iconique Place de la Liberté de Tbilissi. Il faudra encore vaincre les peurs ce soir, et probablement ceux qui vont suivre. Le gouvernement pro-russe a prévenu, et sur cet unique point nous le croyons aisément, « il est prêt à tirer ».
Avant Boutcha, il y a eu aussi l’Abkhazie. Et ce 28 octobre, bien avant l’heure annoncée, les avenues de Tbilissi sont plus que bondées. Les couleurs sont vives. Rouge, blanc, jaune, et bleu éclatants. Les visages dessinent l’espérance. Les mots et les cris sont sincères. L’hymne européen réonne partout.
Nous avons déjà vécu cette scène.
Sakartvelo Gaumarjos ! Slava Ukraini !