Hanna Leksina critique d'art

Mykola Krytchevsky, artiste ukrainien à Paris dans l’entre-deux-guerres

Culture
22 mars 2024, 19:40

L’Ukraine rend hommage à l’artiste postimpressionniste Mykola Krytchevsky, né à Kharkiv. Il a vécu, travaillé et est mort à Paris. Krytchevsky s’est porté volontaire pour la Seconde Guerre mondiale en tant que citoyen français. Il maîtrisait plusieurs techniques (gouache, huile, détrempe, etc.), mais s’est fait connaître surtout en tant qu’aquarelliste virtuose, maître des paysages urbains lyriques. Voyageant à travers l’Europe, il a enrichi son art de centaines d’aquarelles de paysages de France, d’Italie, d’Autriche et de Suisse.

Paris, 1930. Une exposition des artistes du « Groupe Ukrainien » s’ouvre dans la galerie du cinéma d’avant-garde Studio 28 à Montmartre. Le carton d’invitation est rempli de noms d’artistes ukrainiens émigrés – Mykola Glutchenko, Mykola Krytchevsky, Vasyl Perebyinis, Vasyl Khmeliouk… Ils se déclarent haut et fort comme Ukrainiens, tandis que l’Ukraine n’existe pas en tant qu’État sur la carte du monde, et la majeure partie de son territoire reste occupée par le régime totalitaire bolchevique (soviétique).

Illustration. Invitation à l’exposition « Un groupe ukrainien » dans la galerie « Studio 28 ». Paris. France. 1930 / TsDAMLM d’Ukraine

Illustration. Atelier 28. Paris. France. Moderne voir / Shutterstock

Dans cette période de l’entre-deux-guerres, Paris connaît un essor artistique considérable. Des artistes du monde entier viennent ici à la recherche de l’inspiration et de la gloire. De nombreux artistes émigrés s’installent à Montparnasse et à Montmartre, remplissant cafés, ateliers et studios.

En 1925, le critique d’art André Varnot invente le terme d’École de Paris, fédérant sous ce nom la communauté internationale des artistes ayant vécu et travaillé dans cette ville. L’École de Paris fleurit dans les années 1920 et 1930. A cette époque, de nombreux artistes ukrainiens vivent dans la capitale française. Presque tous font partie de la deuxième vague d’émigration causée par la Première Guerre mondiale et la défaite de l’indépendance ukrainienne de 1917-1921. Ce sont principalement des intellectuels qui sont partis : scientifiques, personnalités publiques et politiques, écrivains et artistes. La plupart d’entre eux se sont installés dans les pays européens. De nombreux artistes ukrainiens ont choisissent Paris, la capitale artistique de l’Europe, qui leur offre de nombreuses opportunités.

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Voici une photo réalisée en 1933 dans l’atelier parisien de l’artiste Severyn Boratchok. On y voit douze artistes ukrainiens : Mykhailo Andriyenko, Klyment Redko, Vasyl Perebiynis, Mykola Hloustchenko, Vasyl Yemets, Vasyl Khmelyuk, Oleksandr Lagoutenko, Mykola Krytchevsky, Oleksandr Savtchenko-Bilsky, Roman Touryn, Oleksa Tretyakiv et Severyn Boratchok. Par la suite, cette photo a été imprimée dans le catalogue de l’Exposition d’images du Groupe parisien, tenue à Lviv en 1933. Des peintres français et italiens avaient été également invités.

Illustration. Un groupe d’artistes ukrainiens à Paris. De gauche à droite dans la rangée du haut : Mykhailo Andriyenko-Netchitaylo, Klyment Redko, Vasyl Perebiynis, Mykola Gloustchenko, Vasyl Yemets, Vasyl Khmelyuk, Oleksandr Lagoutenko, Mykola Krychevsky, Oleksandr Savtchenko-Bilsky, Roman Touryn. De gauche à droite dans la rangée du bas : Oleksa Tretiakov, Severyn Boratchok. 1933 / TsDAMLM d’Ukraine

Le « Groupe ukrainien » n’a jamais été une association ou une société spécifique, mais c’est sous ce nom que les artistes ukrainiens se sont rassemblés et ont activement exposé leurs œuvres dans les galeries parisiennes dans les années 1930. Quatre expositions emblématiques du groupe eurent lieu dans l’entre-deux-guerres : deux à Paris et deux à Lviv.

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Le premier événement se tint en 1930 dans la galerie du cinéma « Studio 28 » à Montmartre, ouvert deux ans plus tôt sur le site d’un ancien cabaret situé au 10 rue Toloze. L’année suivante, en 1931, le « Groupe ukrainien » participe à la première exposition collective organisée par l’Association des artistes ukrainiens indépendants à Lviv. Puis, en 1932, les artistes ukrainiens du groupe parisien présentent leurs œuvres lors d’une exposition à la Galerie Léon Marseille sur le quai Voltaire. La même exposition était présentée un an plus tard, en 1933, au Musée national de Lviv.

Illustration. Couverture du catalogue de l’exposition des peintures du groupe parisien d’artistes ukrainiens avec la participation d’artistes français et italiens invités. Musée national de Lviv. 1933 / TsDAMLM d’Ukraine

Photo provenant de sources publiques: artiste Mykola Kruchevsky

Dans sa préface au catalogue de 1933, l’artiste et critique d’art Oleksandr Lagoutenko écrit : « L’art ukrainien a déjà donné au monde le grand sculpteur Arkhipenko, dont les idées sont encore utilisées par toute une galaxie de maîtres parisiens. Et bien que l’Ukraine n’ait pas encore d’artiste égal à Arkhipenko dans la peinture moderne, un certain nombre de peintres talentueux travaillent depuis longtemps à Paris, présentant notre peinture natale sur la scène mondiale. Le néoclassicisme de Babiy, une évolution intéressante du constructivisme à la peinture pure, vers laquelle passe Netchitaylo-Andriyenko, la virtuosité dans la représentation du corps féminin de Gloustchenko, la puissance du sens des couleurs de Grystchenko, la netteté des portraits de Khmelyuk, la tendresse des paysages verts transparents de Krytchevsky, la transmission musicale du mouvement chez Levytska, le colorisme de Radek, Perebiynss et Tretiakov, donnent toute une gamme des directions que suivent les peintres ukrainiens... ».

L’artiste franco-ukrainien Mykola Krychevsky (1898-1961), aquarelliste, maître du paysage lyrique et représentant d’une importante dynastie artistique ukrainienne, participe à plusieurs expositions du groupe parisien.

Installé à Paris en 1929, il vécut plus de 30 ans en France, devenue sa deuxième patrie. « J’ai deux amours : mon pays et Paris », paraphrasant la célèbre chanteuse franco-américaine Joséphine Baker.

Ayant rejoint le « Groupe ukrainien », il participe aux quatre expositions collectives de Paris et Lviv mentionnées plus haut.

Illustration. De gauche à droite : Vadym Stcherbakivsky, Mykola Gloustchenko, Mykola Krychevsky, Maria Gloustchenko, Vasyl Perebijnis dans l’atelier de Mykola Gloustchenko. Paris. France. 1931 / Collection privée

Parmi les amis émigrés de Krytchevsky se trouvait Volodymyr Raikis, originaire d’Odessa, directeur de la galerie parisienne « Zak », qui jouissait d’une certaine notoriété au début des années 1920 : elle acceillit une exposition personnelle du célèbre peintre Vassily Kandinsky, ainsi que des œuvres d’Amadeo Modigliani et de Marc Chagall. Raikis fut le premier à reconnaître le talent artistique de Krytchevsky, il commença à exposer ses œuvres à la vente et organisa en 1933 l’une des premières expositions personnelles de l’artiste à Paris.

Le cercle de connaissances de Krytchevsky comprenait aussi des Français célèbres : l’écrivain et dramaturge Charles de Peyre-Chappey et le sénateur Roger Lachèvre. Grâce à de Peyre, l’artiste travaille comme décorateur au Théâtre Hébertot et au Théâtre des Arts parisiens, réalisant les décors des pièces du dramaturge (années 1930-1940). Il crée également une série d’illustrations pour l’édition française de Taras Boulba de Mykola Gogol (1945). Le sénateur Lachèvre était un grand connaisseur d’art et avait acheté plusieurs de ses œuvres pour sa collection.

Illustration. Mykola Krytchevsky. La Seine. Papier, aquarelle. 1950. Source: euro-art.com.ua

Krytchevsky aimait produire ses croquis sur les quais de Seine. Le Pont Neuf resta son sujet préféré pendant près de 30 ans. Lorsqu’il sortait dessiner, il portait toujours une chemise blanche et une cravate, dont il prenait grand soin, pour ne jamais la salir avec de la peinture. Quel que soit le temps, il pouvait rester assis à un endroit pendant des heures et peindre Paris – léger, presque en apesanteur, rempli de l’air humide de la Seine, des paysages urbains.

Illustration. Mykola Krytchevsky. Le Pont Neuf. Papier, aquarelle. 1960 / Collection privée

Dans les années 1950, l’artiste apparaît dans les pages du magazine américain LIFE : parmi les touristes et les Parisiens, Krychevsky peint Paris à son chevalet, une palette à la main. Sans s’en douter, il est devenu l’un des personnages d’un photo-reportage.

Illustration. Mykola Krytchevsky au travail. Quai de la Seine. Paris. France. 1950 / Musée de la diaspora ukrainienne

A partir de 1948, l’artiste se rend à Venise deux fois par an, au printemps et à l’automne. Il est fasciné par l’architecture ancienne de la ville, qu’il reproduit souvent, et par les collections uniques des musées locaux. A partir de 1954, il va régulièrement aux États-Unis pour rendre visite à ses proches : son frère et sa sœur. En Amérique, l’artiste peint les gratte-ciel, une nouvelle architecture urbaine qui n’existait pas dans la vieille Europe.

Illustration. Mykola Krytchevsky. Venise. Papier, aquarelle. 1952. Source: dykat-auction.com.ua

Dans les dernières années de sa vie, les thèmes ukrainiens sont devenus particulièrement importants dans le travail de Krychevsky. Les souvenirs de de sa terre natale reviennent regulièrement dans ses œuvres des années 1950 et du début des années 1960 : « Paysage d’automne avec église » (1957), « Souvenirs d’Ukraine » (1960), « Couture » (1961) et d’autres, autant de souvenirs uniques de Krytchevsky sur le thème de sa patrie, qu’il n’a jamais oubliée : « Mykola Krytchevsky a toujours parlé de lui-même comme d’un artiste français, mais en faisant remarquer qu’il était né en Ukraine. C’est ainsi qu’il était perçu par la critique française » (Vadim Pavlovsky, « Svoboda », 1966).

Illustration. Mykola Krytchevsky. Paysage. Toile, huile. 1960 / Collection privée

L’artiste est décédé à Paris en 1961. Ses œuvres sont conservées dans des musées en France, au Canada et aux États-Unis, ainsi qu’à Kiev, Kaniv et Poltava. Il est resté dans les mémoires du monde des artistes pour sa technique unique de travail à l’aquarelle, une combinaison originale de peinture et d’encre. Toutes ses aquarelles, réalisées dans le style du postimpressionnisme, se distinguent par une palette de couleurs allégée, une aisance, une impression de transparence de l’eau et de légèreté de l’architecture.

Le 15 février 2024, le Musée de la diaspora ukrainienne de Kyiv a inauguré l’exposition « Les Ukrainiens à Montmartre », consacrée à une sélection d’artistes émigrés ukrainiens du XXe siècle, qui faisaient partie du « Groupe ukrainien », de l’École de Paris et avaient participé aux expositions parisiennes des années 30. L’exposition se concentre sur les œuvres de Mykhailo Andriyenko, Mykola Gloustchenko, Oleksa Grystchenko, Mykola Krytchevsky, Sofia Levytska, Vasyl Perebiynis et Vasyl Khmelyuk, peintes dans les années 1920 et 1930. Des photos d’archives d’artistes et des activités du « Groupe ukrainien » complètent l’exposition. Elle est ouverte jusqu’au 19 mai à l’adresse suivante : Kyiv, str. Kniaz Ostrozki, 40B.

Illustration. Affiche de l’exposition « Les Ukrainiens à Montmartre ». 2024 / Musée de la diaspora ukrainienne