Roman Malko Correspondant spécialisé dans la politique ukrainienne

Comment les partis politiques ukrainiens fonctionnent-ils en temps de guerre ?

Politique
6 juin 2023, 18:59

A l’aube du 24 février 2022, le système politique ukrainien a été littéralement remis à zéro. Les groupes politiques qui avaient brouillé les cartes dans le pays pendant des années, voire des décennies, considérés comme des acteurs puissants et influents, manipulant les esprits et les cœurs de millions de personnes, se sont soudainement dissous dans une canonnade d’explosions. Et s’ils n’ont pas formellement cessé d’exister, ils ont du moins disparu de l’horizon pour longtemps. Ce qui impressionnait autrefois, a été réduit à un squelette et à des ombres.

Bien sûr, la transformation du champ politique du pays en temps de guerre prend son temps. Après l’introduction de la loi martiale, de nombreuses pratiques démocratiques et les procédures sont limitées, le pouvoir populaire se réduit et l’activité des forces politiques aussi. Mais, même dans ces circonstances, le système de gouvernance du pays n’a presque pas été perturbé, les principales branches du gouvernement avec la répartition habituelle des pouvoirs ont continué à fonctionner.
Cependant, le rôle du Parlement à ce stade a diminué de façon catastrophique, franchissant le stade d’un minimum historique. Le corps législatif a en effet perdu tous les leviers d’influence qu’il possédait encore et s’est transformé en une sorte de centre de transformation des initiatives du Cabinet du Président.

Un tel changement d’orientation n’était pas une surprise ou une violation des règles. Premièrement, après l’apparition de la mono-majorité présidentielle au Parlement en 2019, ce format de travail est devenu habituel pour nos élus. Déjà, l’opinion de l’opposition n’intéressait plus l’équipe gagnante, et les membres du parti de Zelensky trouvaient facilement comment régler chaque problème, sans faire appel aux autres forces politiques. Deuxièmement, selon la Constitution, en cas d’agression armée contre l’Ukraine, c’est le président, en tant que commandant en chef suprême, qui devient une figure clé du système de défense. Il dirige le Conseil national de sécurité et de défense et prend toutes les décisions importantes. Autrement dit, il prend en charge tous les leviers d’influence possibles sur la situation et obtient un pouvoir sans précédent. Par exemple, c’est le président qui nomme les chefs des administrations militaires dont le réseau s’étend à tout le pays.

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Tout ceci n’est pas lié directement aux activités des partis politiques, sauf pour le « Serviteur du Peuple » présidentiel. Au début de la guerre, la vie des partis s’est arrêtée pour des raisons tout à fait différentes. La loi n’interdit à personne de faire de la politique, elle limite seulement la possibilité d’organiser des rassemblements publics de masse. Cependant, lorsque les armes fusent, le pays n’a pas le loisir de faire de la politique ; lorsque les gens armés se mettent en avant, les politiciens rentrent automatiquement dans l’ombre. Heureusement, les politiciens ukrainiens l’ont compris et ont conclu un accord de règlement tacite.

C’est sans doute la première fois qu’ils se sont comportés avec dignité, comme de vrais hommes d’État, sacrifiant leurs intérêts de groupe et leurs ambitions pour le bien de la Nation. Soit par peur, soit peut-être en ressentant le poids du moment historique. En tout cas, dans la cuisine politique, les rivalités, la concurrence et les critiques à l’égard des actions du gouvernement, toutes les clarifications des relations se sont arrêtées en un instant, elles sont reportées à « l’après victoire ». Le clivage politique passe entre les « nôtres » et les collaborationnistes pro-russes, qui sont devenus hors-la-loi.

Cette évolution des événements a peut-être assuré la stabilité du mécanisme étatique au moment le plus critique de l’histoire. Les Ukrainiens savent parfaitement que cela aurait pu être complètement différent. Pas seulement parce qu’un siècle auparavant, le jeune État ukrainien tombait aux pieds des Bolcheviks russes, précisément à cause des ambitions de politiciens qui ne s’entendaient pas. Au cours des trois dernières décennies, les incidents peu glorieux n’ont pas manqué. Mais heureusement, des miracles se produisent et les leçons historiques peuvent être, par exception, apprises.

Les députés du parti présidentiel déclarent avoir gelé la vie du parti jusqu’à la victoire ukrainienne, car tout le reste n’est pas très pertinent dans le contexte de la guerre. Ils affirment que leurs collègues des autres partis politiques ont fait de même. Cependant, la réalité est quelque peu différente. La plupart des partis politiques n’ont pas réussi à s’adapter aux nouvelles circonstances, à trouver leur place dans la vie de la société en guerre et à se montrer comme des organismes viables. S’étant engagées sur la voie d’une réconciliation forcée « au nom de la future victoire », c’est-à-dire en proposant un modèle de comportement inhabituel pour elles – le refus de la compétition et de la concurrence – les forces politiques se sont mises dans une position inconfortable. Aujourd’hui elles ne peuvent pas fonctionner selon leur mode habituel, pour ne pas nuire à la réputation, mais ne connaissent aucune autre manière de mener des activités, à part la lutte contre les adversaires politiques ou la critique du gouvernement. Et ce n’est pas une blague.

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Le problème est que les politiciens ukrainiens ne sont pas habitués à travailler dans un format constructif, comme c’est la coutume dans de nombreux pays européens. La raison réside dans la nature même du système politique intérieur, formé après l’effondrement de l’URSS. À cette époque, l’idée de politique, d’activité de parti et de culture politique était assez spécifique. Elle était surtout inspirée par le modèle du parti communiste, avec son rôle dominant. En conséquence, la plupart des partis qui sont apparus en Ukraine dans les années 90 ont représenté une caricature du PC bolchevique et sur le fond ont été surtout des projets d’affaires, conçus pour servir les intérêts de certains groupes de personnes ou d’oligarques individuels.

L’un des exemples les plus frappants est le parti de Ioulia Tymochenko, qui (dans diverses modifications sous différents noms) a surnagé pendant plusieurs décennies grâce au charisme de sa dirigeante et à sa flexibilité politique, pour ainsi dire. A part le populisme, cette force politique n’a jamais eu aucune idéologie claire. Cependant, sa direction a réussi à envelopper ses propositions dans des emballages si attrayants que le parti pouvait toujours se vanter de nombreux partisans et sponsors, prêts à renflouer les caisses du parti pour une place sur la liste électorale. Sa cote de popularité n’est presque jamais tombée en dessous de 10 %, ce qui est une réussite importante pour l’Ukraine.

C’est pourquoi, malheureusement, les partis au sens européen classique, tels que définis par la science politique et la pratique démocratique, n’ont pratiquement jamais existé en Ukraine. Il n’y avait que quelques exceptions et elles n’étaient pas influentes. Ces forces politiques n’attiraient pas de sponsors et, par conséquent, n’avaient pas la possibilité de développer et de faire connaître leurs idées aux populations. Les projets pseudo-idéologiques, tels que les communistes ou divers socialistes, ont eu plus de succès, spéculant sur la nostalgie d’une partie de la population à l’égard du passé soviétique, gérant un commerce politique plutôt lucratif et, en fait, se livrant à la prostitution politique, votant dans l’intérêt des groupes politiques qui payaient le plus. En fait, la politique ukrainienne d’avant-guerre était une entreprise mercenaire typique, dont la célèbre corruption ukrainienne tire ses racines.

Cet état de fait ne convenait naturellement pas à la société, mais il n’était pas facile de сhanger quelque chose, malgré de nombreuses tentatives. Ni par des élections, ni par des révolutions, ni par la création de partis honnêtes. L’élection de l’humoriste Volodymyr Zelensky à la présidence en 2019 n’était rien d’autre qu’une de ces tentatives. Les électeurs ont été poussés à cette démarche essentiellement irresponsable par les élites politiques elles-mêmes, qui n’avaient aucune intention de devenir plus honnêtes. Les Ukrainiens ont alors simplement voté pour « l’autre », même si cet « autre » était un chat acheté dans un sac. Cela n’a pas marché non plus, la force politique présidentielle s’est révélée ne pas être meilleure que celle des prédécesseurs, mais au moins quelques antiquités politiques ont été supprimées.

La guerre a tout changé. Les premières frappes de missiles russes ont effectivement remis de l’ordre dans le cerveau de nombreuses personnes. Face à la mort, cela arrive souvent. La guerre a littéralement offert à de nombreux politiciens ukrainiens non identifiés le choix uivant : soit lier leur vie à l’Ukraine, soit opter pour le collaborationnisme et « suivre le navire de guerre russe ». Nombre de ceux qui, auparavant, pouvaient difficilement être taxés de patriotisme ou qui, autrefois, travaillaient ouvertement pour la Russie, se sont littéralement transformés en ultranationalistes, choqués par l’ampleur de l’agression et de sa brutalité. Et ceux qui ne voulaient pas se décider parce qu’ils ne croyaient pas à la victoire des armes ukrainiennes ont été contraints de fuir à Monaco, Nice, Vienne ou Dubaï.

Un point clé à noter est qu’au début de la guerre, l’Ukraine s’est débarrassée au niveau législatif de la plupart des partis pro-russes financés par le Kremlin ou oligarques pro-russes, dont l’odieuse faction parlementaire « Plate-forme d’opposition – Pour la vie », dont l’un des dirigeants était proche de Vladimir Poutine à savoir Viktor Medvedtchouk. Certains des députés de cette faction demeurent toujours au Parlement, créant un nouveau groupe « Plate-forme pour la vie et la paix » en évitant toute rhétorique pro-russe, tandis que d’autres ont tout simplement quitté l’Ukraine. Certaines de ces personnalités ont déjà fait l’objet de poursuites pénales pour avoir aidé les occupants, d’autres feront inévitablement l’objet d’une telle procédure à l’avenir, et certaines tentent même de s’attirer l’indulgence des autorités en créant des fondations caritatives et en faisant du bénévolat de manière démonstrative. Il serait naïf d’espérer que ces personnes aient renoncé à leurs opinions et ne souhaiteraient pas revenir dans la politique ukrainienne sous une marque neutre à l’avenir. C’est pourquoi ont-elles besoin de blanchir leur réputation. Une autre question est de savoir si les Ukrainiens voudront les revoir sur l’avant-scène politique.

D’ailleurs, le bénévolat est une activité très populaire parmi les politiciens ukrainiens aujourd’hui. Tout d’abord, cette activité est opportune (voire opportuniste – ndlr). Les bénévoles et leur travail sont très respectés par la société. Sans eux, l’armée ukrainienne ne se sentirait pas aussi soutenue et confiante. Deuxièmement, c’est le moyen le plus simple et le moins coûteux d’augmenter sa cote de popularité et de se promouvoir. En l’absence d’occasion de mener une campagne politique à part entière, c’est exactement ce qu’il faut pour rester à flot. Toutefois, il convient de noter que de nombreuses personnalités issues de différents partis, de sections locales de partis ou de fondations créées sur leur base, s’impliquent réellement et systématiquement dans l’aide aux forces armées, aux blessés ou aux réfugiés. Mais les brebis galeuses ne manquent jamais.

Il est évident que la vie politique du pays, aujourd’hui mise en veille, s’animera à nouveau après la victoire contre la Russie. Tôt ou tard, des élections auront lieu : présidentielles, parlementaires, locales, et tous ceux qui ont déjà participé au jeu voudront y revenir. Disons, presque tous. Aujourd’hui, on voit déjà ceux qui songent à faire penser à eux, pour qu’un électeur n’oublie pas pour qui il doit voter, lorsque tout sera terminé. Mais cette activité est publiquement limitée au niveau personnel. Et là, chacun veille à ne pas franchir les lignes rouges que la société n’acceptera pas.

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Les hommes politiques sont bien conscients que les citoyens d’aujourd’hui n’ont pas besoin que leurs chamailleries et leurs querelles soient diffusées sur les ondes. Mais il serait malhonnête de dire que ces phénomènes n’existent pas du tout. Pour critiquer les opposants, faire des relations publiques en douce et divulguer des informations douteuses, il existe des médias anonymes incontrôlés, tels que Telegram, où l’on peut écrire n’importe quoi et où les informations douteuses se propagent rapidement. Tant le gouvernement que les partis d’opposition profitent pleinement de ces possibilités, préparant ainsi le terrain pour les élections de l’après-guerre. Cela souligne une fois de plus l’essence des politiciens ukrainiens de l’ère post-soviétique, qui ne veulent pas changer, même face à la menace de destruction.

Est-ce que cela les aidera à rester à flot et à obtenir ce qu’ils veulent à l’avenir, nul ne le sait. En février 2022, le système politique du pays a été véritablement remis à zéro et après la guerre, le paysage sera complètement différent. Aucun des principaux partis nationaux actuellement existants ne pourra survivre à la loi martiale dans le format et la forme dans lesquels il y est entré. Et surtout, le parti au pouvoir. Mais si les forces politiques traditionnelles ont un avenir incertain, du fait qu’elles ont perdu leur utilité et que leur temps est révolu, alors le projet du parti « Serviteur du peuple » de Volodymyr Zelensky, qu’il a porté au Parlement en 2019, est devenu une véritable déception. L’équipe présidentielle comptait trop de parvenus, de lâches, de fonctionnaires corrompus ou tout simplement d’incompétents. Avant le début de l’invasion russe à grande échelle en février 2022, ce méli-mélo de personnages inconnus tenait encore debout, mais avec la guerre en toile de fond, il s’est rapidement dégradé et a commencé à s’effriter. Aujourd’hui encore, il est difficile de savoir si ce parti a des perspectives d’avenir.

Il est clair que le président aimerait certainement que son bébé soit en quelque sorte transformé et préservé. Après tout, il envisage peut-être d’obtenir un second mandat et aura besoin de soutien. Cependant, son parti n’est guère une force politique à laquelle il vaut la peine de s’accrocher. Et pour Zelensky lui-même, qui sait s’il devrait tenter à nouveau sa chance après avoir remporté la course présidentielle ? Tout d’abord, parce qu’après la fin de l’accord de paix tacite entre les Ukrainiens et les communautés politiques en particulier, il pourrait être confronté à de nombreuses questions gênantes auxquelles il ne voudra probablement pas répondre.

En tout cas, l’Ukraine d’avant la guerre et l’Ukraine d’après la victoire, ce sont deux pays complètement différents. Cela se ressent déjà. Et le second s’efforcera certainement d’obtenir un renouvellement complet du système : nouveaux politiciens, nouvelles forces politiques. Cette nouvelle Ukraine ne veut clairement pas regarder en arrière, car il n’y a rien d’attirant pour elle là-bas. Bien sûr, les anciennes élites feront tout ce qu’elles peuvent pour rester dans le jeu, et certaines équipes individuelles après le changement de marque peuvent également entrer dans le courant dominant, mais en général, c’est une bouteille de vin qui a déjà été bue.

Actuellement, il est difficile de prédire quelles tendances politiques prévaudront après la victoire, quelles forces politiques apparaîtront et comment elles se formeront. Tout dépendra de la nature de la victoire et du moment où elle interviendra. La seule chose que l’on puisse dire avec certitude c’est que la nouvelle partition dans tous ces processus d’après-guerre sera jouée par des personnes qui auront défendu et protégé le pays, à savoir des vétérans de cette guerre. L’espoir des politiciens d’aujourd’hui selon lequel, lorsqu’ils rentreront chez eux, les soldats fatigués, brisés et blessés ne voudront pas de lutte politique et pourront être utilisés comme à l’accoutumée, est tout à fait primaire. C’est exactement le contraire. N’ayant pas donné le pays à un ennemi extérieur, et l’ayant payé un prix incroyable, ils ne voudront certainement pas le donner à un ennemi intérieur, qu’ils ne haïssent pas moins.

Auteur:
Roman Malko