Le nombre de femmes engagées dans l’armée ukrainienne a été multiplié par trois en deux ans. La guerre transforme l’institution, et fait que le corps des officier se féminise. Elle fait aussi évoluer la société, même si certains stéréotypes demeurent.
Actuellement, plus de 43 000 femmes servent dans l’armée, soit 12 000 de plus qu’en 2021, et près de 29 000 de plus qu’au début de la guerre dans l’est et le sud du pays en 2015. L’augmentation du nombre de femmes dans l’armée s’est produite progressivement et s’est accompagnée de changements correspondants dans la législation ukrainienne. Les plus importants d’entre eux sont :
1) la loi ukrainienne « portant modification de certaines lois ukrainiennes garantissant l’égalité des droits et des chances pour les femmes et les hommes », grâce à laquelle les femmes ont eu la possibilité d’être promues à des postes de responsabilité, ainsi que leur permettant de servir jusqu’à 60 ans ;
2) l’autorisation de faire des études supérieures à orientation militaire et, par conséquent, de recevoir tous les niveaux de formation professionnelle (à partir de 2019) ;
3) l’arrêté « portant approbation des modifications de la liste des spécialités comptables militaires des officiers », qui a supprimé toutes les restrictions imposées aux femmes dans le cadre du choix du type d’activité dans l’armée (les derniers postes ouverts aux femmes dans les Forces armées étaient : plongeurs sous-mariniers, pompiers et techniciens de substances explosives) ;
4) l’introduction de l’enregistrement militaire obligatoire pour les femmes (à partir de 2021).
Après le début de l’invasion à grande échelle, le nombre de femmes dans les forces armées a considérablement augmenté : en juillet 2022, 7 000 femmes avaient rejoint l’armée. Le seul précédent à cette situation au cours des années de guerre dans l’est et le sud du pays était l’année 2014. Cependant, y a-t-il eu des changements dans la conscience et la perception d’une présence aussi massive de femmes dans l’armée ?
Infographie : Tyzhden.fr
La position des femmes dans la guerre dans toutes ses dimensions se transforme en fonction des périodes et des changements de circonstances. Dans les faits, les femmes militaires ont presque les mêmes droits et responsabilités que les hommes : elles ont un uniforme adapté à leurs besoins et leur morphologie, et leurs discours sont plus que jamais entendus dans l’espace médiatique.
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« Si en 2018, plus de la moitié étaient d’accord avec le fait que les femmes en Ukraine devraient avoir les mêmes chances que les hommes pour travailler dans les forces armées et dans d’autres formations militaires, en 2023 cette opinion est devenue beaucoup plus populaire. En fait, près d’un an après l’invasion à grande échelle, la moitié des personnes interrogées sont tout à fait d’accord avec cette affirmation. Autrement dit, le soutien total à l’égalité des droits et des opportunités pour les femmes et les hommes de travailler dans les forces armées et autres formations militaires a doublé au cours des quatre dernières années et demie de guerre. Et ce n’est pas surprenant, car depuis près de 10 ans de guerre, de plus en plus de femmes rejoignent les rangs des forces armées », explique Tamara Marceniuk, spécialiste des études de genre et sociologue, dans un commentaire à Tyzhden.fr.
Les femmes prennent les armes et rejoignent les rangs des forces armées ou occupent des postes où les armes ne sont pas nécessaires. Elles entrent dans les écoles militaires, se professionnalisent. Il n’existe pas de rôles préétablis pour les femmes car il faut accroître nos capacités universelles en fonction des circonstances extérieures.
« Il est intéressant d’examiner les résultats d’un sondage d’opinion concernant la volonté des Ukrainiens (hommes et femmes) d’opposer une résistance armée pour mettre fin à l’occupation russe de l’Ukraine. En général, la majorité des Ukrainiens (hommes et femmes) sont prêts à le faire. Si nous combinons les réponses « tout à fait prêt/e » et « plutôt prêt/e », nous constatons que 70,2 % sont prêt/es à opposer une résistance armée. Bien entendu, ce sont surtout les hommes qui choisissent ces options. Nous constatons que 77,4 % des hommes et 64,3 % des femmes y sont prêt/es, c’est-à-dire la majorité des Ukrainiens et des Ukrainiennes », note Tamara Marceniuk.
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Les femmes s’inscrivent dans un espace qui évolue constamment sous leur influence. Il s’agit à la fois d’un espace physique (casernes et bases militaires), où le séjour est adapté aux besoins des femmes et des hommes, et d’un espace discursif, conversationnel, dans lequel se construisent les réactions sociales aux changements. Les femmes sont prêtes à rejoindre les forces armées ukrainiennes et le font déjà activement, réformant la sphère militaire du pays et la complétant professionnellement. Il ne s’agit pas seulement d’unités de combat sur la ligne de front, mais aussi d’établissements d’enseignement supérieur situés dans des territoires en paix.
L’avocate Iryna Kvaskova est l’une de celles qui ont décidé d’étudier dans un établissement d’enseignement militaire. Elle a pensé à plusieurs reprises à aller apprendre un métier de combattant, dans lequel elle était soutenue par son frère Eugène, volontaire et combattant du 207e bataillon de la défense territoirale des Forces armées ukrainiennes, décédé en avril 2023 alors qu’il défendait l’Ukraine. Elle a pris sa décision après la libération de l’oblast de Kyiv : « Pendant un an et demi, je n’ai fait que me convaincre de la justesse de ma décision, notamment en choisissant une spécialité de combat [l’artillerie – ndlr)]. Le département militaire de l’Académie n’oblige pas à s’engager dans les Forces armées, mais donne seulement une spécialité militaire en plus d’une profession civile. Cependant, une guerre à grande échelle fait rage en Ukraine. Le devoir de protéger la patrie incombe de manière égale aux femmes et aux hommes. Nous ne savons pas où et quand une escalade pourrait survenir, nous ne savons pas où et qui pourrait se trouver dans la zone de guerre. Tout le monde doit être prêt à participer directement à la guerre au sein des Forces de défense », déclare-t-elle à Tyzhden.
Iryna admet qu’elle est toujours confrontée à des stéréotypes concernant son choix d’étudier dans une institution militaire : « Certains pensent que je recherche l’aventure et une source d’adrénaline. D’autres romancent encore la guerre et pensent que j’ai hâte d’être au point zéro, etc ». Toutefois, selon elle, ce genre de réflexions se font entendre uniquement hors de son établissement. Les étudiants, les enseignants, les collègues comprennent le choix d’Iryna et le respectent.
Les femmes devraient avoir les mêmes chances que les hommes de travailler dans les forces armées ukrainiennes et dans d’autres formations militaires.
Infographie : Tyzhden.fr
Il existe une sorte de double plafond de verre, similaire au concept habituel de plafond de verre (utilisé pour désigner les barrières invisibles qui limitent l’avancement professionnel des femmes, et pas seulement elles), qui crée des obstacles invisibles pour que les femmes accèdent à des professions ou des emplois stéréotypés masculins. En Ukraine, le premier plafond a été surmonté : la société comprend que les femmes ont le droit et la possibilité d’agir activement dans l’armée, à n’importe quel poste. Mais il en existe bel et bien un autre : c’est comme si les femmes faisaient ce choix par caprice ou pour pimenter leur vie. Cependant, la motivation des femmes ne diffère pas de celle des hommes : c’est la protection de la patrie, des proches et de ceux qui sont incapables de se protéger. Ce désir de protection est universel et ne dépend pas du sexe.
« Personne n’est surpris par les femmes médecins de combat, même si c’est un travail extrêmement difficile et risqué. Cependant, les gens sont encore surpris de voir une femme occuper un poste de combat ou de commandement. Pourtant, le nombre de femmes dans les forces armées est en constante augmentation, surtout depuis le 24 février 2022. Ce sont ces femmes qui sont les moteurs du changement, tant en termes d’égalité des chances professionnelles que de perception adéquate des femmes militaires dans la société », note Iryna Kvaskova.
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Le rôle des femmes a changé pendant la guerre, ou pour mieux dire, est devenu plus complet, ouvrant des opportunités qui étaient auparavant plus éloignées d’elles. Ce rôle subira presque certainement des changements après la fin de la guerre, car les objectifs, les réactions et les réponses aux défis seront complètement différents.
Le plus grand défi est d’être capable de prendre en compte la personne, femme ou homme, sans faire appel à son sexe, sans préjugés sexistes, sans dogmes infondés qui prescrivent une activité humaine appropriée sur la base de notions mythiques. « La guerre continue, il est donc naïf de ne pas se préparer à la spécialité militaire où l’on peut être le plus utile. Je pense que je peux être très utile en tant que journaliste, rédactrice ou manager. J’ai donc décidé d’entrer à l’académie militaire du département militaire. Je ne regrette pas mon choix », a déclaré Anna Gerych, une autre étudiante du Collège militaire, dans un commentaire à Tyzhden.fr. La vie en Ukraine se poursuit désormais avec, en arrière-plan, la question constante « comment je peux aider » ? Les femmes qui ont rejoint l’armée, quel qu’y soit leur rôle, ont déjà répondu à cette question.