Alla Lazaréva Rédactrice en chef adjointe, correspondente à Paris du journal Tyzhden

Véronique Nahoume-Grappe : «  Refuser le qualificatif de génocide c’est immédiatement minimiser la gravité des crimes commis »

Politique
24 mars 2023, 17:43

Thyzhden.fr a interrogé l’anthropologue française sur l’opportunité d’utiliser le terme « génocide » au sujet de la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine.

– Récemment l’Irlande, la Lettonie, la Lituanie, l’Estonie la Pologne et la République Tchèque ont reconnu la guerre de la Russie contre l’Ukraine comme génocidaire. Pensez-vous que le terme « génocide » correspond à ce qui se passe en Ukraine?

– On sait que la définition juridique du mot « génocide » relève d’une définition rigoureuse. Comme pour toute autre accusation, il faut que le crime soit démontré devant un tribunal. Ceci, je ne le conteste pas. Par contre, je pense qu’on peut, quand on n’est pas juriste, quand on est simplement citoyen, d’avoir une définition non-savante de ce mot qui appartient au langage courant. Il a été « inventé » après la seconde guerre mondiale pour prévenir le pire des crimes contre un groupe humain, celui de le désigner comme devant disparaitre : le crime de génocide suppose donc en premier de cibler une communauté en tant que telle,(nationale, ethnique, religieuse) dans une intense propagande de haine, puis, en un second temps, se produit le passage à la violence armée d’état en accumulant tous les crimes contre l’humanité contre cette communauté : massacres, déportations, mise en esclavage, viols systématiques, destruction des signes et sites emblématiques de l’identité collective des victimes, langue, patrimoine, histoire spécifique… etc. sont commis massivement dans un cadre de prédation majeure des biens matériels et moraux des victimes : le but est bien de faire disparaître cette communauté du paysage conquis, comme s’ils n’avaient jamais existé !

Résumons : dans le langage courant, un génocide est un crime politique, commis par un État, contre un groupe défini comme devant être détruit, exterminé en tant que tel. Le critère donné, national, ethnique, social, racial, ou tout autre critère est en général l’objet d’une propagande mensongère, outrée et fanatique qui fait entrer dans la population le langage de la haine contre cet ennemi quelques années avant le déclenchement de la destruction armée. J’espère le retour un jour de l’association Mémorial dans une Russie libre et démocratique, interdite bien sur par le régime actuel en place au Kremlin, et qui travaillera sur le génocide en train d’être commis depuis le 24 février 2022 en Ukraine, au sens non savant mais très clair d’éradication par la violence armée et politique de l’Ukraine en tant que nation dans les régions envahies de ce pays et « russifiées» de force.

Le mot grec « génos » signifie « naissance », donc descendance, natifs d’un même lieu d’un même pays : le lien de consanguinité s’abolit donc dans la définition même du terme  grec pour designer toute communauté unie par une identité collective, religieuse territoriale etc. Ce sens premier rend compte de la spécificité non juridique du crime de génocide : pas seulement détruire, assassiner, mais Tuer la naissance, éliminer quelqu’un parce qu’il est né, et non pas parce qu’il aurait commis un crime. Le génocide ne veut pas seulement détruire, mais éradiquer, que les victimes ne soient jamais née !.. Que plus rien dans le paysage ne rappelle leur présence historique, un drapeau, un livre, un nom de rue, une langue etc … Après la disparition physique, tout génocide réussi se termine par un travail de disparition culturelle et symbolique des signes, des traces du peuple, de ses victimes dont le pouvoir génocidaire a décidé qu’il n’a jamais existé : ce « jamais !»  désigne le passé et le futur.

A mon avis, on peut avoir le droit, tout en respectant le travail des juristes et des historiens, d’utiliser le terme de génocide en ce sens, pour les régions russifiées par la force actuellement en Ukraine de l’Est. Sinon il y aurait celui de « purification ethnique ou nationale » qui n’a pas de statut juridique.

Il y a des historiens qui pensent qu’il faut garder un champ étroit pour l’usage du terme de « génocide », juste pour les cas reconnus juridiquement comme tels au cours du XX° siècle : le génocide des Héréros et des Numa (1904) dans le sud ouest de l’Afrique, le génocide des arméniens en Turquie (1915), la Shoah Milieu du XX° siècle, le génocide contre les Tutsi au Ruanda (1994), et quelques rares autres dont on discute — les Kmers rouges au Cambodge (1975), les Ouïgours actuellement en Chine… Et tous ceux qui sont oubliés ! Par exemple lors de la révolte d’An Lushan, 755- 763 en Chine, une des plus grandes guerres civiles de l’histoire du monde, le nombre de morts a été estimé à plus de 30 millions !

Dans quelles conditions historiques et politiques furent commis ces massacres ? Les cas de massacres de masses au travers de l’histoire sont hélas nombreux, surtout lors des guerres civiles, et aussi coloniales. Comment les définir historiquement et juridiquement? Quelles soient les discussion sur les qualificatifs, il y a un effet collatéral du choix des mots : ainsi à partir du moment où vous dites « ce n’est pas un génocide », vous impliquez que  c’est moins grave. Refuser le qualificatif de génocide c’est immédiatement minimiser la gravité des crimes commis. D’où ce paradoxe tragique : le terme de génocide, utilisé après 1945 pour prévenir les crimes des futurs « Hitler » (puisque lorsqu’il est défini comme tel il oblige à une intervention des forces internationales représentant les démocraties) , va servir, quand il est refusé comme non pertinent, non seulement ôter une part de gravité aux crimes commis, mais aussi à protéger le pouvoir responsable de ces crimes. Ainsi, après 1945, de nombreuses grandes criminalités d’état exterminatrices de peuples entiers ont été sauvées et historiquement protégées par ce refus d’emploi du mot de « génocide », ombre posthume et protectrice d’Hitler envers ses descendants ! Bien sur, chaque situation historique est différente et un « Z » n’est pas une croix gammée !

En 2022, le pouvoir russe en place use d’un argumentaire de la propagande « contre les nazi ukrainiens » qui « pratiquent un génocide des russophones dans le Donbass » : en utilisant cette rhétorique grotesque, il repousse l’accusation d’être lui même coupable du pire crime d’état contemporain, et masque sa propre entreprise d’anéantissement historique d’une nation en tant que telle sur une partie de son propre territoire… Il y a donc ici aussi comme une protection posthume d’Hitler envers le dictateur russe qui ne lui ressemble pas, et qui utilise la condamnation internationale depuis 1945 comme bouclier protecteur : il y a une dimension de perversion à effectuer un génocide en prétendant lutter contre lui, mais ce type de mensonge mimétique correspond bien aux tactiques rhétoriques du FSB ex KGB.

Par conséquence : chaque situation historique doit être contextualisée, elle ne ressemble pas à une autre. Mais, quand on dit, en face d’une entreprise de destruction d’une nation en tant que telle que ce n’est pas un génocide, on laisse entendre que non seulement bien sur c’est moins grave, mais en plus on change le sens des crimes commis, qui prennent alors leur sens dans la géopolitique : la grande Russie a toujours rêvé des mers chaudes !

Mais si on regarde ce qui se passe, et surtout dans les régions dominés et russifiés, qu’est-ce qu’on constate ? La destructivité extrême physique d’une forme de guerre où la supériorité en terme de bombes et de missiles s’abat sur tout l’espace habité ukrainien, dans un mépris absolu et sidérant des vies humaines civiles, les écoles, les monuments, les cites… Ce qui est visé, ce n’est pas seulement les êtres humains, c’est aussi l’identité ukrainienne collective, la culture ukrainienne dans les régions envahies. Ce n’est pas seulement une guerre entre deux armées, ce n’est pas une guerre civile non plus, c’est une guerre de possession, de prédation, d’usurpation, de l’Ukraine comme devant « appartenir » au mari russe et prendre son nom dans des épousailles forcées. C’est une tentative de dévoration de l’Ukraine !

Et ce viol symbolique d’une nation se double de nombreux viols réels sur le terrain. Quand les soldats russes disent à la victime qu’elle n’aura plus d’enfants ukrainiens, on voit bien le sens de ce crime, il s’adresse bien à la filiation, à l’enfant, à l’avenir de la population au travers du corps de la femme « possédée » de force. On détruit les cimetières, les livres d’histoire, pour qu’il n’y ait plus de passé ukrainien, et on détruit imaginairement, en violant les femmes, l’avenir de cette nation.

Or , le génocide, au sens non juridique indiqué ci dessus, c’est précisément, nous l’avons vu, cette entreprise qui vise non seulement la destruction d’une population, mais aussi sa disparition, son effacement de la surface de sa terre, qu’elle n’y soit pas née : faire disparaître comme une fumée même son ombre, arracher ses « racines » historiques, faire se volatiliser son existence nationale politique à venir : un génocide implique donc de faire disparaître aussi la disparition : mensonge, destructions de cimetières et de monuments, falsifications, fables grotesques d’une propagande ahurissante de fausseté et de ridicule, toutes ces pratiques sont des signes d’une entreprise génocidaire , dans son sens commun. L’épouse forcée doit dire « oui » à la cérémonie du mariage imposé, oui à son changement de nom !

– Quand Moscou a lancé son grand invasion, le monde était très retissant pour soutenir l’Ukraine. De l’aide est venue petit à petit, jusqu’au maintenant on entend les gens qui disent qu’il ne faut pas trop aider les Ukrainiens pour ne pas attirer les colères de Poutine. Comment vous expliquer cette réaction ?

– Contrairement à ce qui s’est passé lors de la seconde guerre russe en Tchétchénie, quand Grozny fut complètement rasé (1999-2000), ou bien lors de la guerre en Syrie (depuis 2012, encore en cours), quand le pouvoir russe a sauvé un pouvoir syrien coupable aussi des pires crimes contre l’humanité vis à vis de sa propre population, la situation actuelle est au moins claire quand à son sens : lors de ces guerres criminelles où les civils furent les premières victimes, les prises de conscience collective à l’extérieur restaient brouillées par 1- le manque de visibilité en temps réel, 2 – une désinformation efficace grâce à un ennemi tiers, et vraiment dangereux, celui de l’islamique radical et 3 – le mépris de la question de la violation des droits humains au profit des explications géopolitiques de la part des élites politiques occidentales. Européennes sont souvent pro-russes à priori. Mais la violence transgressive de l’agression armée en Ukraine a produit une bascule : l’évidence de ce qui se passe en Ukraine depuis le 24 février 2024 ne peut être niée — le FSB, experts en construction de mensonges, aura du mal à nier le crime contre la paix et renverser tout le sens historique et politique de cette guerre : la réalité inquiétante, impérialiste, mensongère, et transgressive du pouvoir russe est enfin dévoilée.

Au cinéma, dans les séries, et aussi dans la vie, un seul assassinat est assez insupportable pour entraîner la fureur des citoyens, mais combien de morts violentes, de souffrances de survivants, de gâchis de la vie d’être humains vont être produits par cet immense crime contre la paix, en quoi consiste le choix politique d’attaquer un pays par le fer et le feu ? Le crime contre la paix est un crime majeur, et il se passe sous nos yeux. La planète entière a vu ce déclenchement de guerre, et a connu un moment de sidération en face de la trahison de de la confiance internationale, quand tous les traités de paix signés depuis 1945 furent foulés au pieds.

Le pouvoir qui lance cette guerre est celui d’un dictateur sans scrupule, mais avide de richesse et de pouvoir, d’une insensibilité exceptionnelle en face des souffrance qu’il inflige… Il est en tête du plus grand pays du monde, il a accumulé une des plus grandes fortunes au monde, mais ça ne lui suffit pas, il veut plus… L’histoire du monde est aussi parfois celle de cataclysmes dus à des pouvoirs politiques bornés et avides, prisonniers de leur propre ambition délirante et tordue par une double culture, celle qui marie l’avidité du chef de bande maffieux à celle de la voracité des dictatures impérialistes, dévoratrices depuis des siècles de frontières et d’espaces géographiques limitrophes. Les plus riches maffieux du monde, les princes les plus rétrogrades, tous ces milliardaires, ont les mêmes palais, les mêmes yachts, tous gigantesques et ridicules de kitch luxueux, de signes grossiers excessifs de richesse : imaginer devoir être privé de tout cela, à cause d‘un retour de la justice et de la démocratie, – et pensons à Navalny actuellement, – est tout simplement inenvisageable pour ce genre de population. C’est bien banalement une caste de privilégiés du système en place qui ne veut pas être menacée par la démocratisation des peuples, en Russie même et tout autour… Ce n’est pas seulement l’Ukraine qui est en jeu, mais aussi un projet de contredire et nuire aux démocraties surtout en Europe.

Le dictateur prédateur a donc besoin de guerres et de conquêtes pour imaginer rester en place « pour l’éternité », et les références à Pierre le Grand ou aux nazi ne font que recouvrir la brutalité de cette ambition première. La psyché du dictateur, qui est de souffrir de l’inassouvissement de toute domination, joue son rôle aussi à ce niveau : malade ou pas, le tyran de plus en plus isolé à cause de sa toute puissance finit par se cliver du monde réel et faire un clin d’œil à l’abîme qu’il crée autour de lui quand il choisi la guerre ! Les choix de guerres d’invasion sont historiquement plus souvent liées aux états de dictatures impérialistes qu’aux petites démocraties (comme la Suisse…). Le dictateur fait enfin se rencontrer le réel et son délire quand il inflige souffrance et morts à des milliers de victimes, ce qui lui prouve enfin qu’il règne vraiment à jamais et pour toujours sur ces vies massacrées par lui.

– On dit souvent en Ukraine qu’il existe en Europe une clivage entre la perception de cette guerre de citoyen ordinaire, où on trouve beaucoup de compassion et de soutien, et entre la classe politique européenne, qui est beaucoup plus retissant, et même on dit qu’elle a peur de la victoire ukrainienne sur le champ de bataille. Pensez-vous que cette remarque est juste ?

– La compassion est un grand sentiment populaire provisoire, qui peut rester fidèle ou s’user selon le contexte : le « peuple » des téléspectateurs mondiaux va réagir humainement en face de crimes horribles effectués contre des victimes innocentes, des enfants des civils désarmés, et, en face de l’injustice et de la cruauté, la réponse humaine est la fureur contre l’assassin, et la solidarité avec les victimes… Bien sur le temps peut défigurer toutes les perceptions, et fatiguer toutes les compassions. Mais les élites politiques, diplomatiques, dont les métiers consistent à gérer et accompagner l’exercice des pouvoirs, développent d’autres système de rapport à la douleur d’autrui : toute leur culture professionnelle les conduit à se méfier de l’éventuelle « compassion », cette « émotion » perçue comme nuisant à la froide raison logique. Mais quand l’intérêt national va dans le sens de la dénonciation d’un pouvoir criminel dangereux, les élites basculent du bon coté. C’est ce qui se passe en Occident actuellement contre le pouvoir du Kremlin, malgré une désinformation redoutable venue de la guerre hybride menée depuis des années contre les démocraties occidentales.

– Dans un des vos articles vous parlez de la normalisation de l’horrible. Peut-elle emmener vers un certain désengagement par rapport à l’Ukraine ?

Plus le temps passe et plus la tragédie s’installe dans la vie normale. L’effet d’habituation du à la simple durée, au passage du temps est impossible à contredire, sauf si le danger s’accroît et se rapproche des téléspectateurs : une menace nucléaire plus sérieuse, un horrible crime de masse découvert… L’émotion altruiste première dirigées vers les victimes est alors totalement imprégnée de valeurs centrées sur l’égoïsme primitif humain, celui de la peur pour soi et ses proches. Dans ce système de proximité d’identification en quoi consiste le moment d’émotion envers les victimes, qui est au cœur du mécanisme de la solidarité, et qui fait sa force, il y a à la fois de l’égoïsme « des tripes » et de l’altruisme généreux. Mais c’est un phénomène qui s’affaisse, dès qu’une petite voix intime murmure « lui, il meurt là bas et pas moi ici » . Quand la tranquillité revient, l’émotion retombe. Mais il ne faut pas juger moralement ce mécanisme : même si il y a un risque, dans le cas d’une guerre qui dure longtemps, (ce qui n’est pas plus sur que l’inverse) d’apparence d’oubli et d’indifférence, parce qu’il faut bien que les gens vivent malgré les horribles guerres qui les entourent, je pense qu’il est impossible de revenir en arrière et d’oublier la guerre criminelle décidée à Moscou : car une bascule historique s’est produite, tout a changé, au delà de l’émotion ou de son contraire.

Ce qui se produit actuellement, c’est un éloignement de la tragédie au fond de l’écran. Mais personne en Europe ne peut actuellement nier la violence de cette guerre et le courage inouï de la résistance Ukrainienne. L’immense crime contre la nation Ukrainienne pacifique ne pourra plus jamais être effacé de l’histoire du monde, et Poutine a perdu la guerre du mensonge le 24 février 2022.