Maksym Vikhrov ex-rédacteur en chef du journal Tyzhden

La puissance des flux souterrains: une très courte histoire politique de l’Ukraine

Politique
26 juin 2023, 08:09

L’invasion de l’Ukraine par les Russes a suscité un intérêt pour le pays qui n’a cessé de croître. L’Occident a soudain découvert qu’aux frontières de l’Union Européenne existe un grand pays, une nation de 40 millions d’habitants, qui a une longue histoire, une grande culture et qui joue désormais un rôle-clé dans la sécurité du continent. La perspective de son adhésion à l’Union européenne n’a fait que renforcer cet intérêt. Lorsqu’un nouveau résident se profile à l’entrée de la maison, il convient de le connaître du mieux possible.

L’un des aspects les plus énigmatiques de la vie ukrainienne pour un observateur occidental est notre politique. S’il n’est pas très difficile de se souvenir du nom des présidents ukrainiens, il est beaucoup plus malaisé de discerner ce qui a causé leur succès (ou leur revers). Par conséquent, pour comprendre les principales orientations politiques de l’Ukraine depuis 1991, c’est-à-dire depuis son indépendance, nous devrons effectuer un petit voyage dans l’histoire récente de notre pays.

Politiques sans idéologie

Il convient de noter que le vocabulaire de la science politique occidentale n’est pas tout à fait adapté aux réalités ukrainiennes. Tout d’abord, dans la première décennie de l’indépendance, des partis de toutes les couleurs du spectre idéologique sont apparus: sociaux-démocrates, chrétiens-démocrates, libéraux, socialistes, conservateurs, etc. Des partis qui ont continué à proliférer jusqu’au milieu des années 2000; puis les choses ont changé.

Les 70 ans de totalitarisme soviétique ne pouvaient pas ne pas laisser de traces. Avant la prise de pouvoir en Ukraine du régime bolchevique en 1921 (et jusqu’en 1939 en Ukraine occidentale), les Ukrainiens réfléchissaient à leur avenir avec les mêmes références philosophiques que les mouvements intellectuels et politiques européens.

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Lors de la lutte pour l’indépendance entre1917 et 1921, deux conceptions s’étaient affronté. Les dirigeants de la République populaire d’Ukraine (Simon Petliura, Volodymyr Vynnychenko et Mykhailo Hrushevsky) cherchaient à construire une Ukraine indépendante fondée sur le socialisme. En revanche, les partisans de Pavlo Skoropadsky, dont l’Hetmanat a exercé le pouvoir quelques mois en 1918, s’en étaient tenu à la position d’un conservatisme classique.

Mais ces longues années de totalitarisme soviétique ont détruit les germes d’un authentique pluralisme politique. Les idées divergentes avaient été balayées et leurs porteurs avaient été brutalement réprimés. La vie politique s’était figée et la recherche intellectuelle avait été paralysée par les diktats de l’idéologie marxiste-léniniste. Par conséquent, en 1991, s’il a été facile de dénommer, par exemple, un parti « chrétien-démocrate ukrainien », un véritable mouvement chrétien-démocrate n’a pu s’implanter. Alors que la pensée démocratique avait progressé en Occident à partir du XIXe siècle, les Ukrainiens de 1991 ne connaissaient que le despotisme. Le manque de culture démocratique, les habitudes même du peuple ukrainien ainsi que la formation lacunaire de la classe politique ne favorisaient guère le développement d’une vie citoyenne.

Lorsqu’un électeur a du mal à discerner les différences entre les chrétiens-démocrates et les sociaux-démocrates, et celles de ces derniers d’avec les socialistes, il est nécessaire de trouver d’autres références pour s’attirer la sympathie du peuple. Par conséquent, au cours des années 2000, des projets inconsistants idéologiquement ont vu le jour, simplement axés sur une personnalité politique connue. Le « centrage sur le leader » était explicite dans les noms des partis eux-mêmes : Bloc « Solidarité » de Petro Porochenko, Bloc de Ioulia Timochenko, Bloc « Notre Ukraine » de Viktor Iouchtchenko, « Alliance démocratique ukrainienne » pour les réformes de Vitali Klitschko, etc.

Cependant, cela ne signifie pas que la politique ukrainienne ait été réduite exclusivement à la concurrence des chefs et au charisme personnel des dirigeants.

Résistance à l’autoritarisme

C’est ainsi que de grands événements pour l’histoire moderne de l’Ukraine ont secoué le pays, forgeant la conscience politique des Ukrainiens; chronologiquement, citons la campagne de protestation « L’Ukraine sans Koutchma » (2000-2001), la Révolution Orange (2004) et Euromaidan (2013-2014). Ces manifestations publiques massives et radicales ont révélé les questions qui préoccupaient réellement la société ukrainienne; elles ont structuré le champ politique du pays.

La protestation à laquelle on a donné le nom de: « L’Ukraine sans Koutchma », visait la démission du Président de l’époque Leonid Koutchma, réélu pour un second mandat en 1999. Koutchma avait dû sa réélection non pas tant à sa popularité qu’à un procédé politique sophistiqué. Grâce aux efforts de l’administration présidentielle, Petro Symonenko, le chef du parti communiste ukrainien s’est trouvé être son principal adversaire, un adversaire qu’il était facile de battre. Koutchma devenait un candidat acceptable face à un communiste, personne n’ayant oublié la période néfaste de l’administration communiste russe.

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Mais la réélection de Koutchma avait laissé un très mauvais souvenir, même parmi ceux qui avaient voté pour lui. Des craintes persistaient à propos de ses tendances autoritaires. Par conséquent, l’odieux assassinat du journaliste Georhiy Gongadze en septembre 2000, accompagnant les rumeurs sur sa possible implication, a suscité une forte opposition (à l’exception des communistes) et a fourni le signal de manifestations durables de décembre 2000 à mars 2001, donnant lieu à des affrontements avec la police, des arrestations de militants, etc. Koutchma néanmoins, a conservé son poste, mais il n’a pas pu se présenter aux élections de 2004. Son plan fût plutôt de transmettre le pouvoir au Premier ministre de l’époque, Viktor Ianoukovitch, qui représentait un puissant clan d’oligarques implantés dans les régions du Sud-Est, dans le secteur de l’industrie. Le recours aux falsifications lors des élections de 2004, a indigné les citoyens. Ils furent plus encore révoltés par la perspective de voir la démocratie restreinte et l’autoritarisme s’installer. Le plan Koutchma-Yanoukovytch a donc échoué et la Révolution Orange de 2004 a porté au pouvoir l’opposition démocratique dirigée par Viktor Iouchtchenko.

Malheureusement, une scission au sein du camp des démocrates a provoqué une longue crise politique qui a permis à Viktor Ianoukovitch de prendre sa revanche lors des élections suivantes en 2010, et lui a donné l’occasion d’instaurer un régime autoritaire. Il s’est appuyé sur des méthodes abjectes et méprisables telles que la corruption, la répression, le népotisme, etc.

La sombre perspective de la transformation de l’Ukraine en un pays semblable au Belarus voisin, où Alexandre Loukachenko avait démantelé toutes les institutions démocratiques en ne laissant que l’apparence des libertés civiles, et en instaurant de fait une dictature, se profilait à l’horizon. Une nouvelle fois, naissait une protestation d’ampleur. En novembre 2013, la révolution de l’Euromaïdan renversait le régime de Ianoukovitch. Le déclenchement de l’Euromaïdan avait été le refus de Ianoukovitch de signer un accord d’association avec l’UE. Il ne s’agissait pas seulement d’un choix géopolitique. L’alternative était soit l’option pro-occidentale et la défense de la démocratie, soit l’instauration d’une autocratie pro-russe. Les motivations anti-coloniales ont joué leur rôle dans les manifestations de 2013-2014.

« Loin de Moscou

La devise « Loin de Moscou !» avait été entendue pour la première fois lors des discussions littéraires dans l’Ukraine des années 1920. Bien que ces échanges aient eu pour objet la littérature soviétique ukrainienne (à l’époque, les opposants à la domination soviétique avaient déjà été réprimés ou poussés à l’émigration), la question du dépassement de l’héritage colonial avait toujours été présente chez les écrivains communistes ukrainiens, par exemple chez Mykola Khvylovy, à qui l’on attribue à tort la paternité de la formule. Dans l’Ukraine indépendante, l’expression « décolonisation » n’est devenu populaire qu’assez tardivement – après 2014. Cependant, l’idée de la sortie de l’orbite de l’ancien empire a toujours été un facteur structurant de la politique ukrainienne.

Pendant longtemps, les politologues – y compris les Ukrainiens – ont décrit le paysage politique en Ukraine en termes d’affrontement entre les camps « pro-occidental » et « pro-russe ». Mais cette terminologie était trop imparfaite et confuse : elle donnait l’impression qu’il ne s’agissait que d’un choix géopolitique et non pas d’un modèle de développement du pays. Et n’oublions pas que l’orientation pro-russe a toujours été associée à l’autoritarisme en Ukraine.

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Après la fin de la courte période démocratique (défaillante) d’Eltsine, la Russie elle-même a basculé vers un cheminement absolutiste. Il n’est donc pas surprenant que Moscou ait vivement encouragé les virages autoritaires dans les États qui étaient dans sa zone d’influence. C’est ce qui s’est passé dans un certain nombre d’États post-soviétiques, le Belarus par exemple, qui a renoncé à sa souveraineté, en échange du soutien de Moscou au régime dictatorial de Loukachenko. Leonid Koutchma aurait pu suivre une voie similaire;Viktor Ianoukovitch, lui, a tenté l’expérience; ses fidèles, comme l’on sait, formaient l’un des nombreux clans oligarchiques. Ils avaient choisi de s’assurer le soutien de Moscou pour s’emparer des ressources économiques du pays (d’où la révolte de 2014).

Peut-on dire que les forces politiques pro-occidentales d’Ukraine étaient sincèrement démocrates? Il serait plus juste de dire qu’elles adhéraient à un modèle oligarchique. En ce sens, les forces d’opposition, même soutenues par des oligarques, représentaient un moindre mal; elles portaient l’espoir d’un pluralisme politique et d’une intégration progressive à l’Occident, lorsque les oligarques auraient été obligés de renoncer à leur mode de fonctionnement.

Par ailleurs, les pro-occidentaux étaient prêts à soutenir la décolonisation culturelle de l’Ukraine, tandis que les pro-russes avec Ianoukovitch et son « Parti des régions » étaient d’actifs partisans de la russification dans tous les domaines (de l’inscription de la vision russe de l’Histoire dans les manuels scolaires à l’adoption des normes russes en linguistique). Si Ianoukovitch n’avait pas été renversé, l’Ukraine d’aujourd’hui serait aussi russifiée que le Belarus actuel.

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L’orientation pro-occidentale s’accompagnait de l’aspiration à la décolonisation et du souhait de l’instauration progressive de la démocratie (malgré le maintien encore actif de l’oligarchie). La division sur la question de la décolonisation a été l’un des principaux éléments qui a composé le paysage politique de l’Ukraine indépendante. C’est d’ailleurs la cause de l’échec de la gauche; les troubles sociaux et économiques, particulièrement aigus dans la première décennie de l’indépendance, auraient pu créer les conditions idéales pour la naissance d’un mouvement de gauche fort et influent. Mais le Parti communiste et le Parti socialiste progressiste se sont très vite réorientés vers le soutien à la propagande du nationalisme impérial russe, mêlé à la nostalgie de l’Union soviétique.

Dans les années 2000, la gauche ukrainienne déjà négligeait les intérêts de la classe ouvrière pour concentrer son combat sur la lutte contre « l’ukrainisation forcée »; elle promettait la « réunification de la Rus’ trinitaire » (c’est-à-dire l’Ukraine, la Russie et le Bélarus), et défendait l’Orthodoxie « canonique » (à savoir affiliée à Moscou). Pendant la Révolution Orange le Parti socialiste d’Ukraine, contrairement au Parti communiste a soutenu l’opposant Viktor Iouchtchenko, mais il avait déjà perdu ses références au socialisme doctrinal et la gauche s’est retirée de l’arène politique.

« Majorité irritée »

À partir de 2014, de nombreux débats ont pris fin dans la société. La faillite politique du camp pro-russe et l’agression russe contre l’Ukraine ont contribué à ce qu’un consensus majoritaire ferme et résolu sur les questions clés se soit finalement développé en Ukraine : « La décolonisation – oui ! L’intégration euro-atlantique – oui ! La démocratie – oui !»

Cependant, en 2019, le pays connaissait un bouleversement inattendu : lors de l’élection présidentielle, le démocrate pro-occidental Petro Porochenko était battu par un nouveau venu:Volodymyr Zelensky – une personnalité venue de la société civile, acteur de profession, à l’idéologie encore incertaine, et dont les idées politiques n’étaient pas très claires, mais qui, à l’instar de la population, était révolté par la corruption au sein des élites et des gouvernants. Son parti, « Serviteur du peuple », (qui avait pris le nom d’une série télévisée à succès dont il était le héros) s’était créé quelques mois seulement avant les élections législatives; il paraissait tout aussi incertain et confus. Quel a été le secret de son éclatant succès en 2019 ?

Le fait est que les questions autour desquelles s’était déroulée la lutte politique entre 1991 et 2014 concernaient les principes fondamentaux de la construction de la nation et de l’État. Mais lorsque le consensus s’est fait sur ces questions, d’autres problèmes sont apparus, dévoilant la lenteur des réformes du quotidien et leur timidité. Les experts, à l’époque, ont souligné l’état insatisfaisant de l’Administration et de la Justice, et en premier lieu, le manque de volonté concernant la lutte contre la corruption. L’appel aux pays occidentaux et les demandes de la société civile ne pouvaient être, seuls, les moteurs du changement. Les oligarques, la bureaucratie, et les agents chargés de l’application de la loi (procureurs, tribunaux, police) ont montré leur inefficacité et plus encore, ils ont révélé leur pouvoir d’entrave. Le Président (à l’époque Petro Porochenko) et les parlementaires ont, eux aussi, été considérés comme des freins plutôt que comme des acteurs de la transformation du pays.

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Ce mécontentement a donné naissance à un mouvement qu’on a surnommé la « majorité irritée » . Il souhaitait une sorte de remise à zéro et le renouvellement de la classe politique dans son ensemble. Volodymyr Zelensky et son parti sont arrivés à point nommé pour être les porte-parole de la protestation. Peu importait alors que son programme soit plus populiste ou plus naïf que celui de ses concurrents – son avantage et celui du parti « Serviteur du peuple » était leur nouveauté. Ils n’avaient aucun lien avec l’ancienne classe politique qui avait empêché pendant des décennies les réformes, ou les avait mises en œuvre trop lentement. En 2019, c’est ainsi que fut renouvelée la classe politique en Ukraine.

Dans les années qui suivirent, les obstacles au progrès et aux réformes nécessaires ont connu bien d’autres déboires. Leurs péripéties demanderaient un récit autrement plus aiguisé. L’invasion et la guerre ont donné un autre cours à l’Histoire de l’Ukraine, les questions qui en surgiront connaîtront peut-être alors une meilleure issue.