Emeutes à répétition au Daghestan, protestations bachkires, affrontements ethniques en Yakoutie : tout montre qu’il est impossible de changer la Russie sans résoudre la question nationale.
En Europe et aux États-Unis, une vision erronée de l’opposition libérale moscovite, aujourd’hui pour l’essentiel en exil, prévaut encore. De nombreux intellectuels considèrent que le principal problème de la Russie réside soit dans la personne de Poutine, soit (au mieux) dans le système autoritaire qu’il a mis en place. Nombreux sont ceux qui espèrent qu’une fois que des groupes d’hommes politiques pro-occidentaux seront portés au pouvoir, la démocratie s’épanouira en Russie.
Toutefois, une telle vision ne prend pas en compte la nature de l’État russe. Il ne ressemble guère à un État européen formé sur le principe de l’État-nation. De par sa nature même, la Fédération de Russie est un empire colonial du XIXe siècle, voire des siècles précédents, qui se cache derrière une façade pseudo-démocratique.
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À plusieurs reprises, cet empire s’est trouvé au stade naturel de l’effondrement, mais il a été artificiellement galvanisé. La première fois, c’était en 1917. Les bolcheviks ont accordé à tous les peuples qui résistaient à l’empire un statut juridique purement formel sous la forme de républiques d’union ou d’entités autonomes, statut qui a été rapidement dilué par la restauration du totalitarisme, mais le statut complexe de jure a été préservé.
La deuxième fois, c’est le régime d’Eltsine, qui a galvanisé ce processus dans les années 1990. Ensuite, le mouvement de libération qui a conduit à l’effondrement de l’URSS s’est étendu à la Russie elle-même. C’est pourquoi Moscou a été contrainte d’accepter le Traité fédéral, qui reconnaissait la souveraineté de tous les signataires, des républiques nationales aux régions. La restriction des droits acquis a commencé immédiatement. Certains ont été brisés en achetant les élites (Tatarstan), d’autres par la force (les guerres de Tchétchénie). Et sous Poutine, le processus de liquidation de l’autonomie locale a atteint son apogée, bien que sur le papier, la Fédération de Russie reste une fédération, et les gens s’en souviennent. Ainsi, les participants aux récents meetings organisés au Bachkortostan pour soutenir Fail Alsinov, arrêté parce qu’il prône la préservation de l’environnement, de la langue et de la culture de sa patrie, en ont discuté.
Emeutes permanentes au Daghestan, protestations bachkires, affrontements ethniques en Yakoutie : tout montre qu’il est impossible de changer la Russie sans résoudre la question nationale. Plusieurs options sont possibles, de l’indépendance de chacun à une véritable confédération. Il suffit d’éliminer le rôle-clé du centre. Car même un régime libéral, cherchant à préserver l’empire, aura intérêt à contrôler les territoires dépendants. Souvenons-nous que Poutine a agi depuis longtemps en coordination avec de prétendus libéraux et démocrates. En particulier, dès 2003, l’un des architectes des réformes capitalistes des années 1990, Anatoly Tchoubaïs, a explicitement énoncé l’idéal d’un « empire libéral » qui devrait rendre la Crimée russe, non pas par la force des armes, mais par l’expansion des affaires.
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Nous avons constaté que même en exil, en 2022, les opposants au régime de Poutine ne voulaient pas entendre parler des libertés régionales des différentes nations. Cela a provoqué une scission et des accusations mutuelles entre le « Forum de la Russie libre », parrainé par Khodorkovski, et les organisations de différents peuples, qui formèrent plus tard la « Ligue des peuples libres de Russie ». Au fil du temps, les démocrates russes reconnaissent le droit à l’opinion des régionalistes et changent de discours. C’est le cas de Khodorkovski qui n’a pas pu condamner directement l’annexion de la Crimée avant 2021. En parlant des événements au Daghestan et au Bashkortostan, les blogueurs libéraux russes se réfèrent à la question nationale. Cependant, ils n’invitent pas les représentants de ces peuples aux discussions et aux émissions.
Sont-ils sincères ou s’agit-il simplement d’une recherche d’alliés temporaires ? Poutine lui-même, lorsqu’il en voit le besoin, recourt à des manipulations concernant la fédération multinationale. En particulier, il accorde certaines préférences aux élites des républiques musulmanes, par lesquelles il cherche à influencer l’opinion du Sud (essentiellement par la Tchétchénie et partiellement par le Tatarstan).
De plus, afin d’éviter une mobilisation à Moscou et à Saint-Pétersbourg, Poutine transfère une part importante de la guerre aux républiques autonomes et leur permet de former des bataillons de volontaires, de les nommer dans leur propre langue et d’utiliser des symboles républicains. Mais l’objectif reste le même : conserver le pouvoir et renforcer le front contre l’Ukraine.
Plus encore, au niveau de discours, Poutine est parfois plus fédéraliste que la majeure partie de son « opposition démocratique », qui critique les privilèges des élites régionales, principalement sous le slogan de la restauration de l’ordre complet et de la diffusion des normes nationales.
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En règle générale, c’est bien une approche coloniale qui ressort clairement dans cette volonté des « démocrates » de la capitale d’apprendre aux régions « arriérées » à vivre correctement. Par conséquent, l’arrivée au pouvoir de ce genre de démocrates n’est pas critique pour l’empire. Elle peut même devenir un gilet de sauvetage pour lui. Les changements démocratiques au centre permettront de se réconcilier avec l’Occident et même de demander de l’aide pour préserver l’intégrité territoriale. Les prétextes ne manquent pas : la menace chinoise, la propagation du fondamentalisme islamique… L’essentiel serait de gagner dix, vingt ans et, si les circonstances s’y prêtent, de revenir à la dictature habituelle et à l’agression extérieure. Autrement, cet empire ne peut exister. Démocratisation de la Russie ? Oui, bien sûr, mais en passant par l’effondrement de cet empire du mal et l’émergence de plusieurs nouveaux États compacts, de taille européenne.