Les valeurs, entre conscience et inconscient

Société
29 mars 2023, 14:04

Les valeurs des Ukrainiens ont-elles évolué grâce à l’invasion russe?

Les pays post-soviétiques étaient vus dans le monde occidental comme restant attachés aux traditions et à la famille ainsi qu’à une organisation « paternaliste » de la société (cf infra: cette dénomination avait pris un sens radical en URSS). Jusqu’à il y a peu, l’Ukraine ne faisait pas exception. Par ailleurs, il n’était pas d’usage de distinguer les Russes des Ukrainiens, et la nation russe de la nation ukrainienne. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a modifié tout cela. Elle est devenue un facteur de transformation des valeurs des Ukrainiens. Les sociologues le confirment.

Cependant, d’autres facteurs sont à prendre en compte. Les valeurs sont dans une structure hiérarchique complexe qui se forme dès les premiers mois de la vie. Il est difficile pour chacun de les remettre en cause et donc de les changer. Les facteurs psychiques y jouent un grand rôle. « La recherche en sociologie repose sur l’examen des comportements en société, ce que nous pouvons voir et mesurer; c’est ce qui est conscient pour un sujet. Mais beaucoup de choses échappent à ce qui apparait comme évident. Les mobiles d’une action sont bien plus profonds, ils se situent très souvent à un niveau inconscient. Lorsqu’un choix existentiel se pose, c’est par un appel aux valeurs que chacun y répond, sans même en être conscient. » explique Ievgen Golovakha, Docteur en philosophie, Professeur, Directeur de l’Institut de sociologie de l’Académie nationale des sciences d’Ukraine.

Les valeurs des Ukrainiens qui se manifestent aujourd’hui dans la guerre, ont, en fait, été construites depuis des siècles. Elles sont tout bonnement devenues visibles en émergeant au premier plan; c’est ce qui leur donne une apparence de complète transformation. Ievgen Golovakha note que le changement atteint de même les valeurs politiques ukrainiennes. Dans la plupart des autres pays, les valeurs ont été patiemment édifiées pendant des siècles, forgées par la mémoire des évènements que les peuples ont vécu; mais en Ukraine, le bouleversement semble s’être produit en quelques jours. C’est dû en partie à la jeunesse. Celle-ci fait son apprentissage dans les grandes tragédies de l’Histoire. Les jeunes n’ont pas l’expérience de la complexité du monde dans lequel ils vivent; ils ne savent pas encore précisément quels peuvent être leurs repères, par qui ou par quoi ils peuvent être guidés et quelle orientation politique choisir. En Ukraine, une moitié de la population privilégiait le choix européen et l’autre moitié – celui d’une société soviétisée, ou plutôt une société qui restait imprégnée de la force et de la conformité aux idéaux soviétiques.

Avant la guerre, c’étaient des valeurs politiques ambivalentes qui prévalaient dans la société. La jeune génération a perdu cette ambivalence face aux choix tranchés qu’elle a dû faire. De nombreux sondages ont été menés pour mesurer les évolutions des opinions quant aux valeurs à défendre ou à garder. À l’occasion de la fête de l’Indépendance en 2022, l’équipe des sociologues de « Rating » a publié un rapport pour accompagner son enquête traditionnelle concernant les valeurs des Ukrainiens; elle a été réalisée selon la méthodologie de Schwartz. Selon les résultats de l’enquête nationale, un changement a eu lieu. Par exemple si, jusqu’en 2021, les Ukrainiens privilégiaient une gestion « paternaliste » (c’est-à-dire que la majeure partie de la société souhaitait que l’État subvienne à tous les besoins, ce qui était contrebalancé par la soumission aux choix des autorités), cette tendance s’est aujourd’hui inversée.

On constate que, d’une part, la portée des valeurs traditionnelles a augmenté, car le rôle de l’État et des institutions s’est accru (en effet, en cas de crise majeure, telle que la guerre, seules les institutions étatiques peuvent permettre de résister à l’ennemi) mais que, par ailleurs, les Ukrainiens ont acquis une plus grande autonomie, en particulier les nouvelles générations. La liberté et l’autodétermination ont augmenté dans tous les groupes d’âge et dans toutes les régions. Nous sommes tous devenus plus indépendants et nous assumons davantage de responsabilités.

Commentant le paternalisme, Lioubomyr Mysiv, Directeur adjoint de l’équipe de « Rating », en décrit les origines, situées dans le système soviétique : « L’État prenait en charge la vie d’une personne ce qui lui donnait le droit d’en disposer à sa guise. C’est ce qu’on observe dans certaines sociétés totalitaires. Fait intéressant, dans un sondage de 2021, intitulé « Génération de l’Indépendance, nous avions constaté que le groupe des 18-25 ans ne voyait pas d’inconvénient au paternalisme.

En d’autres termes, ces jeunes défendaient le côté protecteur de l’État, parce qu’ils pensaient que c’était simple et pratique d’être sans responsabilité; à cette époque la conscience des libertés et des droits leur était étrangère. Mais les Ukrainiens ont depuis longtemps refusé les diktats. C’est une des raisons de l’erreur des Russes lorsqu’ils ont déclenché la guerre. S’ils avaient connu l’histoire de l’Ukraine et examiné les réelles données sociologiques, ils n’auraient pas commis une aussi grande erreur.

Les nations ukrainiennes et russes ont évolué de manière totalement différente. Alors que nous avons eu six présidents, ils n’en ont eu que deux, tout comme le Bélarus; le Kazakhstan vient seulement d’avoir un deuxième président. Certes, nous avons nos propres problèmes : l’amour de la liberté est parfois faussé; il peut se retourner en goût pour l’anarchie, conduisant à des décisions chaotiques, loin de l’État de droit. Mais les valeurs de liberté sont dominantes chez les Ukrainiens. Et c’est un grand atout».

Outre le fait de devenir plus indépendants, les Ukrainiens ont également pris conscience du sens de l’État. Ce n’était pas le cas auparavant. Cela signifie qu’ils ont accepté l’État comme une chose qui vaut la peine d’être défendu et qui vaut même la peine de risquer sa vie. À titre de comparaison: dans le sondage de 2022, 75% des Ukrainiens se sentent fiers de leur pays, alors qu’en 2021, ils étaient seulement 34%; le sentiment le plus répandu en 2021 était la tristesse: 37%.

Le signe d’attachement au pays demeure affecté par les événements sur le champ de bataille. Lioubomyr Mysiv a remarqué que les moments de victoire ont une grande importance. Les mettre en lumière accroît le sentiment de fierté et incite les gens à espérer la victoire; 1% seulement de ceux qui ont répondu à l’enquête ont avoué qu’ils ne croyaient pas en la victoire.

Une autre chose a changé: c’est la découverte de l’unité du pays. La division de l’Ukraine entre Est et Ouest s’était solidement implantée dans les esprits au temps de l’URSS, et avait fait l’objet de divergences d’opinion parmi les Ukrainiens pendant plus d’un siècle. Mais maintenant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est l’agression russe qui a finalement uni le pays tout entier. Les discussions politiques, dont les Ukrainiens sont si friands, se sont aujourd’hui apaisées. Non parce qu’il n’y aurait rien à débattre mais parce qu’il n’existe qu’un seul ennemi, ne subsiste qu’une cause commune, une unique tâche: gagner – car il en va de notre survie. Les gens se sont unis, malgré leurs opinions politiques différentes. Ils ont oublié les contradictions. Tout le monde croit en la victoire, tout le monde a compris que l’ennemi, c’est la Russie, tout le monde privilégie le partenariat avec l’Occident.

« Il est encore difficile de dire si cet accord se poursuivra après la guerre. Tout dépendra du moment où la guerre finira et de la manière dont elle finira. Mais une chose est certaine: il n’y aura pas de désaccord concernant la présence russe en Ukraine », dit Lioubomyr Mysiv.

« Nous pouvons plutôt réfléchir aux autres divisions qui nous attendent après la guerre. Tout d’abord, les conflits entre ceux qui auront participé aux hostilités et les civils. C’est ce que connaissent généralement les sociétés d’après-guerre. L’obligation d’accepter les options différentes de chacun quant au niveau d’engagement, par exemple, n’est jamais aisée; certains auront vécu des épreuves et des drames, d’autres auront été épargnés. Un deuxième affrontement peut apparaître entre ceux qui sont restés dans le pays et ceux qui se sont mis à l’abri à l’étranger. Enfin, une opposition fondamentale peut se manifester concernant le type de régime politique : la démocratie ou un pouvoir autoritaire? Dans l’après-guerre, les énormes problèmes de reconstruction d’un pays (et cela dans tous les domaines et en même temps) nécessitent toujours d’incalculables ressources et d’immenses efforts. Les luttes de pouvoir sont à l’oeuvre. Elles peuvent être meurtrières. L’évolution de la situation dépend de nombre de facteurs et n’est jamais jouée d’avance. C’est l’incertitude qui prime. ».

Nous devons nous attendre aux crises qui accompagneront inéluctablement la transition entre la guerre et la paix. Les changements dans la société obéiront aux changements apportés par les épreuves de la guerre; l’évolution des valeurs en feront partie. Le souhait d’intégration à l’Union européenne et à ses valeurs imposera aussi sa marque; rejoindre l’Union européenne implique un processus rigoureux; les pays occidentaux et les ex-pays soviétiques ont connu dans le passé des destins très différents, ce qui peut créer des difficultés.

Aujourd’hui, une fois de plus, le continent européen est confronté à la réalité des menaces d’un régime totalitaire, portées par Vladimir Poutine. Ievgen Golovakha souligne que l’Ukraine est devenue une nouvelle référence et une inspiration inestimable pour toute résistance anti-totalitaire. Nous sommes soutenus par le monde de la liberté et de la tolérance. L’Ukraine pourrait représenter une opportunité pour l’Europe par sa contribution au modèle de valeurs européen. Nous pouvons espérer que, lorsque la menace russe aura disparu, notre expérience et l’élaboration que nous en faisons participeront à la construction de l’avenir.