Le monde occidental devrait se pencher sur le « dragon russe » autant que nous, les Ukrainiens

Politique
22 septembre 2024, 08:43

L’historien ukrainien Oleksiy Sokyrko s’interroge sur les fondements de l’identité civique des Ukrainiens modernes.  Qui sommes-nous en tant que communauté ? Quelles sont nos valeurs et que voulons-nous ? Que défendons-nous et dans quel pays voulons-nous vivre ?

Dans ce contexte, la demande de connaissances relatives à l’histoire, la culture, la littérature classique et moderne, etc. a augmenté dans des dimensions sans précédent. Voici quelques exemples tirés au hasard du fil d’actualité qui illustrent ce mécanisme : le ministre des Affaires étrangères, lors d’une grande réunion diplomatique, parle de l’appartenance traditionnelle de l’Ukraine à la civilisation européenne, en citant des études sur l’histoire de la vie quotidienne; un militaire ukrainien au repos dans un édifice détruit quelque part dans la région de Kharkiv lit un manuel scolaire intitulé « Histoire de l’Ukraine » au chapitre de la révolution ukrainienne de 1917-1921.

La société apprend à un rythme accéléré les leçons qu’elle n’a pas tirées à temps et se tourne avec anxiété et espoir vers l’histoire pour y trouver des avertissements, des conseils ou des guides pour agir.

Guerre et paix: que peuvent en faire les intellectuels ukrainiens ?

Dans ce processus de construction de notre identité, tout est important: la promotion de la connaissance humaine, la recherche, l’éducation et, enfin, l’expression culturelle de nos valeurs retrouvées et renouvelées. Mais cela sera bénéfique à la société et aura un effet durable seulement si ces efforts se convertissent en une forme de politique de sciences sociales structurée qui doit se substituer à l’impulsion émotionnelle générée par la guerre.

Nous avons déjà réalisé que les recherches dans ce domaine en temps de guerre ont une fonction particulièrement importante. Elles aident à reconsidérer l’état de crise de la société, elles sont des facteurs de sauvegarde de la conscience collective, répondant aux questions suivantes : pourquoi, comment, quoi après?

Ces réponses sont importantes non seulement pour l’Ukraine, mais aussi pour un monde qui a perdu sa stabilité et sa foi en l’avenir. Le monde occidental, que nous considérions comme un modèle sur les plans intellectuel et civilisationnel, n’a pas encore développé une vision cohérente des menaces du présent globalisé. Comme par coïncidence, en 2023 a vu le jour une monographie collective intitulée « How Worlds Collapse » [Comment les mondes s’effondrent, non traduit en français – ndlr] publiée par le Princeton Institute for International and Regional Studies, qui a créé en 2010 un consortium de recherche pour systématiser les risques globaux et étudier les défis et les menaces qui attendent le monde postmoderne.

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L’Université de Princeton est l’une des écoles de pensée les plus respectées dans le domaine des sciences humaines et sociales aujourd’hui. Les experts qu’elle a réunis pour réfléchir aux causes de la fragilité et aux conséquences possibles du déclin de l’ordre mondial sont des historiens, des anthropologues, des climatologues, des géographes, des mathématiciens et même des archéologues, une véritable approche systémique grâce à sa nature interdisciplinaire. À travers le prisme de l’étude des causes de l’effondrement des civilisations anciennes, ces scientifiques ont analysé des groupes de risques systémiques de la civilisation moderne afin de développer des modèles non stochastiques des crises possibles et des moyens de les prévenir, voire de les surmonter.

Il en résulte une analyse assez complète des principaux facteurs de menace et des domaines où s’accumulent les problèmes potentiels : inégalités économiques, complexification des structures économiques et de gouvernance qui les rend vulnérables, questions environnementales, etc. Mais pas un mot sur les guerres, qui détruisent déjà le monde et continueront évidemment de le faire. Cet exemple illustre bien le besoin de connaissances modernes sur la guerre en tant que facteur principal de la crise de notre monde. Et ici, ce n’est pas seulement l’expérience tragique de l’Ukraine qui est importante, mais la nécessité pour les intellectuels de donner une réponse claire à la question de savoir pourquoi la guerre en tant que phénomène de l’histoire des civilisations n’a pas disparu, n’a pas été marginalisée à l’état de conflits locaux, mais est revenue dans l’arène de l’histoire mondiale, démontrant sa similitude anthropologique, sociale, idéologique avec les guerres des XIXe et XXe siècles, dont l’expérience, semblait-il, aurait pu être rangée dans les archives de l’histoire.

La raison pour laquelle la violence, archaïque dans sa forme et son essence et rappelant parfois le lointain Moyen Âge, a trouvé une place dans l’idéologie et la politique contemporaines, peut être expliquée par l’histoire et l’état actuel de la Russie, qui a développé une vision du monde d’isolationnisme unique et autosuffisant, renforcée par une idéologie messianique. Bien sûr, il existe d’autres « dépositaires » civilisationnels de cet archaïsme menaçant, tels que l’Iran et la Chine.

Qui mieux que les spécialistes ukrainiens des sciences humaines, en raison de leur connaissance profonde et tragique de ces réalités, pourrait comprendre la nature civilisationnelle des guerres d’aujourd’hui et l’expliquer à la communauté internationale ?

Une nouvelle identité

Pourquoi est-ce important pour nous et pour le monde entier? Parce qu’en temps de guerre, seules les sciences humaines peuvent apporter des réponses aux questions pressantes sur le présent et l’avenir, et façonner notre identité. Il est important de comprendre que le processus de formation de l’identité est permanent et ne concerne pas uniquement les Ukrainiens. Les nations européennes et l’identité paneuropéenne sont aussi confrontées à la nécessité de se redéfinir. Notre expérience et notre réflexion seront cruciales dans ce processus. Il appartient à nos intellectuels de veiller à ce que cette vision soit générée et diffusée à l’échelle mondiale, et qu’elle soit productive et convaincante. Comme l’ont montré les événements des dernières décennies, il n’y a pas de « vieilles » ou de « jeunes » nations dans ce processus – toutes doivent constamment apprendre et repenser leur expérience et leur identité.

Il convient de mentionner que l’identité paneuropéenne dans sa forme actuelle est un produit des 30 dernières années et a, en fait, le même âge que la quête idéologique des Ukrainiens depuis leur indépendance retrouvée en 1991. L’UE elle-même est apparue avant tout comme une association économique dotée d’une plate-forme idéologique très faible, qui a fait défaut dans les années 1990, après l’effondrement du système communiste, lorsqu’elle a commencé à se transformer en une communauté politique dotée d’un ensemble plus large de pratiques d’intégration.

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Au fil des ans, en développant ses fondements idéologiques, l’Union européenne a accordé une attention particulière au multiculturalisme et à l’inclusion dans la sphère socioculturelle. Cette stratégie visait à : 1) démontrer « l’unité dans la diversité » des vieilles nations européennes ; 2) trouver une place pour les jeunes pays européens (principalement d’Europe centrale et orientale) qui rejoignaient l’UE ; 3) résoudre le problème de l’adaptation culturelle des migrants sans recourir à leur assimilation.

Il n’est un secret pour personne qu’au vu de cette stratégie, l’Europe regarde avec une certaine méfiance les tentatives, même modestes, des Ukrainiens de trouver leur propre identité nationale. Pour Bruxelles, ces aspirations chaotiques et non systématiques, exprimées le plus souvent par des intellectuels locaux et très rarement par les autorités, sont souvent considérées comme le spectre d’un nationalisme ethnique susceptible de saper la stabilité de la région. A l’heure de l’identité « commune », il est naïf, voire dangereux, de s’accrocher à quelque chose d’étroitement national.

Cette réserve découlait d’une mauvaise compréhension de l’état postcolonial de l’Ukraine après 1991 et d’une incapacité à comprendre que la restauration et la formation d’une identité nationale pour notre peuple n’étaient pas un projet culturel, mais un moyen d’échapper à la dissolution dans le « monde russe » qui, après nous avoir absorbés culturellement, nous absorberait rapidement sur le plan politique.

Heureusement, ni la première ni la seconde hypothèses ne se sont produites. Mais dans le contexte d’une guerre à grande échelle, alors que la Russie s’adressait au monde en position de force, en prétendant avoir son propre « exceptionnalisme » culturel, il est soudain devenu évident que l’inclusion paneuropéenne, qui était capable de tolérer presque tout – y compris les combattants russes morts comme « victimes » de la guerre – était étonnamment faible et impuissante face à la pression agressive et arrogante exercée par le Kremlin.

Il s’est avéré que les Occidentaux doivent réviser non seulement leur interprétation des valeurs de la culture russe, mais aussi leur souvenir de leur propre bagage identitaire, qui a été considérablement érodé par le multiculturalisme au fil des ans. La tâche n’est pas facile, car il ne s’agit pas de faire revivre les idéologies militantes des nationalismes ethniques, qui seront véritablement destructrices pour l’UE (et ce sera clairement dans l’intérêt de la Russie), mais de donner un contenu réel à la formule de « l’unité dans la diversité ».

Il semble que les Ukrainiens d’aujourd’hui soient les porteurs vivants de cette formule, comme les deux dernières années de guerre l’ont clairement démontré, et tout ce qui reste à faire est de la comprendre et de l’articuler sur la base de notre propre expérience, ce qui sera utile à nos voisins européens.

Est-ce que les Ukrainiens seront entendus ?

Il semble qu’aujourd’hui, nous soyons surtout préoccupés par la « mise à l’écart » de la culture russe et par la recherche de notre place sur la carte culturelle du monde. C’est tout à fait compréhensible et explicable. Il ne s’agit pas seulement du désir d’être visible parmi les autres, mais aussi de se débarrasser des traumatismes de notre propre vision du monde : pensée secondaire, provincialisme, perception étroite du monde à travers les filtres culturels de la « métropole ».

Mais est-ce suffisant ? Même pour s’affirmer pleinement dans le monde, il nous manque actuellement une fonction très importante et encore très peu représentée dans notre matrice culturelle : la création d’une certaine « autonomie intellectuelle ». Les Ukrainiens devraient devenir l’un des principaux experts des problèmes du monde post-global, car la mondialisation n’a pas été en mesure de surmonter ces problèmes, mais les a seulement atténués.

Jusqu’à récemment, nous disposions d’une couche très mince de spécialistes des relations internationales, de l’histoire, de la philosophie et des études littéraires de l’Est, de l’Afrique ou de l’Amérique du Sud, qui avaient pour la plupart été élevés dans la tradition intellectuelle russo-soviétique et étaient habitués à travailler en tant que chercheurs venus de « province ». Le temps a changé le système de repères intellectuels et nous devons développer notre propre vision de tout ce qui est arrivé ou arrive à l’humanité, non seulement dans les régions les plus importantes du monde, mais aussi dans ses coins les plus reculés. Bien entendu, l’espace intellectuel mondial est rempli de visions nationales de la « civilisation », et la concurrence est féroce. Mais plus nos visions sont systématiques et intellectuellement profondes (et nous avons beaucoup à dire à ce sujet, du moins au vu de notre propre expérience du colonialisme et de la décolonisation), plus cette image du monde sera intéressante pour les autres.

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Une autre priorité pour les universitaires ukrainiens devrait être le développement d’études liées à la Russie, à l’impérialisme et à d’autres facteurs qui déstabilisent le présent. Tout le monde sait que l’échec des études sur le monde russe moderne, qui n’ont pas su prédire l’agression russe et sont maintenant incapables de l’expliquer de manière analytique, est dû non seulement à leur « histoire d’amour » avec la culture russe, qui empêche son « autopsie » impartiale, mais aussi au fait qu’elles se sont principalement concentrées sur les études littéraires, y cherchant le « royaume de l’esprit ». Ce paradigme déformé doit être remplacé par des recherches en anthropologie sociale, en sciences religieuses et en histoire, qui permettront de définir une échelle plus précise pour mesurer l’essence du « monde russe ».

Comment y parvenir ? Je commencerai par le plus banal : une politique systémique de l’État pour soutenir les sciences humaines et sociales. Malheureusement, nous n’avons pas encore développé en Ukraine une classe d’investisseurs dans des groupes de réflexion nationaux, en dehors de ceux qui se concentrent sur l’analyse macroéconomique. Une autre orientation stratégique très importante est la traduction des meilleures œuvres des intellectuels ukrainiens et leur publication dans des maisons d’édition internationales. À l’heure actuelle, il n’existe littéralement que quelques précédents, et ils sont davantage liés à la fiction qu’aux textes scientifiques.

Le plus paradoxal, c’est qu’il existe une demande et un intérêt pour la voix des intellectuels ukrainiens, et qu’ils augmentent même, mais ils ne peuvent être satisfaits que par des investissements ciblés et puissants, que les éditeurs ukrainiens ne sont pas encore en mesure de faire pour des raisons évidentes. Nous avons donc besoin du soutien de l’État, ce qui est la norme dans la pratique internationale, afin de créer les conditions pour que des investisseurs privés s’engagent pour des séries de traductions qui deviendront des projets d’image.

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Dans le même temps, certaines opportunités sont apparues et subsistent sur la scène extérieure. Il s’agit de l’ouverture de nouveaux programmes d’enseignement liés à l’Ukraine dans les universités européennes et américaines, qui délaissent les études russes au profit des études ukrainiennes. Outre les « anciens » centres étrangers d’études ukrainiennes (Harvard, Alberta, Munich, Varsovie), de nouveaux centres apparaissent, qui proposent des programmes d’enseignement exclusivement sur l’histoire, la culture et la littérature ukrainiennes. Il ne s’agit pas d’exclure les études russes du monde universitaire (soyons honnêtes, c’est impossible et inutile – après tout, le monde occidental a autant besoin que nous d’étudier le « dragon russe »), mais de procéder à un redémarrage qualitatif de ces projets d’enseignement et de recherche.

Les périodes de bouleversements militaires entraînent toujours des pertes. En même temps, l’épreuve de la guerre peut mobiliser fortement la société et ses composantes : l’État, l’armée, l’économie. Mais n’oublions pas que l’impact de la guerre sur le milieu intellectuel n’est pas moins important, car il est galvanisé par des épreuves extrêmes et doit expliquer à la société son état actuel, proposer des « recettes » de survie et trouver le sens du mouvement. Idéalement, ce réexamen du passé, cette évaluation approfondie du présent et ce plan d’action pragmatique pour demain seront couronnés par des observations plus conceptuelles sur la façon dont la nature humaine a changé pendant la guerre et sur les aspects qui sont restés constants. Il est difficile de dire si nous aurons un Jose Ortega y Gasset ou un Raymond Aron ukrainien, mais dans l’ensemble, ce sont des visions philosophiques plutôt que des visions historiques, sociologiques ou de sciences politiques appliquées qui restent dans l’actif intellectuel de l’humanité.