Les œufs peints, une tradition à l’épreuve de la guerre

Culture
29 avril 2023, 13:51

La guerre en cour fait changer les comportements, même les plus ancrés dans les traditions. Prenons par exemple les pysanky (les œufs de Pâques décorés), qui sont un produit de la culture rurale, et qui constituent une tradition datant de l’époque préchrétienne. Les archéologues datent du IXe siècle les pysanky en céramique de l’Ukraine occidentale. Depuis le XIXe siècle, les chercheurs ont réunit des collections. Ils ont listé les noms locaux des symboles et des motifs ornementaux.

La décoration des œufs de poule (ou d’oie) présente de nombreuses particularités. Chaque région se différencie par ses techniques et ses couleurs. Cette activité a toujours été vue comme une expression de la culture traditionnelle, malgré le fait qu’il ait existé des maîtres des pysanky qui étaient connus et dont les œuvres étaient achetées et conservées.

Source : facebook.com/savchenko.mariia

La fabrication des œufs de Pâques ukrainiens a survécu au XXe siècle post-soviétique, bien qu’elle ait été en partie simplifiée. Les œufs sont devenus des souvenirs ornementaux fabriqués en bois, en verre et en porcelaine. Pendant près d’un quart du XXIe siècle, les Ukrainiens ont éprouvé une certaine excitation collective à développer cette tradition (décorer et offrir des œufs de Pâques à la Trinité). Sous l’influence des médias sociaux, grâce à la publicité pour les dernières méthodes de teinture, l’usage d’autocollants, l’organisation d’ateliers de fabrication d’œufs de Pâques (y compris ceux qui demandent beaucoup de travail, comme le grattage) pour les enfants et les adultes, la publication de tutoriels sur des vlogs et des blogs, la fabrication d’œufs de Pâques est devenue un pan important de la culture de masse contemporaine, assez éloigné de la fête religieuse elle-même.

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Il s’agit probablement d’un passe-temps esthétique, d’un savoir-faire qui peut devenir une activité professionnelle à part entière, ou rester un loisir printanier : pourquoi ne pas se réunir pour peindre un œuf de Pâques ? Kitsch, certes, mais tellement amusant…

Mais un nouveau phénomène est également en train d’émerger.

Pysanka avec un fragment de la mosaïque de Tchernihiv, auteur : Inna Adrug Pysanka patriotique, auteur : Anton Logov

Des pysanky sont toujours créés par des designers d’objets et des artistes professionnels, et leurs oeuvres sont fondamentalement différentes des décorations de table de Pâques traditionnelles, pour ainsi dire anonymes. Ils créent et exposent des pysanky devenus une création personnelle, reflétant des préférences esthétiques et même représentant un geste politique. On découvre des œufs noirs avec des lignes de poème dessus. Les couleurs du drapeau national, des éléments des armoiries de l’État et les inscriptions dédiées aux forces armées ne sont pas rares. Alors que ce sont des artistes qui décorent les œufs, ils ajoutent même des portraits de morts ou des éléments d’icônes ; sur sa table, chez soi, pour sa famille et ses amis, chacun est libre de faire ce qu’il juge nécessaire. Il peuvent aussi les mettre en ligne et proposer des cartes postales virtuelles, à vendre ou à donner.

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En fin de compte, la manifestation de cette créativité (à la fois phénomène de masse et œuvre d’un auteur) sous la forme d’une photo ne dure que quelques jours au mieux. Que dire d’un œuf en particulier : il sera soit cassé pour être mangé, soit, soigneusement emballé avec des serviettes ou du plastique, mis dans une boîte pour être admiré comme décoration sur la table de Pâques l’année prochaine. Presque comme une décoration de Noël, ce n’est pas sans raison que certaines églises utilisent les œufs de Pâques pour décorer les arbres, par exemple un magnolia en fleurs.
Il semble qu’avec les pysanky, il se passe quelque chose de similaire à la façon dont les créateurs de mode ont commencé à utiliser des éléments de broderie traditionnelle pour décorer les tenues urbaines modernes. La société moderne a cessé de citer les classiques.

Mais en cette période de guerre d’un nouveau type, la société aborde différemment la fête. Il est symptomatique que, durant la semaine qui a suivi Pâques, lors des journées commémoratives, il n’y ait pas eu de publications massives sur les médias sociaux d’œufs de Pâques portés sur les tombes des proches. Bien que les cimetières aient été nettoyés et que les tombes des proches aient été visitées, comme le veut la coutume, elles n’ont pas été montrés, n’ont pas fait l’objet de séries de photos et, dans le meilleur des cas, n’ont été le sujet que de rares articles.

Pourquoi donc ? Parce que c’est la guerre. Parce que les tombes et les enterrements sont désormais quotidiens… Il y en a trop.