Roman Nazarenko: « Il est important de réaliser que les Tatars de Crimée et l’Ukraine sont des questions indivisibles »

Société
31 mars 2023, 09:06

The Ukrainian Week s’est entretenu avec Roman Nazarenko, orientaliste et enseignant à l’Université Catholique de Lviv et à la Business School de l’Académie Mogyla à Kyiv, au sujet du soutien aux kyrymly (Tatars de Crimée) et de la politique ukrainienne envers la Crimée.

— Vous êtes né et avez vécu en Crimée. Comment s’est déroulée l’année 2014 ? Y a-t-il eu des transformations internes ?

— La dernière fois que j’ai visité la Crimée, c’était avant l’occupation temporaire. Pendant mes études à l’Université catholique ukrainienne, je rendais toujours visite à mes parents qui vivaient à Simferopol, jusqu’à ce que je parte étudier aux Pays-Bas à l’automne 2013. Pour les Criméens, en particulier ceux de ma génération, 2014 n’était pas quelque chose d’inattendu. Personne ne savait comment cela se passerait, quand et dans quelles circonstances, mais tout le monde s’attendait au conflit sur presqu’île. Les habitants de la péninsule ont entendu les récits pro-russes, les appels au séparatisme, incités par certains partis politiques et groupes influents avec l’aide de la politique de propagande. Et cela a eu un grand impact sur les gens, en particulier dans le contexte d’une présence faible de l’état ukrainien.

— Qu’est-ce qui indiquait l’approche du conflit, à part la langue russe dans la communication ?

– C’est difficile à expliquer en une phrase. Regardez, il n’y avait qu’un seul gymnase ukrainien en Crimée, qui a été ouvert, si je ne me trompe pas, à l’époque du président Leonid Koutchma. Par exemple, dans mon école, la langue et la littérature russes étaient enseignées deux fois par semaine et l’ukrainien une seule fois. Une situation similaire était avec les manuels d’histoire. Ma sœur vivait dans la région de Lviv, mais elle avait des manuels complètement différents sur le même sujet. Et, comme vous le comprenez, avec des récits radicalement différents. Une question intéressante émerge ici : pourquoi vivons-nous dans le même pays, mais nos manuels d’histoire sont différents ?
Il faut comprendre que partout la langue de communication était le russe. Oui, vous pouviez entendre l’ukrainien et le tatar, mais beaucoup moins. Je me souviens qu’il y avait des années où l’hymne national de l’Ukraine, l’hymne national de la Crimée et l’hymne national du peuple tatar de Crimée étaient joués lors des célébrations officielles marquant le début de l’année scolaire. Cependant, sans illusions, la Crimée était une région russophone typique.

Un autre bon exemple est le sport. J’aime le football depuis l’enfance, et les matchs de football impliquant le « Dynamo » (Kyiv) en Ligue des champions à la TV locale étaient beaucoup plus difficiles à trouver que les matches du même « Spartak » de Moscou. En 2013, on a beaucoup parlé du soi-disant championnat unifié entre l’Ukraine et la Russie. Tout cela concernait la politique, pas le sport en tant que tel. C’était encore plus vrai dans le domaine de la musique, du cinéma et de ce qu’on appelle la culture populaire.

—Les gens attendent le retour des territoires occupés, on parle beaucoup dans les médias aujourd’hui de ce qu’il faut faire. Je veux poser une autre question : que ne devrions-nous pas faire ?

— Ce que « les gens attendent » est un moment très intéressant. Jusqu’au 24 février, le slogan principal, me semble-t-il, était « la Crimée est à nous ». Cependant, il y avait une impression que les gens commençaient à « s’habituer » à la perte de la Crimée. Cependant, après les attaques contre la base aérienne de Novofedorivka, beaucoup de gens semblaient croire à nouveau au retour de la Crimée et se rendaient compte : oui, la péninsule est occupée, mais c’est temporaire. Il me semble que durant ces huit années, la Crimée ne s’est pas rapprochée, mais, au contraire, s’est éloignée. Tout cela crée un large éventail de problèmes qui seront extrêmement difficiles à résoudre.

Imaginez un enfant de huit ans qui va à l’école, parle russe, tient dans sa main un drapeau russe, mais un jour il devra le changer contre drapeau bleu et jaune. Et cet enfant demande à juste titre : « Pourquoi devons-nous parler ukrainien ? ». Par conséquent, nous devons pensez non seulement à la solution militaire, mais aussi aux différents points de vue. Quel sens pouvons-nous donner à cette région lorsque la péninsule sera libérée ?

La propagande russe décrit l’occupation temporaire comme le retour de la presqu’île à la maison. Du point de vue des occupants, la Crimée est « une région slave habitée également par une petite minorité de Tatars ». Malheureusement, on peut attendre ce discours aussi en Ukraine. Parler ainsi, c’est augmenter le risque de perdre la composante ukrainienne dans la société criméenne en raison de « querelles intra-slaves ». Un tel récit est bénéfique pour les Russes, parce qu’ils se positionnent comme un peuple slave, mais surtout parce que ce type de raisonnements permet d’affirmer que les Tatars de Crimée sont une petite minorité, qui ne décidera de rien et n’affectera rien. Nous devons donc cesser de reprendre leur propagande et la faire circuler.

— Nous avons abordé le sujet des enfants, alors je me suis souvenu de l’interview de réalisateur ukrainien Nariman Aliyev qui a exprimé une opinion intéressante : sans la présence stable de la langue ukrainienne, personne ne s’occupera d’une petite langue d’un petit peuple des Tatars en Crimée. Êtes-vous d’accord ?

— Le danger est de dissoudre l’ukrainien dans le contexte slave, et de dire que la Crimée est une histoire exclusivement tatare. Nous n’avons pas besoin de nous opposer, il faut juste expliquer que la Crimée est une région où cohabitent paisiblement différentes religions, d’ethnies et cultures. L’annexion y emmène un favoritisme national et culturel typiquement russe. Cependant, je suis convaincu qu’après le retour en Ukraine, la politique de notre État contribuera à préserver et à restaurer tout ce qui a été perdu au fil des années. Il est important de comprendre que les Tatars de Crimée et l’Ukraine sont des questions indivisibles. C’est probablement ce dont parle Nariman : nous devons réaliser que la Crimée c’est l’Ukraine, apprendre son histoire et sa culture.

— Il existe des craintes que les Tatars de Crimée ne voient l’Ukraine que comme un moindre mal. Quelle est cette probabilité ?

— Oui, quand nous parlons du retour de la Crimée, pour une raison quelconque, nous ne pensons qu’à ceux qui le souhaitent. Et qu’allons-nous faire de ceux qui attendaient ce « monde russe » ? Après tout, il y avait des gens qui, depuis la déclaration d’indépendance de l’Ukraine, attendaient de le rejoindre. J’ai de nombreuses connaissances, des camarades de classe qui ont instantanément changé les plaques d’immatriculation des voitures, accroché des tricolores russes et perçu le pseudo-référendum comme une fête. Pouvez-vous imaginer que pendant huit ans, ils ont vécu comme ils le voulaient, et puis tout change pour eux ? Ce sera une politique très difficile, vous ne pouvez pas simplement faire venir des personnes parlant l’ukrainien et dire : maintenant, nous parlons tous l’ukrainien. Nous ne devons pas agir avec les méthodes de l’occupant, comme la Russie en 2014. Il est logique de donner d’abord à tous les soi-disant Moscovites la possibilité de partir, mais poursuivre simultanément ceux qui collaboraient avec l’occupant. Et pratiquer la vraie politique de l’État avec ceux qui veulent rester et vivre en Crimée.

— Pourquoi est-il important pour l’Ukraine de soutenir les habitants de la péninsule ?

– Tout d’abord, ce sont les mêmes Ukrainiens que nous. Une chose importante que je voudrais souligner : nous tombons inconsciemment dans le piège de la propagande. Inconsciemment, nous associons la Crimée uniquement au peuple Tatar. Cependant, il y avait et il reste de nombreux Ukrainiens de souche qui n’ont pas quitté le territoire de la péninsule pour une raison ou pour une autre. Il y a des milliers de personnes qui n’ont nulle part où aller. Mes parents, mes proches, mes amis et mes connaissances ne sont pas partis immédiatement en 2014. Il convient donc de montrer que nous sommes prêts à soutenir les personnes qui ont subi l’occupation pendant toutes ces années, afin qu’elles comprennent qu’elles sont les bienvenues en Ukraine.

Nous devons réaliser que nous vivons actuellement dans un pays qui se transforme. Et ces changements doivent être clairement définis pour qu’après être revenus en Crimée, la question ne se pose pas : quelle est la prochaine étape ? Si nous n’avons pas une position claire et si nous ne l’affichons pas, tout cela ne fonctionnera pas. Que va-t-on leur proposer ? Je peux certainement dire qu’il existe des structures en Ukraine qui travaillent sur cette question. Il s’agit de la plate-forme de Crimée, de la représentation du président en Crimée et de nombreuses autres institutions.

— On entend souvent les termes « dé-russification« , « décommunisation« , je préfère la « dé-sovétisation« . Est-il approprié de les utiliser ?

— Je crois personnellement qu’il faut se concentrer sur la création, pas sur la destruction. Je préfère le terme « ukrainisation » car il invite à honorer le passé, à réfléchir sur le présent et à créer quelque chose de nouveau, plutôt que de se débarrasser de quelque chose. Nous devons nous-mêmes comprendre qui sont les Ukrainiens. Et ensuite, expliquer aux autres qui nous sommes.

— Les produits culturels russes sont remplis de propagande, et cela fonctionne, même si c’est primitif. Comment pouvons-nous rivaliser avec eux ?

— Les dessins animés et les films me viennent en premier à l’esprit. La littérature aussi, pour travailler non seulement avec la génération d’enfants qui ont grandi après l’annexion, mais aussi avec leurs parents. C’est une idée forte que de créer des bandes dessinées et des dessins animés, des films, des produits multimédias, à l’aide desquels nous pouvons communiquer entre nous et nous soutenir mutuellement.

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Roman Nazarenko est né et a vécu en Crimée jusqu’à l’âge de 16 ans. Après l’école, il a étudié à la Faculté de philosophie et de théologie de l’Université Catholique de Lviv et en même temps, l’édition et la rédaction à l’Institut des technologies de l’information et de l’impression de Crimée, à Simferopol. Actuellement, Roman est doctorant à l’université de Tilburg (Pays-Bas), où il termine sa thèse sur l’islam et le christianisme.