La Syrie et le rude chemin de la liberté

Politique
16 décembre 2024, 18:09

Le régime Syrien est tombé. C’est une défaite pour la Russie qui s’est révélée incapable de protéger son allié. Mais tandis qu’un nouveau pouvoir se met en place, les défis sont immenses pour cette nouvelle Syrie.

« Nous annonçons la fin d’une période sombre et le début d’une nouvelle ère pour la Syrie », a déclaré le groupe Hayat Tahrir al-Sham (HTC) en entrant à Damas au matin du 8 décembre après une offensive de deux semaines, menée par ces rebelles contre les forces gouvernementales, prenant de cours le monde entier. Quelques mois auparavant, personne n’aurait pu parier sur une telle accélération des événements : ce 8 décembre 2024, l’opposition syrienne est entrée à Damas et a annoncé la chute du régime criminel de Bachar al-Assad, père et fils.

Après Alep, la deuxième plus grande ville de Syrie, puis Hama, Homs et Deraa, berceaux de la révolution syrienne en 2011, ce sont les images de la libération des détenus de la prison de Saidnaya qui ont sidéré la planète. Des familles entières dans l’attente de savoir si un proche était en vie, émergeant de ces couloirs de l’horreur, symboles de la violence inouïe du régime d’Assad et de son appareil sécuritaire et répressif, faut-il le rappeler, forgé à l’aune de l’expertise du KGB en matière terreur et probablement d’un illustre nazi en exil, Aloïs Brunner, bras droit d’Eichmann, et « Bourreau de Drancy ». Pendant des années, des dizaines de milliers de Syriens y ont été torturés, assassinés, emmurés vivants : des prisonniers politiques, des hommes, des femmes, des enfants.

Photo: Aline Le Bail-Kremer, la Syrie

Entre tragédies et liesse, les Syriens ont hurlé leur joie d’une liberté retrouvée alors que les géo politologues tentaient de décrypter à la loupe ce qui avait pu et peut bien se passer ces derniers jours entre Astana, Moscou, Téhéran, Damas, les rebelles, mais aussi le Qatar, les Émirats, Israël, Washington…

Une chose est sûre : Assad n’était encore au pouvoir ces dernières années que via l’assise d’un Hezbollah au sol, mais diminué par Israël, et d’une Russie dans le ciel, obsédée, et quoi qu’elle en dise, accaparée et affaiblie par son entreprise de destruction génocidaire de l’Ukraine.

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Moscou retirant ses troupes, l’Iran et le Hezbollah n’étant plus les maîtres du terrain, et injectant certainement moins d’argent pour alimenter l’un des atroces systèmes les plus corrompus qui soient : le régime est tombé. La coalition rebelle, HTC, bénéficiant d’un soutien non officiel d’Ankara, a appelé les Syriens qui ont quitté leur pays à « retourner dans la Syrie libre ».

La perte de Bashar al-Assad est une défaite stratégique pour la Russie et porte un coup dévastateur pour le régime iranien selon de nombreux analystes.

La Russie perd une base navale et une base aérienne en Syrie et sera sûrement privée de son influence dans cette partie de la Méditerranée. Le renseignement militaire ukrainien, le GUR, a d’ores et déjà signalé que l’armée russe avait retiré une partie des navires de guerre de sa base de Tartous et transférait les restes d’armes et d’équipements militaires de la base aérienne de Khmeimim. Israël aurait fini de détruire hier soir ce qu’il restait des stocks et dépôts d’armes des bases militaires de Tartous dans une campagne de frappes visant à détruire les armes lourdes disséminées sur le territoire syrien de peur que certains groupes des rebelles islamistes ne les retournent contre elle.

Photo: Aline Le Bail-Kremer, la Syrie

Reste que la Syrie est ravagée et devra se redresser, se reconstruire après ces années de tyrannie sanglante et une immense partie de sa population encore traumatisée par l’extrême violence subie durant plus d’une décennie.

Le groupe rebelle Hayat Tahrir al-Cham aura aussi beaucoup à faire pour rassurer la communauté internationale. Ce conglomérat de 30 organisations dont certaines anciennement djihadistes, considéré comme une entité terroriste par de nombreuses capitales occidentales, tout comme le régime d’Assad était sous sanctions internationales et mis au banc des nations, doit désormais donner des gages de respects des libertés et des droits fondamentaux des minorités de Syrie et des femmes. Si beaucoup de Kurdes, Druzes, Chrétiens, Yézidis, et d’autres, ont exprimé un soulagement absolu à l’annonce de la chute du clan Assad, il n’en demeure pas moins que des inquiétudes lourdes et toutes aussi absolues, fondées sur des passifs d’exactions, de crimes contre l’humanité et de génocide perpétrés à l’encontre de certains groupes, notamment yézidis, par Daech dans les territoires contrôlés par ce dernier, se sont également exprimées.

Certains observateurs se veulent rassurant et explique que si le HTC n’a clairement pas renié son rigorisme religieux, « ni l’imposition de sa loi de gré ou de force sur les populations locales » (sic), il aurait toutefois renié le jihad global, : « L’évolution de HTC sous un commandement qui a fait ses armes dans les rangs de l’EII et d’Al-Qaida constitue une troisième voie inédite au sein de la mouvance djihadiste », selon le journaliste Wassim Nasr, en 2023. Mais quid des femmes ? Et quid des minorités religieuses et de la mosaïque de groupes divers composant la Syrie ?

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Alors que le HTC prenait des villes au régime d’Assad en train de s’effondrer, Ankara, ennemie des Kurdes, aurait lancé l’ANS (armée nationale syrienne, une coalition de groupes armés proturcs) pour attaquer les groupes du Kurdistan syrien, soutenus quant à eux par les Etats-Unis.

Les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), considérées comme alliées par les USA, à dominante kurde mais incluant également de nombreuses factions arabes, chrétiennes syriaques, et d’autres, ont mené en première ligne des années durant, la lutte contre l’État islamique (EI) et ce sont dans des zones qu’elles contrôlent que les forces américaines sont toujours déployées à travers plusieurs bases, dans le cadre de la coalition internationale anti djihadiste.

Les États-Unis ont pu négocier mercredi dernier un cessez-le-feu et déployé environ 900 soldats dans le nord-est de la Syrie, coordonnant leurs efforts pour empêcher la résurgence de l’État islamique historique après la nouvelle vague d’attaques turques contre les Kurdes syriens. De quoi peut-être rassurer les femmes kurdes, dont les droits sont l’une des colonnes vertébrales idéologiques de certaines organisations kurdes, et seront sûrement, à nouveau, au cœur des combats à venir pour leur liberté…

Photo : Mitan Fetah, Unsplash, la Syrie

Si les visages des combattantes en uniforme, fusil à la main, et foulard à fleurs autour du cou des forces armées kurdes syriennes face à Daech ont été beaucoup mises en avant, la place de celles-ci dans la société civile a été réellement réfléchie et un principe de parité a été mis en place de façon effective dans les régions kurdes de Syrie. Ainsi tous les postes administratifs (présidence de canton, mairie), sont co-présidés par une femme et par un homme, la plupart du temps de confession et de communauté différentes. Les femmes occupent ainsi une place importante dans la vie civile et dans la sphère politique, avec un regard qui leur est propres sur un certain nombre de problématiques. Le sujet de la place de la femme est central dans ce projet de société kurde, si ce n’est même fondateur. Au niveau de l’engagement militaire, la conscription d’une durée de six mois n’est obligatoire que pour les garçons.

Les filles s’engagent sur la base du volontariat, tout comme les hommes désireux de s’engager plus longuement au sein des forces Kurdes et/ou forces démocratiques syriennes. Cet engagement a permis aussi aux femmes la possibilité d’un destin différent de ce celui qui leur est habituellement assigné dans un Moyen Orient resté traditionaliste. Mais la possibilité de cet engagement se fait au prix du renoncement à une vie amoureuse ou sexuelle, prix à payer pour que les familles laissent partir leurs filles sans que « l’honneur de la famille » ne soit engagé. Ainsi, toute romance est interdite au sein des forces Kurdes, même si d’intenses relations peuvent se nouer entre les combattants sur la base d’une « camaraderie ».

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Au Rojava, il existe même un village regroupant une trentaine de femmes seulement dont la plupart sont des veuves de combattants, ou des femmes divorcées, venues s’installer avec leurs enfants. Les hommes y sont tolérés jusqu’à une certaine heure mais doivent avoir quitté les lieux à la nuit tombée.
Les offensives turques ont porté, depuis longtemps, un coup au statut de ces femmes. Elles sont ainsi, comme elles l’étaient face à Daesh, une potentielle cible privilégiée des supplétifs islamistes. Et comment articuler ces préceptes avec la Charia évoquée par les rebelles de HTC ? L’avenir le dira vite.

En attendant, si le président américain Joe Biden a qualifié la chute d’Assad d’ « acte de justice » et d’« opportunité historique pour le peuple syrien qui souffre depuis longtemps », Anthony Blinken a réitéré les appels américains à tous les acteurs en Syrie à « respecter les droits de l’homme et les libertés fondamentales de tous les Syriens, y compris les membres des groupes minoritaires, et pour empêcher que la Syrie ne soit utilisée comme base du terrorisme ». Mais Ankara pourrait disposer désormais « d’un levier économique, diplomatique et militaire sans précédent sur le processus stabilisation et redressement ».

Le chef des rebelles du HTC, Abu Mohammed al-Joulani, quant à lui, a déclaré que la Syrie devrait organiser des élections libres mais les incertitudes demeurent sur comment les représentants de Hayat Tahrir al-Cham se comporteront à la tête d’un pays qui pour l’heure, a aussi le droit de savourer ses moments de liberté retrouvée, après tant de souffrances, et devra consacrer un temps immense à l’étude des archives et de la mémoire des crimes commis par le régime en fuite. Il n’est pas encore si facile de comprendre ce qu’est aujourd’hui Hayat Tahrir al-Cham, ni interdit d’espérer.

Au Kurdistan, mais côté irakien, les premiers jours de décembre 2019, il y a 4 ans, près de Dohouk, nous étions à quelques encablures de la frontière irako-syrienne, dans le camps de réfugiés kurdes de Bardarash qui venait d’être installé par les autorités d’Erbil et les grandes ONG internationales pour accueillir principalement des femmes et des enfants fuyant l’offensive turque au Rojava. 17 000 personnes avaient pu passer la frontière, en provenance du nord de la Syrie, de Kobané, de Qamishli ou Amoda. 10 000 personnes étaient toujours « installées » ici, d’autres avaient pu rejoindre des proches. Nous étions, avec l’agence de photo Magnum quelques jours auparavant, les premiers journalistes autorisés à pénétrer en ce lieu. Il pleuvait. Il faisait froid. Et les tentes siglées de l’UNHCR composaient sur les collines et les cailloux du paysage le triste dessin de misère habituelle des zones de guerre.

Sous une d’entre-elles, nous rencontrions Rêjna, ses deux filles, son bébé de 7 mois et sa mère, arborant un voile traditionnel musulman et des lunettes. Elle étaient arrivée ici un mois et demi auparavant. Elle avait fui avec les siens. Elle racontait son périple. La peur, l’angoisse, le bruit des milices, des mercenaires. Son mari était combattant, il était resté sur le front. Elle disait ne penser maintenant qu’au chemin de l’école que pourrait emprunter un jour ses enfants. Elle affirmait avec un sourire et tout l’espoir du monde dans ses yeux que son aînée aimait l’école.

Photo: Aline Le Bail-Kremer. La petite Rôni dont la maman est morte dans une attaque au phosphore.