Mobilisation des femmes : pourquoi le service militaire en Ukraine reste l’affaire des hommes

Guerre
11 juin 2024, 13:45

L’agression russe et la guerre en Ukraine incitent les pays européens à revoir leurs stratégies de sécurité. Les États augmentent le nombre de réservistes, multiplient les exercices militaires ou encore renforcent leurs stocks d’armes. Dans ce contexte, le gouvernement danois vient d’annoncer son intention de rendre le service militaire obligatoire pour les femmes pour pouvoir faire face à la menace russe.

Paradoxalement, contrairement à Copenhague, Kyiv ne se presse pas d’emprunter ce chemin et cela malgré le fait que l’Ukraine manque cruellement de soldats au front. Aujourd’hui encore, les Ukrainiennes ne rejoignent les forces armées que sur une base de volontariat et disent rencontrer de nombreux obstacles quand elles le font.

Le président Zelensky a tranché cette question en personne lors de sa conférence de presse du 19 décembre 2023 : « Non, il n’y aura pas de mobilisation des femmes. Quant à l’abaissement de l’âge de mobilisation, si les arguments plaident en faveur d’une telle décision, j’irai dans ce sens ».

Selon les dispositions de la nouvelle loi sur la mobilisation, entrée en vigueur ce 18 mai, seules les femmes ayant une formation médicale ou pharmaceutique sont tenues de s’inscrire sur le registre militaire. Les femmes ayant des métiers compatibles peuvent le faire selon leur propre souhait, mais contrairement aux hommes, même celles inscrites au registre militaire obligatoire peuvent quitter le territoire et ne peuvent être appelées que « sur une base de volontariat ». De même, la formation militaire de base, obligatoire pour les hommes âgés de 18 à 25 ans, reste facultative pour les jeunes femmes.

Photo: Roman Malko

« Pour autant que je sache, les unités de l’armée ukrainienne ne sont pas très disposées à mobiliser les femmes. La campagne de recrutement ne les cible pas », explique à Tyzhden l’attachée de presse de la 93e brigade mécanisée, Iryna Rybakova.

Elle argumente par le fait que l’armée ukrainienne a surtout besoin de fantassins, donc des individus physiquement forts et résilients : « Les conditions auxquelles sont confrontées les fantassins ukrainiens sont inhumaines. Vous ne souhaiteriez cela ni à un homme, ni à une femme. Il leur arrive de faire sept kilomètres à pied, de nuit, en portant sur eux les munitions, l’eau et les vivres, tout cela sous le feu ennemi. Il n’y a que des hommes qui peuvent endurer ça », poursuit-elle.

Selon les chiffres du ministère de la Défense, soixante-deux mille femmes servaient dans les forces armées ukrainiennes au début de l’année 2024. Étant donné que jusqu’en 2018, les femmes ne pouvaient pas officiellement occuper des postes de combat, cette situation perdure encore largement : selon les mêmes statistiques de l’année 2024, seules quatre mille femmes servent actuellement dans la zone de combat et plus de treize mille ont obtenu le statut d’anciens combattants.

Iryna Rybakova souligne qu’il existe tout de même des unités où les femmes sont beaucoup plus présentes. C’est par exemple le cas de la Garde nationale d’Ukraine, une formation militaire relevant du ministère de l’Intérieur : on peut y rencontrer beaucoup de femmes très intégrées dans les équipes et occupant des postes de combat. Elle dit avoir trouvé l’explication de cette situation en s’entretenant avec les femmes servant dans ces unités. Il se trouve que beaucoup d’entre elles viennent de la police, où il est dans l’ordre des choses que les équipes soient mixtes et où les hommes et les femmes ont l’habitude de travailler ensemble en patrouille : « On y a l’habitude de travailler avec des coéquipières. Dans ces unités, les femmes ont toujours été perçues non pas comme des femmes mais avant tout comme des collègues ».

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Toutes les femmes militaires ayant été interrogées par Tyzhden confirment cette difficulté de « percer » dans l’armée et le besoin de « s’y frayer un chemin ». Et pourtant, le besoin des forces armées ukrainiennes en combattants est tel que le débat sur l’implication plus large des femmes revient régulièrement.

Yaryna Chornohuz, poétesse ukrainienne servant dans l’armée, propose de créer des unités exclusivement féminines. Une unité de ce genre est déjà en train de recruter et verra bientôt le jour : elle sera composée de femmes pilotes de drones.

« Certains pensent que les unités exclusivement féminines vont à l’encontre du féminisme à cause de la ségrégation, mais j’ai une vision plus pragmatique. Dans les faits, il y a beaucoup d’unités purement masculines où l’on ne recrute pas de femmes. Si ces unités existent, alors pourquoi ne pas en faire au moins une ou deux purement féminines ? Il y a beaucoup de femmes qui aimeraient occuper des postes de combat dans l’armée, mais qui comprennent qu’il est peu probable qu’elles soient prises dans des unités dont les femmes sont exclues », explique-t-elle.

À terme, de telles unités pourraient améliorer l’intégration des femmes dans les unités militaires mixtes : « Si ces unités purement féminines fonctionnent bien et font leurs preuves, les femmes seront mieux perçues et acceptées dans les unités mixtes », estime-t-elle.

Elle souligne également la nécessité de réviser certaines normes sociales afin que le service militaire ne soit plus perçu comme un devoir masculin. Parmi l’une de ces évolutions nécessaires, elle cite l’obligation de la formation militaire de base pour les jeunes des deux sexes : « Si nous l’avions fait il y a deux ans, aujourd’hui, la question de la mobilisation des femmes ne serait pas si polémique. Cette mobilisation serait une suite logique des choses : si tout le monde suit une formation militaire de base, il est alors naturel de mobiliser tout le monde ».

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En attendant, de plus en plus de femmes s’engagent dans l’armée et les statistiques montrent une nette augmentation du nombre de femmes dans les écoles militaires. « Avant l’invasion à grande échelle, les jeunes filles représentaient 30 à 40 % de nos étudiants, aujourd’hui ce taux s’élève à 50 %. Contrairement aux jeunes hommes qui peuvent être mobilisés et s’y préparent, ces jeunes femmes le font par choix », explique Natalia Lytvynenko, conseillère du directeur de l’Institut militaire de l’Université nationale Taras Chevtchenko.

C’est le cas de Natalia Sad, attachée de presse et future artilleuse. Natalia a rejoint l’Institut militaire au printemps 2022, immédiatement après la libération de la région de Kyiv, mais dit y avoir pensé plus tôt, plusieurs mois avant l’invasion russe, quand il devenait de plus en plus évident que l’on ne pourrait pas y échapper.

« Quelles étaient mes motivations ? demande Natalia. Tout d’abord, je voulais survivre. Deuxièmement, je voulais me rendre utile. Troisièmement, j’étais lucide quant au fait que tant que la Fédération de Russie est notre voisin, l’invasion à grande échelle est inévitable, je devais donc apprendre à me défendre moi-même, et à défendre ma famille et mon pays ».

Au moment de l’invasion russe, Natalia travaillait à Ukroboronprom (entreprise publique de fabrication d’armes), dont elle est devenue la porte-parole : « Cela est devenu mon défi personnel d’apprendre à parler la même langue que les militaires pendant la guerre ». Aujourd’hui, elle fait partie des 10% des femmes qui étudient la spécialité « Artillerie terrestre », mais elle dit que le ratio peut être inverse pour d’autres spécialités. Par exemple, il y a moins d’hommes dans les spécialités militaires telles que le « Soutien moral et psychologique » ou même les « ATGM » (artilleurs antichars).

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Plusieurs raisons ont guidé le choix de Natalia : « Tout d’abord, je serais mauvaise en tant que fantassin. J’évalue objectivement ma condition physique. Deuxièmement, l’orientation du soutien moral et psychologique, très prisée par les filles, ne m’attire pas… Troisièmement, j’ai obtenu mon diplôme avec une spécialisation en physique et en mathématiques, je suis performante en management, et parmi tous les types d’armes, j’ai toujours été le plus attirée par la puissance de feu de l’artillerie : obusiers, canons, MLRS ».

Fin juillet, son peloton prêtera serment, et Natalia dit qu’une unité de combat l’attend déjà, car on a besoin de bons spécialistes, et le sexe n’a pas d’importance pour le commandant de cette unité. Toutefois, un autre commandant lui a dit qu’il ne la recruterait pas dans son unité à prédominance masculine, en expliquant son choix par le fait qu’il veut éviter des problèmes en cas où l’un de ses collègues tombe amoureux d’elle.

Kateryna, scientifique et mère de famille nombreuse, est un autre exemple de femme ayant fait le choix du service. Son chemin diffère de celui de Natalia : depuis le début de l’invasion à grande échelle, elle apportait son aide aux soldats en tant que bénévole, mais, en 2023, elle a senti qu’elle devait franchir le pas et rejoindre les rangs des forces armées.

« Mon mari et moi avons convenu que je serai la première à servir dans l’armée », raconte-t-elle à Tyzhden. Depuis le mois de février, elle suit une formation et aujourd’hui, elle s’apprête à rejoindre une unité de combat.

La guerre en Ukraine provoque de nombreux débats sur les droits et les obligations, en Ukraine comme ailleurs. La société ne condamne pas les femmes parce qu’elles ne veulent pas défendre leur pays les armes à la main. On peut débattre sur les causes de cet état de fait, toujours est-il que si rien ne change et si l’Ukraine perd la guerre à cause de cela, les femmes ukrainiennes perdront autant que les hommes. C’est cette évidence qui pousse beaucoup d’entre elles à affronter à la fois le plafond de verre de l’armée en même temps que leur ennemi direct.